Camille Louis : « J’essaie de les laisser parler en nous, de nous » (La conspiration des enfants)

Camille Louis ©Valérie Sombryn - La Bellone, Bruxelles

Dans son livre La conspiration des enfants, essai pour les périodes asphyxiantes et les peuples qui manquent, Camille Louis nous place tout de suite dans un grand écart entre plusieurs lieux toxiques, entre la Grèce, la France, la Grande-Bretagne et l’Amazonie, entre incendies ravageurs, cendres toxiques, autant de migrations forcées et indispensables que d’enfermements réels et imaginaires. Ce n’est pas seulement un déplacement dans l’espace, mais aussi dans le temps, bien plus large que les quelques dates indiquées au fil du récit.

Les toussotements du présent sont éclairés par un passé à la fois proche et lointain, car un certain langage dominant l’a transformé ou le situe dans le passé ou le déclare révolu. Par exemple le saturnisme – cette infection centenaire – a été désaffecté pour reprendre les mots de l’autrice. L’intoxication actuelle semble du même coup maîtrisée par un nombre croissant de recommandations, par le suivi et le soin médical, les institutions, les traitements et puis les punitions pour les contrevenants s’il le faut. Camille Louis nous montre que c’est tout le contraire qui se passe. En se mettant à la hauteur des enfants, qui à la fois subissent et rusent avec les intoxications autant qu’avec les traitements imposés, elle change de regard sur ce monde – nature et corps « maîtrisés ». Sans vouloir parler pour eux et/ou à leur place, l’autrice nous fait voyager entre les lignes d’un régime politico-économique toujours plus contraignant, toxique, répressif et sélectif et de sa critique autant indispensable que paralysante.

Entre philosophie et dramaturgie toujours, la deuxième venant en aide à la première en laissant le champ ouvert aux expériences et expérimentations, on peut se laisser entraîner dans le cours des fabulations, un peu comme un somnambule reconverti en équilibriste sur le fil, qui ne craint pourtant pas d’être réveillé et de tomber. Ce fil n’est pas seulement tissé avec ce que Camille Louis appelle ses allié·es et compagnon·nes de route, Antonin Artaud, Marie Cosnay, Gilles Deleuze, Fernand Deligny, Jacques Rancière, Étienne Tassin, François Tosquelles, des vivants et des morts, mais aussi avec tou·tes les autres qui peuvent s’y connecter : mes résonances par exemple pour n’en nommer que quelques-uns – depuis le Crochet Coral Reef Project de Marianne Wertheim en passant par les Enfants du compost de Donna Haraway, et la recherche de respiration d’Emilie Hache jusqu’aux tribulations du matsutake d’Anna Tsing, et j’en oublie certainement. « Nous ne sommes pas seuls », semble dire cette conspiration à chaque page, c’est aussi le titre d’un livre de Léna Ballot et Antoine Chapot, qui appellent aux « alliances plus qu’humaines ».

Avec les enfants, Anna, Ashkan et Julia, en trois mouvements, pouvons-nous déconstruire des dramatiques écrites, pouvons-nous nous insérer dans leurs fabulations instables, mises à l’écart et pourtant indices des désastres à venir autant que d’inventions de possibles au-delà de ce que Hannah Arendt appelle l’espoir nourri par chaque naissance ? C’est ce que nous allons essayer d’explorer dans notre conversation :  « avancer en renversant » et finalement aussi « en débordant ».

Avant de venir plus précisément à ton choix, c’est-à-dire de déterminer ton « savoir situé » (Haraway), je voudrais commencer par quelque chose qui m’a frappé dès le prologue. C’est la mise en relation de lieux, temps et personnes qu’on n’a pas l’habitude d’associer ou seulement d’une manière très floue. Surtout, cette mise en relation se passe dans l’expérience du temps présent, souvent fui par les historiens prétextant à tort ou à raison l’absence de recul, voire par peur de la péremption rapide. Les incendies de Notre-Dame, de l’île d’Eubée, et de l’Amazonie sont mis en relation autant par leur ayant été forêt, leurs retombées toxiques que par les discours et dramaturgies officielles qu’ils génèrent. Notre-Dame y est aussi pour le plomb, qui joue un rôle déterminant dans ton récit où tu passes en revue toutes les expressions nourries par le plomb. Sommeil de plomb, silence de plomb, frontières plombées.
Ce n’est aucunement anecdotique, car le plomb permet aussi de sortir de l’immédiat pour retracer une histoire du saturnisme. Comment es-tu arrivée à ce scénario ? C’est-à-dire combien de temps déjà ce projet t’accompagne-t-il, avant d’être expérimenté dans la période nommée de 2015 à 2019 ? Le fil conducteur est à la fois dans le champ que tu t’es créé entre philosophie et dramaturgie, mais j’ai l’impression que La conspiration va plus loin, je me trompe ?

Non, tu as tout à fait raison et chacune des trois hypothèses que tu émets implicitement dans tes questions est juste : oui le livre lie mes deux pratiques de philosophe et dramaturge, mais s’ancre aussi ailleurs, dans un autre temps bien plus ancien que celui à partir duquel on se spécialise dans telle ou telle discipline ; donc oui quelque chose (je ne dirais pas le projet, car cela implique une trop forte intentionnalité qui ne correspond pas à ce qui a impulsé réellement l’écriture – j’y reviens) de La conspiration des enfants m’accompagne depuis… l’enfance sans doute et une enfance dans laquelle je me suis inventé des échappées avec les histoires comme des manières de rouvrir des possibles, des horizons, des trouées au sein du quotidien de la « maison », du foyer certes confortable, mais, pour moi, toujours trop fermé, trop replié sur un « soi » constitué, sur ce « nous » de la famille nucléaire qui, comme le nom (terriblement juste) l’indique si on le considère dans ces effets, a tendance à…. étouffer ; et enfin oui même si la dynamique du livre telle que tu la notes très justement en relevant les mises en relation des séparés (ce que moi j’appelle les « alliances improbables ») vient de loin, il y a aussi un point d’arrivée, un arrêt ou une condensation d’une sensibilité, d’une manière de voir le monde dans une forme d’écriture qui met ce voir en partage. Un voir diagnostiqué défectueux, « déviant » et que l’on a du corriger par des lunettes rectifiant la myopie et une opération annulant le strabisme divergent, mais que j’ai en un sens fait durer, faisant de ce défaut de l’enfance une chance pour voir le monde autrement.

