« L’homme n’est jamais aussi semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » déclarait Le Bernin quand, sculptant le buste de Louis XIV, loin de figer son modèle, il laissait le monarque libre de ses gestes, le laissant tourner autour de lui, évoluer à sa guise comme l’homme même de l’âge baroque. Car le véritable modèle de cet homme du Siècle d’or, c’est avant tout Don Juan, l’homme de l’identité protéiforme, des incarnations successives, paradigme résolu des amours variées et incessamment variables. Mais sans doute cette formule du Bernin bientôt devenue devise d’un XVIIe siècle épris d’apparences trompeuses et d’identités fuyantes est-elle elle-même prise à revers et à son propre piège baroque dans le magistral Don Juan de Serge Bozon qui vient de sortir sur les écrans et qui, à ne s’y pas tromper, s’impose, après les remarquables Tip Top et Madame Hyde, comme son meilleur film.
Car, du Don Juan, le séducteur, l’homme qui court de conquête en conquête ne reste-t-il ici avec Serge Bozon que son fantôme, son spectre désabusé, son inconstance noire, résignée et comme morte à elle-même. Sur un scénario co-écrit avec Axelle Ropert, Don Juan se fonde, baroque oblige, sur une esthétique de la surprise : l’homme n’est ici plus le coureur de jupon que l’on connaît. Interprété magistralement par Tahar Rahim, l’homme est sobre, tout de noir vêtu, hiératique. Il est à la mairie. Il attend de se marier. Mais Julie la mariée (magistralement jouée par Virginie Efira) ne vient pas. Elle fait défaut. Elle l’abandonne. Lumineux, l’argument est, d’emblée, donné : ce serait une manière de séducteur de l’ère #MeToo, un séducteur qui s’interroge sur la séduction, qui en aurait fini avec ses stratégies. Cependant, au-delà de ce Don Juan post #MeToo évidemment à l’œuvre dans le film, Bozon paraît ici aussi donner d’emblée un Don Juan à considérer comme l’antithèse du Don Juan que Tirso de Molina, Molière puis Mozart ont pu populariser. Don Juan infidèle ? Oui mais cette fois non pas aux femmes mais uniquement à sa réputation sinon à son propre mythe : infidèle à lui-même.
Dès lors, le film s’ouvre sur une errance de Don Juan, désemparé devant la privation de son propre ressort dramatique, lui qui a la réputation d’aller de rôle en rôle, d’aller d’incarnations successives en incarnations successives selon les femmes qu’il entend séduire. Le Don Juan de Bozon devient irréversiblement immobile. Il n’a plus de rôle. Il est statique. Il s’est comme absenté à lui-même. Il s’enfonce comme en lui-même au lieu de jouer à être l’homme de l’extérieur flamboyant. Il erre, comme mort, dans une manière de purgatoire où, livide, fatigué et blafard, il ne cesse de croiser des femmes qui, comme en miroir de sa douleur, sont autant d’incarnations de celle qui l’a fui. Julie n’est plus là mais elle est cette femme aux cheveux bouclés qui guide des cadres supérieurs d’industrie pharmaceutiques. La minute suivante, Julie n’est toujours plus là mais elle est cette jeune femme au bar. Puis cette jeune femme un peu Corynne Charby au bar, cette enseignante aussi bien… Julie n’est jamais aussi semblable à elle-même que lorsqu’elle est en mouvement. Julie est partout parce que, précisément, elle est nulle part… Pris à son propre piège, le donjuanisme métamorphose, comme le baroque s’y plaît toujours, le séducteur éconduit en une manière de mort vivant qui n’est pas sans évoquer « le calme héros » du Dom Juan aux enfers de Baudelaire quand après la mort, il erre sur la barque de Charon. Lui, l’acteur même des séductions virevoltantes, devient ainsi l’irrémédiable spectateur statique d’une vie qu’il ne peut plus rejoindre.

Car c’est précisément la vie elle-même que le Don Juan de Bozon veut rejoindre. C’est de cette vie, de ce vivant dont il est comme séparé et avec lequel il entend renouer. Mais ce vivant, pour l’instant, dans les bars d’hôtels, aux terrasses de cafés ou en discutant avec son ami Naël (Damien Chapelle, toujours aussi magnétique), il ne peut l’apercevoir. C’est alors que, coupé de ce monde des apparences rutilantes et flamboyantes, qui fait des conquêtes amoureuses son récit épique auquel tout Don Juan s’identifie, le film devient de manière inattendue un vibrant film chanté. Fantôme de comédie musicale mais sans chorégraphie, fantôme d’opéra mais sans soprano, fantôme de musique aux accords pop mais avec un orchestre philharmonique, Don Juan devient un film musical introspectif, où, prenant à revers les musicals qui extériorisent les personnages, les différentes chansons sondent au contraire l’intériorité de l’homme. Don Juan entre alors au plus profond de lui-même pour devenir une sorte d’interprète de soi, une manière de vérité nue du chant qui rend chaque chanson bouleversante : chez Bozon, qui avait déjà exploré le chant dans La France, la chanson est littéralement et paradoxalement un moyen pour l’acteur de ne pas être acteur, de ne pas jouer, d’être dans la vérité d’un instant que le jeu d’acteur ne permet pas : Don Juan n’interprète pas mais s’interprète. La chanson y est comme un hors champ au cœur de l’écran. Comme si, introspectif, la chanson donnait à entendre ce que la caméra ne voit pas. Comme si le Don Juan de Bozon était finalement une manière de Saint Augustin ou de Montaigne qui, sur des paroles de Jacques Duvall, chante sa douleur au petit matin dans une discothèque désaffectée, toute lumière éteinte.
