Hubert Lucot (1935-2017): « Choses, il y a des choses, je les veux brutes »

Hubert Lucot © éditions P.O.L

Dans quelques semaines paraîtra aux Éditions P.O.L le prochain livre d’Hubert Lucot, À mon tour. Cet ouvrage sera le dernier qu’aura écrit celui qui vient de mourir dans la nuit du 18 janvier 2017.

Rendre hommage à cet écrivain né à Paris en 1935, dire combien son œuvre compte et comptera ne peut se faire sans avoir aussitôt à l’esprit le titre d’un autre de ses livres, publié également chez P.O.L en 1984, Langst. Lors d’une conférence, à vrai dire plus improvisée que réellement rédigée, qu’il prononça à Lyon en 1996, Hubert Lucot avait lui-même commenté ce titre insolite :  « Langst est une contraction de la langue et de Angst qui veut dire peur en allemand. Je ne date pas, mais je raconte le présent et une fois encore le passé. Il y a un certain nombre d’événements, ce n’est pas un roman mais il y a tous les éléments romanesques. » (De Absolument à Sur le motif, Horlieu, 1996)
Ce titre, ces quelques mots éclairent l’essentiel d’un projet littéraire sans équivalent. Un projet conduit avec l’obstination inventive de celui qui déclarait au début de cette même causerie : « J’ai vraiment voulu vivre l’écriture — en tout cas pas un livre — en 1958, vers le 11 ou 12 novembre, alors que j’écrivais depuis l’âge de 8 ans ».

Vivre l’écriture, courir ce risque-là, y pressentir de quoi donner une consistance, sinon une cohérence, au fait même d’exister, Lucot l’a fait. Il a consacré sa vie à écrire ce que suppose et produit sur un humain l’expérience vécue la plus immédiate. Il l’a fait en mesurant, souvent avec le plus grand étonnement et parfois avec la perplexité jubilatoire de celui qui vient de lever un lièvre, comment le « travail du temps » ne cesse par ailleurs d’en déterminer l’allure et d’en troubler l’orientation sensible.

Rendre hommage aujourd’hui à cet écrivain, c’est aussi rappeler que ses livres ont passionné et/ou dérouté plus d’une fois les lecteurs. Impression, chaque fois, d’assister à l’apparition comme à la conduite d’un geste littéraire inédit. C’est que pour lui, « écrire, c’était refuser ». Refuser farouchement la convention romanesque telle qu’elle pouvait encore exister dans les années cinquante et soixante, mais aussi bien, à la même époque, se démarquer du ton et de l’aplomb d’une certaine revendication avant-gardiste. Bref, Lucot était seul. Il l’était à la façon des vrais artistes, et on ne peut que regretter qu’il le soit resté — l’œuvre, considérable, d’une fidélité étonnante à ce qui l’a enclenché, demeure encore trop peu lue — malgré la reconnaissance de toutes celles et tous ceux — quelques centaines, moins d’un millier, comme il aimait à le dire — qui, au fil des ans, ont découvert et suivi avec ferveur ses différentes publications, l’ont entendu au cours de lectures publiques, ont écouté sa voix posée lors d’entretiens, au cœur de la nuit, comme chez Alain Veinstein dans l’émission Du jour au lendemain.

La place et le temps manquent pour rendre compte ici de la puissance de cette œuvre. Il faudrait en dire la singularité, souligner l’importance sur son devenir de la découverte précoce de Stendhal (l’égotisme raffiné), de Piero della Francesca (les « grandes surfaces claires » des fresques d’Arezzo), du Tintoret (le « petit coq » brossé d’un seul coup de pinceau), de Cézanne (la volumétrie abstraite de la Sainte-Victoire), de Bram van Velde (la contention de la couleur), du cinéma d’Ophüls (Lola Montès), de Welles (Citizen Kane), de la composition musicale (Webern, Stockhausen), d’autres encore.

Il faudrait, pour inviter à la lire, pour inciter à la relire, insister sur son inventivité, son élégance, sa subversion, son lyrisme atypique, souligner la tonalité élégiaque de ses emportements et de ses repentirs — l’amour, la sexualité, la vie de famille, la lignée, l’alcool, la maladie, les naissances et les morts —, saluer son ironie — Lucot traquait les tics langagiers, les moquait, les retraitait sans complaisance —, mentionner la grande érudition mobilisée délibérément ou comme à l’improviste — Lucot avait dirigé plusieurs ouvrages encyclopédiques —, dire aussi la curiosité sans limite dont elle faisait preuve. Il faudrait bien sûr dresser la liste de ses publications — près d’une soixantaine —, rappeler que Lucot fut le concepteur et l’ingénieur d’une fabrique inouïe de littérature, passant sans arrêts du rôle de phénoménologue sauvage à celui grand-graphed’expérimentateur affranchi. 1970 est de ce point de vue une année décisive puisque c’est celle de la réalisation du Grand graphe (version originale de 12m2, accompagnée du Graphe par lui-même, Éditions Tristram, 1990).