Sans doute est-ce pour cela que le livre s’ouvre et se construit comme une série de visions où, en effet comme tu le notes, à chaque fois le présent d’une scène est aussi épais de plusieurs passés. On pourrait dire que le livre s’installe dans le même régime temporel que celui dans lequel tu remarques que je m’inscris en l’écrivant : c’est-à-dire un temps à la fois éminemment présent et en même temps sous-tendu de « passés qui ne passent pas » (formule que j’hérite de Rancière et utilise souvent). C’est dire que ces passés multiples n’opèrent pas comme des points d’origine vers lesquels il faudrait remonter pour comprendre et surtout pour expliquer le présent, mais ils sont plutôt impliqués en lui et invitent, à mon sens, davantage à une démarche « hantologique » – pour le dire dans les termes de Derrida – et spéculative qu’à une application d’un raisonnement déductif et respectant parfaitement les chronologies. « Le temps est déglingué » dit plusieurs fois le livre et cela peut s’entendre à deux niveaux. Un niveau qui constate et reconnaît que, en effet, on ne comprend plus rien au présent dans lequel on est, et pas seulement parce que l’on est en temps de « crise » – qui cette fois se nomme pandémie, après s’être nommée « migratoire » ou « économique » – pas seulement parce que le présent nous échappe en étant recouvert par cette autre temporalité qui annule toute pensée : l’urgence ou plus précisément l’alternance entre fin du temps (ce que dit en partie le mot cata-strophe si souvent associé à notre actualité) et mesures d’urgence nécessaires à la « reprise » qui tout en étant promue partout, ne meut plus rien ni personne, mais maintient tout dans un état de crispation, de fixation sur un « même », fantasmé et à retrouver (alors qu’il s’agirait sans doute avant tout de se déprendre de ce faux temps pour prendre les questions autrement et, de là, tirer non des revenirs, mais des devenirs). Pas seulement donc parce que nous avons perdu toute prise sur le temps dans lequel nous évoluons, mais aussi parce que la situation présente que tout un « réalisme politique » nous présente comme la seule alternative, la seule réalité propice au maintien de notre humanité, semble partout acter la négation pure et simple – et, j’en viens même à penser, la haine – de l’humain. L’humain non comme espèce, ni même comme ce grand coupable qui a fait tant de dégâts autour de lui et sur tout ce qui n’était pas lui (le « non-humain » dont on aime tant parler notamment ) mais l’humain sans majuscule, compris comme simple altérité, comme ce « quelqu’un » qui se tient à côté de moi, de nous, et que l’on a accepté de voir tomber ou se noyer/ être noyé sans tout arrêter. On continue d’avancer, l’histoire est en marche, on est « en marche » et l’on tente de rester droit, regard rivé vers le bon point d’arrivée et de succès alors qu’en réalité je crois que l’on a en majorité l’impression de boiter ou d’avancer non à la manière (pour reprendre ta belle image) de ce « somnambule reconverti en équilibriste » qui, lui, a remplacé la peur des chutes par la fréquentation répétée des béances, mais comme dormeur sans conversion qui se meut sans mouvement dans un réel gluant propre au cauchemar comme au sommeil… de plomb.

Des réfugié·es syrien·nes et iraquien·nes arrivant à Lesbos. Iels sont secouru·es par des bénévoles espagnols de ProActivaOpenArms (2015) © Ggia/wiki commons

Mais c’est là que s’ouvre pour moi, et pour le livre, le second niveau du temps déglingué pris alors non comme constat, mais comme proposition. Puisque le temps est fou, puisqu’il n’est plus pensable dans ce qu’il fait et commet, mais qu’il devient seulement « tolérable » dans les représentations lissées qui nous en sont données, pourquoi ne pas tenter une autre approche, une autre manière de regarder qui passerait sous les représentations tronquées pour toucher non pas « la vérité du présent » mais d’abord et surtout sa complexité ? Et ce non par amour du compliqué mais juste par « intolérance à l’intolérable » qui fait que, depuis toute petite, si je ne vais pas « voir de plus près », prenant une autre position que celle dite « adaptée à ma correction », non seulement je ne vois rien mais, surtout, ne sentant plus rien, j’ai l’impression de ne plus exister et que tout cesse d’exister. Or, pour moi, les existences, les tentatives des existants et existantes qui, pour tenir en vie, doivent partir de là où ils sont nés – c’est cela le sens d’ex-ister : sortir de son site – que ce soit le pays d’origine, l’identité première ou la norme de sa « communauté »…, ça compte. Et ça raconte un tout autre régime de vie que celui impliqué dans la promotion-production des sur-vies telle qu’elle s’incarne dans des politiques de sécurité et de fermeture élaborées pour « protéger » ce qui « est » : l’État et ses sujets bien installés du bon côté des frontières qui dé-finissent les territoires. Le temps est déglingué, déglinguons un peu nos manières de diagnostiquer et commençons par sortir des sages dé-finitions qui, en plus de tout trop bien ranger pour « rassurer les mentalités » et lisser le réel, jouent aussi un rôle dans la logique des arrêts forcés, des « cata » et des finitions trop vite posées là où tout pouvait encore devenir, se transformer, se mélanger.