Cependant, Laurent doit se ressaisir. Il ne peut demeurer cet homme trou noir traversé de sa propre douleur car il doit jouer, retourner se mettre en abyme mais sans plus y croire. Laurent est acteur et, ironie tragique de cette vie dont il est désormais comme coupé, il doit interpréter le Dom Juan de Molière : en effet, au théâtre de Grandville, en Normandie, la première de la pièce approche. La mise en abyme qui pouvait être joueuse et ironique, qui aurait pu être son triomphe, devient en vérité ici son tombeau. Mais soudain, l’improbable sinon le surnaturel même se produit : Julie qui l’avait abandonné revient. Elle sera, de manière troublante, l’actrice qui lui donnera la réplique, l’Elvire que le Dom Juan de Molière abandonne sans ménagement et qui lui vaudra notamment les foudres de la statue du Commandeur. Le Don Juan de Bozon devient alors, de manière surprenante et flamboyante, un autre film : il redémarre, il reprend, il repart dans le film d’amour qui veut retrouver l’amour.
On ne racontera pas ici tout ce qui s’y déroule, tout ce qui se trame dans ces retrouvailles pour le moins inattendues mais peut-être deux traits saillants se dégagent qui pourraient achever de dessiner ce Don Juan si baroque de Bozon, comme s’il était le couronnement d’un baroque dont Don Juan est toujours le maître et jamais le roué.
Premier trait : s’il paraît répondre de jeux de miroirs et de réflexions où la figure baroque du monde renversé structure le film, le Don Juan de Bozon exhibe pourtant, à chaque instant, un film hautement sensible et charnel. Il est même là le cœur de son baroque sinon sa réussite parfaite dans l’exacte jonction, indécidable et formidable, entre une idée et son incarnation. De l’argument du Don Juan abandonné, Bozon tire un film qui ne joue pas. Un film qui, en quête de vie, de puissance de vie, finit par répondre, au retour de Julie, d’une vita nova où, quittant tout rôle, le personnage se retrouve à incarner ce qu’il aurait dû jouer. Ce rapport du vivant à la vérité, ne s’éprouve pas dans la mort comme chez Molière mais dans le vivant lui-même, le retour à la vie. Laurent aurait dû s’en douter quand le fond de la scène s’est ouvert sur la digue en bord de mer où se trouve le théâtre. Le théâtre conduit à la vie – le cinéma aussi. Il n’y a plus d’artifice. On n’est plus ici dans le Dom Juan joué par Trintignant que Robbe-Grillet avait filmé dans L’Homme qui ment. Le Don Juan de Bozon ne ment pas. Il est comme James Stewart dans Vertigo : l’amour peut recommencer, il tremble de croire en sa seconde chance.
Deuxième trait : cette quête du vivant, qui trame la renaissance d’un amour fou pour Julie, propose ce qu’on n’a jamais vu encore au cinéma. Don Juan offre une manière d’invisible au cinéma, renversant encore les perspectives non pour jouer encore et encore mais pour trouver une manière de vérité du sensible. Car Bozon filme ce qu’on ne voit pas : quand l’amour, en un regard, ne se déclenche pas mais s’achève. Quand Julie arrive en retard à la mairie, elle court, elle est en robe de mariée, elle va pour entrer dans le bâtiment mais elle voit Laurent à la fenêtre. Elle le voit mais, lui, ne la voit pas. Le regard qui devrait la regarder regarde ailleurs. Il fixe une jeune femme dans la rue. Il la regarde comme il regarde Julie. Don Juan n’est finalement pas parti bien loin. Comme tous les fantômes, il revient pour venir briser le couple de Laurent et Julie. Ce plan où le regard regarde le regard de l’autre se donne comme un moment de vérité ultime où, à rebours de Vertigo où Madeleine et Scottie tournoient ou encore à rebours de Martha de Fassbinder et sa scène à 360 degrés, Bozon filme non l’énamoration mais le désamour. Ainsi, Bozon offre ici aux scènes tournoyantes un contrepoint taiseux et ultime, au bord de la rupture qui vient. Car Bozon comprend que l’immobilité, comme toujours dans le baroque, est une manière de prolongement stupéfait du mouvement – qui invite à quitter.
On l’aura compris : il faut absolument aller voir le Don Juan de Serge Bozon, un des films les plus remarquables de cette année, réinterprétation magistrale du mythe de Don Juan qui fait d’un homme triomphant l’ombre esseulée de lui-même, offrant un Don Juan si neuf et si intriguant qu’il pourrait finalement reprendre, dans son désarroi amoureux, ce vers encore baroque de Rotrou trop peu connu : « J’ai voulu sans mourir être meurtrier de moi ».
Don Juan de Serge Bozon (1h40) avec Virginie Efira, Tahar Rahim, Alain Chamfort et Damien Chapelle. Scénario : Serge Bozon et Axelle Ropert. Conseillère artistique : Pascale Bodet. Sélectionné au Festival de Cannes, Cannes Premières. En salles depuis le 23 mai 2022.