Dans Le Noir et le Bleu, ouvrage qu’il consacre à Cézanne en 2006, Hubert Lucot décrit lui-même ce projet et sa mise en œuvre : « En mai 1970, j’ai commencé à composer un livre d’une seule page sans début ni fin dont les multiples phrases s’entrecroisaient, comme dans la vie, comme dans notre conscience. Cette page virtuelle qui s’accroissait chaque jour de papier blanc bientôt noirci était plaquée à mon mur (de 3,96 m de hauteur), elle était le mur lui-même. Je nommai mon œuvre Le Grand Graphe. » (Le Noir et le Bleu, Argol, 2006, p. 57)

Seul un artiste, pas seulement un écrivain, pouvait oser entreprendre une telle composition : exposer sur 12 m2 un planisphère aussi mental que littéraire dont la forme générale, les contours, l’intensification locale, l’autorité graphique, Lucot le remarquera, n’étaient justement pas sans évoquer in fine quelque étude de la Sainte-Victoire par Cézanne.

Cette tentative de restituer ce qui relève de la durée sous l’aspect d’une représentation spatiale traverse à vrai dire l’œuvre tout entière. Elle intervient a minima dans le recours aux jeux typographiques. Elle se retrouve explicitement dans Phanées les nuées (Hachette-POL, 1981, p. 158-159), rappelant aussitôt les croquis qui ponctuent la Vie de Henry Brulard de Stendhal, auteur admiré depuis toujours par Hubert Lucot et qu’il appelait avec tendresse « l’aristocrate de gauche ».

Cette passion pour la spatialisation, revers d’une manie de la synchronie, n’a rien d’arbitraire ou de gratuit. Jouer avec la simultanéité des plans et leur agencement, que ce soit dans Le Graphe ou dans d’autres ouvrages, permet à Lucot de mettre au jour la complexité et la subtilité de ce qui trame son expérience. Tout est pour lui motif d’aller « sur le motif ». Toute sensation, toute intuition, chaque pensée, chaque souvenir. Rien de plus exaltant et de plus délicat que de rendre, par exemple, « le léger contact d’un bouton de manchette sur un bouton de porte ». Rien de plus érotiquement délicieux que l’acte de nommer « le bleu du jupon froncé à la taille sur un appétissant bourrelet, un bleu attaché au Château Noir de Cézanne ». C’est en bousculant ses attendus que l’écriture peut espérer y parvenir en se rapportant à elle de façon novatrice : « Écrire avec précision sur des coqs et que le texte ait la forme d’une baleine, ça c’est assez intéressant. » Peu d’écrivains tentent ce genre de choses. Très peu le font avec une telle efficacité littéraire et plastique.

Sonatines de deuilQuelques titres maintenant, il le faut, afin de célébrer tout à la fois la l’amplitude et la richesse de cette œuvre et s’étonner au passage de la confidentialité relative qui l’enveloppe encore : Autobiogre d’A-M. 75, Hachette/POL, 1980, Travail du temps, Carte blanche, 1986, Simulation (Imprimerie nationale, 1990), jac Regrouper, (19666-1968), Carte blanche, 1993, Bram ou Seule la peinture, Maeght ed., 1994, Sur le motif (P.O.L, 1995), Probablement (P.O.L, 1999), Pour plus de liberté encore, Voix, 2000, Frasques (P.O.L, 2001), Opérations (P.O.L, 2003), Dans l’enfer des profondeurs, L’Attente, 2004, Opérateur le néant (P.O.L, 2005), Recadrages (P.O.L, 2008), Allègement (P.O.L, 2009), Le Noyau de toute chose (2008). On ajoutera à cette liste ce qui s’apparente plus franchement au genre romanesque : Les Voleurs d’orgasmes (P.O.L, 1998), Le Centre de la France (P.O.L, 2006). On dira enfin que les dernières années, marquées par le décès de son épouse Anne-Marie, ont donné lieu à l’écriture de livres beaux et âpres, à mi-chemin du journal et du récit : Je vais, je vis (P.O.L, 2013), Sonatines de deuil (P.O.L 2015), La Conscience (P.O.L 2016).

Et quelques lignes pour finir, qu’on trouve dans Recadrages. Elles disent combien l’aventure littéraire d’Hubert Lucot reste à jamais inouïe, précieuse pour notre temps, donc nécessaire :

« Je conçois deux Univers. Le long a 16 milliards d’années. Le court, extrêmement récent, est un Univers réfléchi : quelques-uns de ses habitants ont conscience de lui. La pointe de ma plume donne existence à ma conscience et recréerait, couleur sans dimension, le profil d’une jeune fille. »