Fernand Deligny : « Et il allait nous le faire voir, ce gamin, là, que la Terre ne tournait peut-être pas dans le bon sens », Renaud Victor, Ce gamin, là © Les Films du Carrosse – Renn Productions – Reggane Films – Les Productions de la Guéville – Stephan Films – Filmanthrope – INA – Orly Films, 1976

Je crois que c’est cette articulation entre constat et tentative, entre reconnaissance des pertes et recherche des restes, qui caractérisent ma démarche, certes depuis longtemps, mais particulièrement dans ce livre. Tu as raison d’y noter un signe de ma duplicité « philosophique-dramaturgique » puisque cette manière d’associer, au considéré achevé, une remise en mouvement, c’est le sens que je donne à ma pratique dramaturgique ou plutôt que je reprends « par les racines », en m’attachant à ce que le mot dit et nous fait entendre dans son étymologie grecque : la juxtaposition au « drama », qui signifie l’action prise comme achevée, de « l’ergon » qui lui signifie mouvement et création. Je réalise depuis peu qu’il s’agit moins d’une « double pratique » que d’une modalité d’attention, d’un régime de pensée et d’action, lui aussi « complexe » au sens où il se façonne dans la rencontre ou le mélange de non pas deux, mais trois dynamiques. Il y a cette pratique dramaturgique devenue une sorte de méthode philosophique, mais il y a aussi un tiers ou un socle sur lequel se greffent les deux autres et que l’on peut nommer « activisme » au sens d’une manière d’agir sur des terrains concrets de lutte ou de mobilisations. Si dans mes écrits comme dans plusieurs de mes créations dramaturgiques (en particulier au sein du collectif kom.post ou auprès de la metteuse en scène Léa Drouet) je m’intéresse aux scènes dites significatives de notre séquence historique (scènes de mobilisations politiques, scènes de catastrophe écologique ou sanitaire, scènes de « crise »…) et me mets à les regarder en y cherchant toujours plus que ce qui n’est rendu visible d’emblée, ce n’est ni par prétention esthétique ou théorique, mais bien par souci politique. Politique pris du côté des actes, des recompositions possibles de commun non comme Un et non comme addition des « uns » aux dits « autres » et qui ne sont alors que des « mêmes » dé-finis dans la bonne identité en opposition à celle de l’autre dont la complexité, la singulière consistance, le trajet d’existence n’est jamais considéré. On reviendra sans doute sur ce point du politique, mais je l’introduis déjà ici, car c’est constitutif tant d’une méthode que de l’histoire du livre qui, tu as raison, existe en arrière-fond depuis longtemps, mais « arrive » à ce moment précis d’août 2019.

Tout aussi long et stratifié soit son temps, le livre tel qu’il t’apparait avec son « scénario » ne dérive pas d’un projet, mais arrive de manière doublement accidentée. Je suis à Athènes, ville chère dans laquelle je peux dire aujourd’hui que j’habite vraiment, mais où, ces dix dernières années, je retournais régulièrement, car trouvant à chaque fois ce qui pour moi donne les conditions de l’écriture : certes une certaine « coupure » d’avec mes autres activités qui me font sans cesse passer d’une ville à l’autre, d’un plateau de théâtre à un amphi d’université en passant par un lieu de solidarité… mais aussi et surtout un « autour » accueillant et où l’hospitalité n’est pas un mot, mais s’inscrit dans chaque geste (à divers degrés certes). Cet été-là, j’ai le « projet » d’enfin reprendre mon travail de thèse, soutenue en 2016, afin d’en faire un livre qui, de fait, m’apparait alors comme devant être un ouvrage de philosophie politique et où, si dramaturgie il y a, elle agirait surtout dans le fait de revisiter des scènes « achevées » en y réinsérant du mouvement, à commencer par celui qui fait bouger la focale et laisse voir ce qui se trouve « aux bords » des représentations établies comme ce qui se tente « après » que l’on en ait fait les gros titres de l’actualité.

Or, j’ai été totalement incapable de « replonger le nez » dans les pages de mon doctorat. Mon nez était surtout pris par les fumées qui me parvenaient depuis la presqu’île d’Eubée – pourtant située à plus d’une heure d’Athènes – et me faisaient tousser. Une nouvelle fois, ça brulait tout près ; une nouvelle fois sans nouveauté, l’incendie ravageait des forêts et condamnait déjà, comme avant et comme après (la chose s’est rejoué cet été 2021), des dizaines de personnes à fuir leurs maisons et des centaines d’arbres et d’espèces diverses à disparaître radicalement. Le désastre se rejoue, la catastrophe se répète, une fin est marquée sans que l’on n’en parle trop, une autre est recherchée, déjà en cours, et d’elle on ne cesse d’en parler : c’est celle qui marquera l’arrêt du feu et la « victoire » des forces mobilisées pour l’occasion. C’est cette scène qui occupe mes yeux et mon esprit tandis que ses effets occupent mes narines, et c’est d’elle – de ce qui en est montré comme de ce qui en est caché – que je ne peux que m’occuper alors. La machine de vision s’active, je cherche à voir plus et ce voir rouvre non seulement l’espace, mais aussi le temps « dans les deux directions ». Il fait remonter le passé proche d’un même incendie de forêt, largement plus médiatisé, celui du toit de Notre-Dame de Paris (dont on nomme en effet « forêt » la charpente) où tous les regards ont été, là aussi, concentrés sur la fin de l’incendie et la « reconstruction » (autre forme de reprise après la crise) de la flèche, mais pas sur les restes de tout ce qui est parti en fumée. Notamment les 400 tonnes de plomb qui sont rejetées dans les airs et contaminent en premier lieu les travailleurs du parvis et les habitations voisines où dorment entre autres… des petits garçons et des petites filles. Les enfants sont les premiers à être affectés par le plomb et par l’une de ses maladies liées : le saturnisme. Autour de l’incendie maîtrisé, sur les bords de l’imagerie installée, se joue donc une tout autre histoire, actuelle et vieille, de l’étouffement des enfants par les retombées des logiques de progrès, d’ascension, de reconstruction.

