David Lespiau rassemble dans Journal critique près de 90 articles qui sont autant d’« essais de lecture » et qui dessinent une cartographie de la poésie contemporaine de ces vingt dernières années. Autour d’un corpus de livres où le champ poétique croise parfois les arts visuels, les chroniques rassemblées constituent un remarquable volume critique sur la poésie contemporaine de ce début de 21e siècle.
J’ai, quant à moi, découvert, lu et relu les articles rassemblés dans ce livre au fil de leur publication. Ces différents articles permettaient de montrer et de décrire très précisément une poésie en train de se faire, dans ses dispositifs et ses fonctionnements. Ils procuraient également une formidable énergie à la fois pour le travail de création et le travail critique. Les lire dans ce volume invite à d’autres modes de lectures possibles que chacun.e trouvera selon des dispositions et des itinéraires qui lui sont propres, multipliant ainsi les cheminements possibles dans la poésie actuelle (E.J.).
Deux dates balisent l’ensemble et intègrent ainsi le titre du volume : 2001-2018. Quels choix et agencements dans les articles ont été nécessaires pour établir ce volume ? Ce parcours critique est-il replacé ici de façon linéaire, dans sa chronologie ? A quoi se réfèrent ces deux dates ?
Le projet a été d’abord de relire, revoir ce qui se passait dans ces textes, comment je les percevais aujourd’hui. Avec cet effet de machine à remonter le temps et ma façon de penser jusqu’il y a dix, quinze, vingt ans – je commence à écrire pour la revue CCP en 2001 (le numéro 0 sur Franck Venaille paraît en octobre 2000, coédité par le Cipm et Farrago), et poursuis jusqu’en 2018, quand la revue s’arrête ; d’autres textes paraissent ailleurs dans cet intervalle, souvent liés à des commandes – et avec la sensation, très vite, que les textes sont liés, que se dessine entre eux une forme d’aventure, ou de feuilleton, ouvrant sur un champ autre, quelque chose qui m’échappe et se construit de façon autonome. La chronologie est donc conservée, et quelques déplacements seulement sont décidés pour des questions de rythme de lecture, ou lorsque apparaissent des accords ou des rebonds spécifiques entre textes (à la façon dont on compose une revue). D’autres sont supprimés : textes trop brefs, trop longs, ou concernant des auteurs souvent traités. La plupart des articles sont ensuite repris pour ajouter ou compléter le système de notes, préciser les origines des citations, etc. La perception d’un corpus se dégage peu à peu, avec toutes les connexions possibles entre les auteurs, les textes, les livres abordés. Voir émerger cela est une sorte d’intrigue, un questionnement permanent qui va accompagner la préparation du livre jusqu’à son édition.
Ce parcours critique met en évidence une cartographie de la poésie contemporaine où s’articulent littérature française et étrangère (américaine, en particulier), mouvements (Oulipo, notamment), revues. Emmanuel Hocquard occupe une place essentielle. L’écriture littérale est très présente dans le volume. Dans la préface au Cours de Pise : « la littéralité n’est qu’un terrain où vont s’accrocher toutes les subjectivités ». Pour Jean-Marie Gleize : « l’essentiel est de constater qu’en effet, contre toute définition généralement admise, un des aspects cruciaux de ce « réalisme » poétique est la méfiance envers l’image, les images ». Quelles formes d’écriture sont mises en évidence dans cet ensemble ? Peut-on dire qu’une poésie littérale « passant par une critique de l’image » est durant ces années 2001-2018 très largement mise en œuvre ?
La littéralité, c’est la distanciation inframince d’un auteur envers son texte, ce n’est que cela. Le geste peut être poussé plus ou moins loin, ça ne change rien à l’affaire : l’affaire d’un écart, avec le sens, pour ré-entrevoir ce qui le produit, comment il est produit – tout ce contrepoint qui est de la matière textuelle brute, composable poétiquement, prosodiquement, prosaïquement. Je ne peux pas ne pas voir ça dans les livres sur lesquels j’ai écrit, il n’y a que ça qui m’intéresse vraiment, qui me parle vraiment. Et j’ai tendance à penser que seuls comptent les livres qui font apparaître cette fêlure, quel que soit le registre auquel on peut les rattacher. Ils relèvent de l’écriture poétique s’ils travaillent cet écart, c’est ma définition personnelle de toute cette affaire. Et, effectivement, l’écart est critique – critique du sens, critique de l’image, critique des affects… – , parce qu’il fait voir la machinerie derrière le décor : à côté du décor, à même hauteur, valeur, qui du coup les redéfinissent tous deux. Là, je peux lire, voir, ce qui se passe réellement dans un texte, et en être instruit, c’est-à-dire construit de l’intérieur. On peut parler aussi de l’effet d’un texte, de ce qu’il produit sur la pensée, mais cela reste secondaire par rapport à ce qu’il est, à comment il est fait, comment il fonctionne, il apparaît.