Notre-Dame en feu, 20h06 © GeoffroyParis / Wiki commons

 

L’histoire du saturnisme m’était inconnue avant qu’elle ne me « tombe dessus » et active donc tout autrement mon travail d’écriture. Je ne « reprends » pas la thèse comme je l’avais imaginé, mais en même temps c’est ce que j’essayais de défendre en son sein (pour le résumer à trop gros traits, je dirais qu’il s’agissait d’une enquête sur les recompositions politiques proposées par les formes de mobilisations, d’occupations de places et de lieux, et par les réseaux de solidarité, capable d’altérer la forme unique de la politique existante, de dévoiler ce qu’elle est (une gestion gouvernementale ou une police sociétale) et de visibiliser une autre politique possible et actée), c’est en partie cela qui se met à parler tout autrement que dans la forme de l’essai, du traité théorique qui, s’il traite bien ce qui est, ne me semble pas agiter suffisamment ce qui peut être. Et c’est de cela qu’il s’agissait alors pour moi : non pas prétendre « agiter les autres », mais en tout cas donner de la place à mon agitation, entendue ici à la fois comme ce que je recevais et ce que je pouvais en prolonger à partir de ce que je sais faire. C’est-à-dire regarder et tenter d’écrire, d’inscrire, de donner aux « restes » des traces, de faire trace des éléments qui, quelque part au moins, ne seront pas balayés sur le côté. Cela demande forcément d’agiter les imageries, mais aussi d’agiter les chronologies établies ce qui pour moi se traduit en recherche de durées, de ce qui dure des expériences passées ou en voie d’être passées sous silence. Là aussi, c’est cette même articulation entre constat des pertes et recherche des restes. Ce qu’on l’on perd, en plus des formes de vie saccagées à répétition par la longue histoire de la modernité, ce sont aussi les histoires. Les histoires qui dérangent, les affaires qui « ne sentent pas bon », comme celle du plomb dont les méfaits connus depuis et pendant des années n’ont conduit que très récemment à la limitation voire l’interdiction de certains de ses usages ; mais aussi les histoires autres, des autres et surtout telles que dites par ces « autres de l’histoire », par celles et ceux dont l’histoire comme Une ne parle pas ou desquels elle parle à leur place.

« Les annonciateurs », 2015 © Laurie Bellanca, kom.post

 

Dans ma thèse, l’attention donnée à « l’un en plus », à ce qui échappe ou déborde de la bonne dé-finition et qui demanderait que l’on en assouplisse les bords et tentions des ouvertures ou des branchements autres, cela s’incarnait surtout dans des actions communes et dans des recompositions qui convertissaient le « stop » diagnostiqué en « post », c’est-à-dire en ce qui dure après. Par exemple, pour les occupations de place, je suivais tout ce qui avait échappé aux diagnostics voulant que, une fois la place vidée, plus rien de ce que la mobilisation avait permis ne pouvait tenir. La tentative avait échoué, tout devait être considéré comme achevé. À l’injonction du « circulez y a rien à voir » je répondais par la proposition d’une autre circulation des regards qui tentaient de « voir plus », non pas au sens de « voir mieux », mais d’abord au sens de regarder plus longtemps et de le faire non depuis le haut de la victoire politique, par exemple, ou de l’arrivée au sommet de tel ou tel parti, telle ou telle figure politicienne, mais en demeurant au niveau des gestes, des actes qui ont produit des formes, des structures et, pour le cas de la Grèce, des structures de solidarité qui opèrent comme de véritables « institutions alternatives ». C’est-à-dire des organisations qui diffèrent des structures établies, mais qui sont aussi capables d’altérer les fonctionnements des institutions d’État en faisant « mieux » – parce qu’ajustées aux situations – ce qu’elles sont censées faire en termes d’éducation, de santé, d’accueil…

Tout cela se retrouve dans le livre, mais de manière transformée puisque ce n’est plus moi, observatrice des après, qui transcris mes observations, mais ce sont celles et ceux qui viennent après qui se mettent à raconter des expériences et depuis des expériences qui, au lieu même du ravage, font tenir des vies et des mondes possibles. Celles et ceux qui permettent de raconter ce sont en effet celles et ceux dont la persistance inquiétante – au beau sens du terme inquiéter : qui agite, empêche de « dormir en paix » et pousse à enquêter sur le trouble – m’est « arrivée » par accident, l’accident de cette succession d’incendie et de leurs traitements politico-médiatiques : ce sont les enfants. Plus précisément les enfants qui toussent et qui rendent par la même les restes des incendies inquiétants. Par eux, les cendres (autre fil rouge du livre) ne sont pas balayées pour rendre l’image rassurante de la situation maîtrisée, elles restent entre les mains de ces petits fabulateurs en assumant leur double signification : la trace du désastre et les petits grains d’une résistance à l’amnésie généralisée qui, depuis bien trop longtemps, nous tiennent dans ce sommeil de plomb au sein duquel on ne voit rien, on ne sent rien et on n’est touché par rien. Recréer des touchers, c’est aussi ce que tente La conspiration des enfants en créant des proximités entre les séparés – séparés par le temps comme par les mondes frontiérisés – et les créer dans tout ce beau double sens de l’ergon qui met aussi en mouvement et, qui, dans mon espoir, peut remettre les yeux de celles et ceux qui lisent en mouvement, au-delà de ce qui est présenté dans les pages. Qu’il et elle puisse, tout en lisant ces compositions de monde mélangé et mêlant les différents, considérer les pluralités sans lesquelles d’ailleurs aucun monde n’est monde, mais seulement globe lissé par les flux des marchés et les trajets trop droits de ceux qui veulent avancer pour gagner. Qu’il et elle puisse lever les yeux, lever le nez, tourner les premiers sur les côtés et accepter que le second soit obstrué sans pour autant paniquer et courir d’emblée vers le bon médicament qui saura tout éradiquer. Mais commencer plutôt par scruter ce qui, tout autour, permet de se redonner des vitalités, à commencer par celle qui nous fait bouger. Tout autour et tout près, il y a un autre, des autres qui comptent et peuvent compter pour « moi » qui n’en suis jamais séparé.e mais toujours dépendant.e.

Pour continuer dans cette mise en relation qui me passionne aussi, une autre : l’urne qui peut contenir des cendres, dont tu viens de parler, mais aussi des bulletins de vote et des billets de banque. À travers l’image de l’urne comme à travers le plomb, tu relies le monde et ses contradictions, ses zones grises, et tu arrives à ouvrir un même objet pour autre chose : « Dans le fond de nos urnes collectives, ils [les enfants] saisissent des fables alternatives, des dramaturgies tremblantes que leurs mobiles projettent sur les murs de leurs chambres à la manière d’un théâtre d’ombres. » Ailleurs, ce sont les déchets où l’on ramasse des récits, toute une exploration de cette zone grise, qui qualifie aussi ta démarche : passer à travers les assignations binaires. C’est ce travail sur la langue qui demande un effort constant d’écriture et de (re)lecture ensuite. Combien de versions pour arriver à un résultat satisfaisant, ce qui t’expose aussi aux critiques de pureté de la lutte, non ? Le « défaut de langue » (Tosquelles cité par toi) peut-il aider, si oui, comment ? Tes Xénia à partir desquelles tu développes une xénia-politique, se situent dans la même zone grise, qui fait horreur aux manichéens.

Là aussi, je crois que ce « travail sur la langue » n’était pas un projet, mais s’est imposé à moi quand j’ai commencé à écrire dans ce croisement déjà évoqué d’un « voir » et d’une proposition de voir autrement. Alors que je pensais reprendre un travail théorique, mobilisant les outils conceptuels avec lesquels j’ai développé ma thèse et, depuis, rédigé différents types de textes et d’articles notamment ceux que nous publions avec Étienne Tassin au sein de notre édition sur Mediapart, La jungle et la ville, je me suis en réalité vue convoquer davantage ma langue et mes ressorts dramaturgiques tels que j’ai appris à les exercer notamment dans un des projets importants de notre collectif kom.post : la fabrique du commun. Dans l’introduction sonore et visuelle que nous proposons pour chaque édition de ce projet – dont l’enjeu est précisément d’engager des personnes n’ayant apparemment rien en commun, dans une conversation partagée, au sein de laquelle comme tu le rappelles, on avance en renversant, au sens où chaque prise de parole assurée par des singularités prises dans des expériences de vie, renverse le cliché identitaire sous lequel jusqu’alors on percevait « le jeune des banlieues », « la militante âgée », « l’enfant » permettant une véritable expérience commune, parce que plurielle, du contexte dans lequel les un.e.s et les autres évoluent sans se croiser, sans se rencontrer…- …nous tentons toujours d’immerger le public dans une scène prise au croisement du réel et du potentiel, de ce qui se voit et de ce que l’on peut se mettre à voir. Cela requiert un travail ou un artisanat de la description, mais aussi des tentatives de fiction ou plus précisément de ce que j’introduis dans le prologue comme étant la dynamique même de l’écriture du livre : la fabulation. J’entends cette dernière au sens rappelé par Gilles Deleuze et par d’autres après lui (dont par exemple Isabelle Stengers) comme manière non pas de s’échapper du réel dans quelque refuge imaginaire, mais d’étirer le réel, de le complexifier, voire de l’exagérer. C’est une manière d’habiter ce dans quoi on est pris (un contexte, une identité) en le tordant du dedans pour en faire remonter d’autres aspects jusqu’alors non vus ou non entendus. C’est, par exemple, la possibilité pour un.e exilé.e de se raconter non pas dans la forme déjà attendue du trajet migratoire catastrophique qui le réduit au statut de victime, mais dans celle de l’expérimentateur du voyage courageux, du passage des mondes qui fait des personnes en migration, non seulement des actrices de leurs existences, mais aussi les premières et essentielles enseignantes du monde commun  qui devient.

Dans la fabrique du commun, Mapa teatro, Bogota. 2017 © Santyago Sepulveda
Dans la fabrique du commun, Mapa teatro, Bogota. 2017 © Santyago Sepulveda

Il s’est toujours agi pour moi d’écouter ces voix-là, c’est-à-dire les voix de celles et ceux qui deviennent, qui se singularisent le long d’expériences faites à plusieurs et faites ni « hors du monde » ni dans la seule acceptation de ce qu’il forcerait chacun à être, mais faite, en effet, dans la torsion et la complexification de l’établi et du donné. Alors forcément, écouter cela force à faire avec l’impur, l’impropre, le tordu… tout ce qui ne cadre pas avec la théorie qui purifie les luttes pour pouvoir les conceptualiser ou plutôt les idéologiser ; mais aussi tout ce sans quoi on ne peut tout simplement pas parler de « politique » et encore moins de lutte politique. Or ce sont celles-ci qui m’intéressent et qui ne peuvent être contées dans une langue déjà formatée ni présentées dans une forme répétée, soucieuse de respecter « les invariants du mouvement » (formule d’Alain Badiou à laquelle je n’adhère aucunement). Une lutte, une action, une parole, peut être dite politique et non pas simplement morale, idéologique ou, pour le dire là encore en termes ranciériens, « policière », à partir du moment où elle insère dans la forme de commun existante, une altération, une modification, une béance par laquelle des singularités deviennent en commun et font devenir le commun comme résultant d’un processus actif, fait de conflits et de négociations entre différents. Soit le processus tend à la parfaite résolution, à l’unification toujours un peu forcée et qui fait donc de la force la seule politique valable – on se trouve alors dans une forme autoritaire et fascisante, malheureusement de plus en plus caractéristique de nos supposées démocraties occidentales ; soit il est moins « tendu vers » qu’en permanente tension, qu’en travail permanent des dissensions, des disjonctions, des articulations complexes qui font la difficulté de l’agir politique démocratique, mais aussi la saveur des existences qui s’en mettent au travail.