Le sommaire et les index marquant l’ouverture et la clôture du volume invitent à différents modes de lectures possibles de ce journal critique : de façon non chronologique, par exemple, ainsi une lecture par auteurs ou par lieux. Dans le projet et la composition de cet ensemble, quels axes et modes de lecture ont été envisagés et privilégiés ?
J’imagine la lecture d’un quotidien : lire un article au hasard des pages, piocher un titre de chronique, un nom d’auteur, un titre de livre, construire son propre cheminement à l’intérieur du journal. Plus la lecture se poursuit, plus les connexions apparaissent, se ramifient. Et rien n’empêche de reprendre les textes dans l’ordre, à un moment donné, pour être certain d’avoir tout lu. C’est ainsi que je procède avec des livres composés de sections autonomes, je reprends leur succession en dernière lecture si certains textes m’ont déjà accroché. Les index sont des aides pour des lectures plus ciblées, notamment en cherchant ce qui concerne un auteur en particulier, avec la bibliographie générale comme appui. Les notes en fin de volume fixent l’origine des parutions, précisent parfois un contexte d’écriture, une citation masquée, un prolongement éditorial. L’index des lieux est mon préféré, il est ma carte mentale, il indique des raccourcis, provoque des courts-circuits dans le corpus. Il est essentiellement politique. On peut le lire aussi comme une liste de courses : des noms où aller – voir, travailler, penser.

Certains textes critiques de cet ensemble semblent entretenir des liens étroits avec le travail de création. À quel(s) endroit(s) précisément le travail critique croise-t-il le travail de création ?
Les deux se croisent en permanence, parce que mes livres sont en cours au moment des chroniques. Certaines sont effectivement des traversées très singulières, voire des poèmes critiques, qui font basculer le texte nettement vers la création. Je pense notamment aux textes sur Bernard Collin, Caroline Dubois, Jean Daive, Asger Jorn, Ghérasim Luca, Jean-Luc Parant, Alain Veinstein, voire aussi sur Roger Giroux ou Maurice Roche même s’ils deviennent presque des notes, ce qui relève encore d’un autre statut. Mais les articles qui s’apparentent davantage à des analyses ou à des récits de lecture – avec des vitesses, des registres très hétérogènes – ne sont pas moins liés à la création, en fait. Les formes sont différentes, mais je n’arrive pas à séparer les deux types d’écriture au moment du travail. Je pourrais juste dire que, dans l’écriture critique, les mots, les phrases, les paragraphes sont orientés vers – pas adressés à – un auteur, un livre, une œuvre. Dans l’écriture poétique, ils sont en suspens, sans orientation, en équilibre pur, aucune aimantation, ce qui change tout, mais plutôt par la bande : le contexte est différent, pas vraiment l’écriture. Ou bien il faudrait se demander : qu’est-ce qui est encapsulé dans une phrase ? Ce serait plutôt ça le questionnement, permanent. Qu’est-ce qui, en elle, la fait basculer vers quelque chose d’autre ?
Bien sûr, la chronique conserve une fonction spécifique : offrir une lecture publique, même très subjective, d’un livre pour relancer ce qui est en jeu en lui, et la proposer à la réflexion d’un ensemble de lecteurs. Trouver une façon d’ouvrir le livre pour d’autres, en amont de la découverte par chacun. Amorcer un échange. C’est ce que je veux.

Dans cet ensemble, la réflexion critique sur le texte de poésie fait également des incursions dans le champ du travail plastique (ainsi un texte autour de Philippe Lacoue-Labarthe). Peut-on y voir le projet d’une poésie observée et analysée aussi dans une transversalité des domaines artistiques, en particulier saisie dans les connexions qu’elle entretient avec les autres arts, en particulier les arts visuels ?
Disons qu’il s’agit de voir que la pensée poétique ne peut pas ne pas être une pensée critique. Quel que soit son objet, du plus proche au plus lointain – le langage même, les représentations mentales, l’art, le politique –, et en considérant que l’ensemble est intrinsèquement lié, extrêmement condensé dans l’acte d’écriture. Les artistes approchés par Lacoue-Labarthe m’intéressent moins que sa façon de les appréhender, de les interroger : j’apprends quelque chose sur lui, sur sa pensée, qui me renvoie à tout ce qui peut jouer entre ses essais et des livres comme Phrase ou Préface à La disparition. J’apprends aussi quelque chose sur la nature même de l’essai, dont la pensée poétique m’apparaît clairement comme le cœur actif du mouvement personnel d’analyse des textes, des œuvres, des situations, l’origine de ses impulsions, de ses intuitions. On peut retrouver cela aussi dans Seul le renversement de Michèle Cohen-Halimi, ou De la lecture de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, par exemple. J’essaie d’observer précisément ce qui relie ce cœur à toute cette machinerie. La pensée poétique est une pensée sans hiérarchisation, une pensée des agencements, des connexions, des sensations liées à la perception et à la fabrication. Elle est une table rase de la pensée rationnelle devant une forme, un problème, une œuvre, un fait, et permet de pressentir la façon la plus juste, peut-être, de l’approcher – j’allais dire manuellement. J’approche manuellement d’une notion, d’une phrase, d’une image, d’un énoncé. Je vois ce que je peux faire avec, si cela m’est utile pour fabriquer quelque chose, c’est-à-dire penser tout en élaborant un objet.