J’insiste sur ce point sensible ou du moins lié aux affects parce que, aussi central soit-il dans mon engagement politique, il est parfois recouvert par l’afflux dégoutant des nouvelles quotidiennes qui ne peuvent que décourager ou, pour ne pas sombrer, nous forcer à la désaffection. Découvertes de morts aux frontières, d’enfermement des populations, de violences faites à telle ou telle tentative de faire commun autrement (démantèlement des ZAD ici et là, de campements vivables à Mytilène, de lieux de solidarité…)… il est de plus en plus dur de « garder les yeux ouverts » et d’associer cela au plaisir des visions, aux réjouissances des découvertes, des voir venir (pensée à mon amie si chère Marie Cosnay…) et des avenirs. Et je crois qu’en réalité on ne le peut qu’en ne cessant d’aller regarder de plus près ou de regarder autrement, « follement », en déglinguant les sens et, par exemple, en associant étrangement le « voir plus » au « voir moindre » ou le regard à une écoute ajustée aux récits des existant.e.s et non plus campée dans la super-vision de surplomb qui observe tout de haut, mais n’entend rien aux murmures des trajets de vie. Se rapprocher des savoirs « impropres », des expériences plus que des expertises ; aller sur les terrains compliqués plutôt que dans les seuls arcanes de la pensée instituée c’est peut-être s’éloigner de « La Pensée des Luttes » mais se rapprocher de ce pour quoi on lutte. Quand on le fait, comme c’est mon cas, dans ce champ des migrations empêchées, je crois qu’on ne le fait pas seulement dans la pureté et l’extériorité du justicier qui vient réparer le tort fait à d’autres. Je crois qu’on le fait – ou du moins je sais que, personnellement, je le fais – d’abord parce que l’on est touché, impliqué dans un tort fait en réalité au monde conçu comme monde, au monde dans lequel il n’est possible de respirer qu’à condition de pouvoir circuler et rencontrer des circulants qui, avec eux, ramènent des bouffées d’air, d’ailleurs, de dehors… On lutte contre, mais avant tout on lutte pour : pour une vie conjuguée en existence, pour un monde demeurant monde, non pour le « monde d’après » mais « pour la suite du monde » (comme je le dis dans le prologue, inspiré par le cinéaste Pierre Perrault). Et les suites, comme les devenirs, c’est toujours impur, accidenté et imprévisible.

J’ai eu tout récemment la chance de me voir rappeler l’importance du « pour », de la part affirmative de la lutte et surtout de la place qu’y tiennent la saveur et la joie, par deux de mes amis que, de loin, on associerait plus facilement au chagrin, à la pitié et à la seule difficulté. Il s’agit d’une part de Rouddy, réfugié congolais bloqué sur l’ile de Lesbos depuis des années et que j’ai revu lors de mon dernier séjour à Mytilène, ville où je me trouvais au moment où l’on apprenait la mort des 27 personnes ayant quitté Calais pour l’Angleterre ; et d’autre part de Joaquin, l’un des principaux acteurs du Mozaik Center et de Lesvos Solidarity, qui est venu sur l’île afin d’accompagner les personnes exilées dont justement l’île est aujourd’hui vidée dans une vitesse folle. Alors que le premier, plutôt que de perdre espoir face à son blocage répété, ne cesse en réalité de bouger, de ne pas s’arrêter en inventant chaque jour telle ou telle activité pour les enfants du camp, telle ou telle composition pour son groupe RAD music…. Le second, que je m’attendais à entendre déplorer la situation, à ne manifester que colère et dénonciation, était en train, sans rien nier de l’intolérable de la situation, de prendre davantage connaissance de l’île, des gens, des endroits méconnus et où il pourrait conduire les enfants restants pour « changer » de la routine ignoble et pourtant de plus en plus collectivement acceptée de la gestion des réfugiés. L’un et l’autre me rappelaient, en faisant ce qu’ils faisaient, que si dénonciation il y a, si combat pour « un autre monde possible » il y a, cela ne peut se faire sans trouver les manières de ne pas se couper de tout ce qu’il y a de vivable, de désirable, de respirable dans le monde au sein duquel on est jeté. Si on lutte c’est aussi pour ne plus avoir seulement à lutter contre, mais pour que ce soit toujours aussi un lutter « pour » débouchant non pas uniquement vers l’abstraction purifiée de la victoire finale, mais déjà pleine d’un composite concret, mêlant ce qui est, ce avec quoi on doit faire et ce que l’on décide d’agir pour que la donne soit changée que les dés soient réagités. On se bat non pour le maintien de la bataille déjà jouée, mais pour que le combat se transforme en pratique des négociations, en fréquentation des complexités, en effort des compositions impures le long des trajets accidentés qui font l’étoffe de nos vies. Si on lutte c’est pour la vie et non pour ne plus avoir d’autre ressort que de s’y opposer en faisant, là aussi, mais tout à fait différemment, du combat autre chose que lui : la guerre pure et simple.

Les résistants de RAD MUSIC International, créé dans le camp de Moria et 11 légende : Atelier de musique de RAD © Camille Louis

Ce sont ces luttes-là que j’embrasse, desquelles je me rapproche et que j’ai tenté de rapprocher au sein des pages de La conspiration des enfants. Chacune des scènes est donc prise, comme à Mytilène, entre marquage d’un tort, trace d’une destruction et invention d’alternatives faites à même les ruines, les débris et les cendres de ce « topos » dans lequel on est, et non pas élaborées dans l’utopie de la lutte finale qui, pour se vouloir pure et tendue vers la pureté d’une victoire totale et fantasmée, passe à côté des expériences et des actions de terrain toujours plus compliquées et compliquant toujours tout. C’est ça que m’a appris l’expérience du terrain sans quoi en effet je ne penserais et ne dirais rien de tel. J’entends « terrain » non pas dans le sens parfois un peu forcé par une certaine sociologie qui désigne surtout ainsi un « groupe sujet », ou un contexte déjà pré-pensé, mais bien ce sol concret, impropre, sur lequel se font les rencontres qui comptent et les écoutes renversantes par lesquelles, en effet, j’ai entendu ce que l’on peut fabuler avec les exilés, les mineurs non accompagnés, les enfants diagnostiqués malades : c’est-à-dire des existences actées et des promesses pour l’ex-istence, bien loin des plans pour la survie.

Ton propos me fait penser à ce que peuvent dire notamment Emilie Hache qui, dans Ce à quoi nous tenons, démonte dans son ensemble cette « éthique de la pureté » sans abandonner une « éthique de négociation », ou Anna Tsing quand elle parle à la fois d’une position amorale et polyphonique, une posture qui a été introduite par la psychanalyse, la « troisième oreille » de Theodor Reik. Un lien avec l’œil myope qui t’est cher et avec ton invitation à regarder le monde dans les circulations du strabisme qui floute les contours, crée des frottements et des porosités ? Lisant ton premier mouvement, j’ai pensé à une autre découverte grâce à Emilie Hache : ce poème « Love Canal » de Janice Mirikitani (1941-2021) :

(…)
Et tu oublieras
même cela
La Hooker Chemical Company
déverse son poison
jette ses ordures
dans les veines de la terre
à Love Canal.
Les mères boivent
à ses puits,
les enfants dorment
dans l’air parfumé
des déchets enfouis,
les pères stériles
fredonnent des berceuses aux enfants qui ne sont pas nés.
Maria se réveille
sur son oreiller toxique
trempé par les fluides
de son corps pollué,
sa chair enflammée,
bouillonnante de douleur,
comme si la terre en colère
recrachait sa fièvre.
Les prêtres et les prétendants
Prient
ils n’ont pas peur du mal
pas peur du mal
peur mal
mal…
sur son corps
autrefois canal de l’amour.

(The priests and suitors
Pray
fear no evil
fear no evil
fear evil
evil…
over her body
once Love’s Canal)
Janice Mirikitani, Shedding Silence, Berkeley, Calif. : Celestial Arts, 1987

Il y a une chose que la traduction ne peut pas rendre de la même manière que l’original. Le Love Canal au début (derrière Love se trouve la nom du promoteur dudit canal) se distingue de Love’s Canal à la fin seulement d’une apostrophe « s ». Cependant, c’est un déplacement énorme, autant que Love Canal n’a rien à voir avec l’amour, seulement avec l’économie, cynisme et bénéfice, le corps de Maria, porteur de l’amour, n’est plus qu’un souvenir. Il y a beaucoup à dire sur ce poème, je voudrais juste m’arrêter sur le pas de côté opéré depuis l’accusation de la Hooker Chemical Company, qu’on pourrait d’après tes termes ranger dans la posture critique, jusqu’au corps meurtri de Maria. Même si ton pas de côté est encore situé ailleurs. « Les enfants dorment dans l’air parfumé des déchets enfouis » m’a fait penser à Anna, l’enfant de Saturne dans ton Premier mouvement. Tu décris toute l’horreur de l’intoxication, et aussi une sorte de « l’air parfumé » qu’elle présente pour Anna quand elle gratte et mâche les écailles de la peinture de plomb. Le « fear no evil » est très ambigu, injonction, consolation, affirmation qui se délite. Anna en tout cas n’a pas peur, l’angoisse est entièrement aspirée par sa mère, qui du même coup est aussi démunie contre les injonctions et reproches des institutions (assistance sociale, hôpital, etc.), me semble-t-il ?

Tout d’abord, merci infiniment de ce partage. Ce poème est… renversant et en même temps – ou justement – conversant parfaitement avec ce que je tente en suivant ces enfants qui tout en héritant absolument des miettes terriblement morbides de la modernité, ne sont pas que des héritiers condamnés à porter le fardeau, mais aussi les inventeurs d’autres manières de porter, de se porter et se trans-porter, avec ces poids, vers d’autres postures. À l’inverse de nos habitudes, nos accoutumances à, comme je le disais plus haut, tolérer l’intolérable, ces enfants-là qui grandissent dans les cendres des feux supposés éteints mais qui continuent de saccager les vivant.e.s, nous apprennent à distinguer « porter » et « supporter » (qui est aussi le sens de « tolérer » pris par ses racines latines) . Alors que le second nous contraint à l’absurdité crasse des « supporters » (où se croisent les tenants de la pureté militante et les fanatiques des clans qui ne peuvent gagner qu’en « tuant » l’adversaire), le premier ouvre la voie à des formes d’humilité dans lesquelles on peut à la fois reconnaître que l’on est – et que l’on nait – dans l’impur, le sale, le déchet voire le déféqué et reconnaître que « notre monde » est fait de ça qu’il n’en existe pas d’aseptisé se tenant au radical opposé, mais qu’il n’est pas fait que de « ça » ou du moins pas du ça tel qu’il est « légendé » sans légendaire par les récits de l’effondrement qui, en un sens, forment le pendant nécessaire des politiques de redressement et de relance nécessaire à la reconquête de la et des Lumières au bout de la course au progrès. Là encore il s’agit de se défaire des abstractions épurées pour pouvoir faire avec la concrétude des vies « infectées », blessées, lésées, mais qui demeurent bel et bien des vies, des manières de, comme tu le notes plus bas, « vivre avec », sans se résigner à supporter l’insupportable, mais en tentant de se com -porter – de se porter ensemble – de la manière la plus juste au sens de la plus ajustée au « ça » qui, bien que pesant, est notre lot commun. Vivre avec « ça » demande en effet, comme tu le notes pour Anna, de ne pas avoir peur ou peut-être plutôt de faire avec la peur c’est-à-dire aussi de pouvoir faire avec une forme de peur qui n’est plus la frayeur abstraite sur le mythe de laquelle les politiques de protection et de repli font leur business, mais la peur très concrète, que chacun de nous éprouve à un moment donné, de la perte. Perte d’un être, perte d’un lieu, perte d’une posture qui sait et maitrise pour une qui doute et se déprend. La vie n’est faite que de cela, de série de pertes et de recompositions tentées à même ce que les pertes ont laissé comme traces, y compris si ces traces sont des blessures, des cicatrices qui ne partent pas, mais marquent nos peaux comme nos sols, nos mers, nos forêts…