Tu évoquais Le cours de Pise, d’Emmanuel Hocquard qui parle beaucoup de ça, différemment ; ma haie aussi ; Un privé à Tanger également : en le lisant, on est frappé du nombre d’approches critiques qui parsèment le livre – sur Olivier Cadiot, Claude Esteban, Roger Giroux, Marcelin Pleynet, Clément Rosset, Claude Royet-Journoud, Jacques Sojcher… –, connectés aux autres textes de façon très fluide. C’est la continuité de la pensée entre création et critique – disons plutôt : entre écriture et lecture, simplement – qui intéresse Hocquard, le tout relevant de la même investigation concernant le langage, investigations et élucidations qui fondent ce personnage du privé penché virtuellement sur le livre. On peut diversifier les affaires, les méthodes, les techniques, les angles de vue, les scènes, les terrains. L’enquête est la même, tout le temps, tu ne crois pas ? Il suffit d’ouvrir le journal – ce Journal –, ou de te répondre comme s’il s’agissait d’une fiction.
La poésie étrangère est également présente, en particulier américaine, espagnole, arabe… Quelle place la poésie étrangère et la traduction occupent-elles dans le travail critique ?
Les livres traduits sont clairement pour moi des livres écrits par des co-auteurs, particulièrement quand les échanges sont possibles pendant la traduction : le Lisa Robertson / Pascal Poyet au Théâtre Typographique (Cinéma du présent), comme le Ron Silliman / Martin Richet chez Vies Parallèles (You) en sont deux exemples parfaits. Il est clair que j’ai plus à apprendre de ces livres en français que de leur version originale, dont la lecture directe serait pour moi infiniment moins précise. Je pourrais dire la même chose de la poésie de Rosmarie Waldrop publiée chez l’Attente, et traduite par Marie Borel, Françoise de Laroque, Abigail Lang, Françoise Valéry, ou chez Héros-Limite et traduite par Paol Keineg. Dans le Journal, on trouve aussi des livres de Thoreau, Dickinson, Trois leçons de poétique de Jack Spicer, le génial Poèmes électriques d’Aram Saroyan, les expériences d’ateliers de traduction collective et mutuelle entre auteurs français, libanais et syriens, un livre de Carlos A. Aguilera… Tout le volet de la traduction comme co-écriture, notamment poétique, fournit un pan considérable de l’offre de lecture, tout le temps, et il élargit, modifie, complexifie les approches critiques. Souvent, on a l’impression que quelque chose a été gommé ou perdu : certaines formes habituelles du texte français sont tombées, ou bien elles ne se sont jamais présentées, ce qui est infiniment réjouissant.
Ce journal critique met en évidence une diversité de poètes et de formes d’écriture. Peut-on effectuer des regroupements générationnels de poètes ? Comment se mélangent-ils dans la constitution du volume ?
Ces textes traversent des générations, des écritures différentes, et aussi des éditeurs très divers. Ces trois paramètres se recombinent en permanence. Il y a par ailleurs des auteurs qui ont peu publié et d’autres dont l’œuvre est considérable, quelles que soient les générations. A l’échelle du Journal, on pourrait repérer ces ensembles qui se croisent, les étudier. J’en parle un peu dans la préface, mais à l’échelle du livre ou du texte chroniqué, je ne crois pas que cela ait beaucoup d’importance. Cela ne s’est pas constitué dans cette optique : ce n’est pas une anthologie. Il y a des différences de registres, parce que les textes peuvent traiter d’un seul livre, ou traverser l’œuvre d’un auteur. Mais les problèmes de lecture sont tellement singuliers à chaque fois, comme la forme des articles qui essaient d’y répondre, que l’ensemble tisse plutôt une trame assez fine pour saisir tous les cas de figure. J’ai la sensation de traverser une foule, avec des mouvements de flux à l’intérieur qui se renouvellent sans cesse à mesure de la progression. Il y a plus de 350 auteurs dans ce livre, traités, cités ou évoqués, et la bibliographie générale approche les 450 titres – c’est dire que des personnes se reconnaissent ou non, se font signe, marchent ensemble ou se croisent, certains parlent entre eux, tous saisissent des bribes de conversations tenues ailleurs, proches, lointaines, qui commencent, s’interrompent, sont parasitées, bruissent en permanence : cela s’entend à la lecture du Journal, clairement. Ensuite, il faudrait regarder de plus près comment un même type de problème abordé va se retrouver diffracté à plusieurs endroits du livre, avec des formes, des distorsions, des échelles différentes, selon les auteurs et les textes approchés : il y a des éclats de verre partout. Je te réponds avec ces analogies sonores ou visuelles, parce qu’il me semble que ce sont ces sensations qu’il faut regrouper, recouper, pour comprendre quelque chose à ce qui est touché là, dans ce Journal, concernant le poème contemporain.
David Lespiau, Journal critique, éditions Héros-Limite, novembre 2021, 376 p., 28 €