Violences, pièce de Léa Drouet © Cindy Sechet

En même temps, parler avec et depuis les enfants « mal cicatrisés » permet de faire un pas de plus dans le sens de ces « vivre avec » en les distinguant d’une certaine posture blasée qui, considérant que tout est déjà perdu, se dirait qu’il faut bien « faire avec », laissant ainsi sur le côté toute dynamique de résistance et d’invention d’alternative. En effet, pour ces enfants, le monde n’est pas « perdu » en regard d’un autre dont ils connaitraient et auraient vécu l’histoire. Il est en effet « leur monde », leur seul monde et c’est au sein de ce dernier qu’ils trouvent des formes d’existences. C’est dire que la peur de perdre se décline tout autrement que dans le régime nostalgique, du « nostos », du retour. Oui « il n’y a pas de revenir, il n’y a que des devenirs » comme me l’a soufflé depuis longtemps déjà le philosophe et écrivain Jean Borreil. Cet étrange catalan qui, comme Tosquelles que tu mentionnes plus tôt, n’a pas peur de « parler mal la langue d’ici », mais sait au contraire à quel point ce parler autre permet d’enfin parler avec celles et ceux qui arrivent ici – parler avec et non pour – et, par là même, de ne pas mourir d’ennui ou d’engluement dans le même toujours reproduit. Les enfants résistent à l’ennui et à la tyrannie du même qui transforme nos jours en sorte de sommeil permanent sans variation, en ne cessant d’inventer avec ce qui est, de déplacer la fonction et le sens de ce qu’ils trouvent sous leurs pieds ou de celles et ceux qu’ils voient à leur côté. Ils sont ainsi les enseignants d’une forme de conversion du regard puisqu’ils n’ont pas les yeux tournés vers le Modèle à retrouver ou la bonne finalité à laquelle accéder, mais ne cessent de l’orienter « à échelle de vivants », au niveau des autres (humains ou non) avec lesquelles ils et nous pouvons inventer nos conversations, mais aussi nos maisons communes, nos organisations collectives…

Next Day, pièce de Philippe Quesne/ campo 2014 © Martin Argyroglo

Ces enfants qui fabulent sont en même temps de grands matérialistes ou ils sont, dans la symbiose de ces deux dimensions, des praticiens d’un matérialisme fabuleux qui sait conjuguer le concret nécessaire aux « bricolages » par lesquelles on se fabrique des abris partagés et la part fictionnelle ou fabulatoire qui voit aussi dans ces constructions, toutes petites soient-elles, toutes « humbles » se veulent-elles, les soubassements vertueux d’un autre monde possible. C’est cela que nous apprennent les « jeux d’enfants » par lesquels, l’air de rien, replaçant tel élément à côté de celui-ci, inventant dans une pierre une école et dans une feuille une forêt, ils ne cessent de proposer des mondes sensibles qui, pour tenir, requiert des formes précises que l’on peut lire comme de véritables propositions d’institutions alternatives. Travailler à ces compositions de milieux de vie autres et tenables, et surtout vivables, déplace la peur en effet ou la convertit en excitation et en inquiétude telle qu’on peut l’avoir quand on tente quelque chose, quand on essaie de donner forme et vie à une autre réalité, logée dans les plis et les jeux de ladite Réalité, et qu’on aimerait voir tenir, voir durer. « Donner de la durée aux expériences », c’est le sens premier du terme « instituer » et c’est de ce genre d’institutions que se mettent au travail les enfants en même temps qu’ils échappent du même coup à la « peur » de l’Institution – ces Institutions qui ont perdu leur sens et ne sont en réalité plus que des dispositifs de contrôle social et de punition – peur qui, elle, assaille surtout « les grands » ou du moins ceux qui, comme la mère d’Anna, considèrent ces « grandes » instances établies comme les uniques détenteurs du vrai, du bon et du juste.

Les enfants que l’on suit ne sont pas pour autant totalement en dehors des Institutions, ils ne sont pas des « extra-ordinaires » ou de petits héros capables de se sauver du monde en le quittant. Ils sont de plain-pied dedans, mais ils le vivent dans une autre qualité qui permet de complexifier ce dernier et, comme dit précédemment, de l’altérer du dedans. Et cela ils ne le font pas seuls, mais avec quantité d’actrices et d’acteurs que les Institutions jugeraient « déviants » : tel médecin « trop lent » pour le rythme de l’innovation scientifico-médicale, mais capable du même coup d’être dans le temps, non urgent, de la patience qui rapproche tout autrement des « patients », tel ou telle habitant.e d’Athènes qui participe à la vie commune d’un lieu que, de loin, on dirait « pour les réfugiés », mais qui, en réalité, permettait à chacun.e, d’ici ou de là, de se mettre au travail des existences partagées – l’Hôtel City Plaza -, tel ou telle enseignant.e de Mytilène qui, pour bien faire son métier, ne le fait pas uniquement dans l’école publique, mais aussi dans l’école solidaire réunissant enfants grecs et réfugiés de Mikros Dounias… L’expérience grecque, on le comprend, a nourri beaucoup de propositions du livre et tout particulièrement donc au sujet de ces institutions alternatives. Pour quelqu’un comme Christos Giovanopoulos, co-créateur de la plate-forme Solidarity for All, il est essentiel de nommer « institutions alternatives » les dispensaires de santé mis en place au cœur de la crise économique grecque, les écoles solidaires, les lieux d’accueil « ajustés » aux trajets de vie des arrivants et non formatés dans le modèle de « l’hébergement d’urgence » ou de telle ou telle structure de « mise à l’abri ». C’est essentiel pour bien comprendre ce que ces organisations font et surtout ce qu’elles ne font pas (et que pourtant on leur a souvent reproché) : pallier aux manques de l’État, faire le « job » à sa place et ainsi encourager implicitement le lent délitement des services publics. Non, il ne s’agit pas de faire « malgré » ou de faire « au mieux » en s’étant déjà contenté du peu ; il s’agit en réalité de faire mieux au sens d’un faire plus. Tout le monde sait que le système d’éducation publique en Grèce est insuffisant : pas assez d’heures de scolarité, trop d’enfants… De ce fait, beaucoup de familles sont contraintes d’envoyer leurs enfants, après les heures d’école publique, dans des structures privées. Ce qu’ont proposé les écoles solidaires c’est justement de ne pas se satisfaire de cette alternative public-privé et de travailler en commun à la forme et qualité d’école publique que l’on souhaite offrir aux enfants. Il y a donc toute une collaboration entre enseignants de l’école « normale » et de celle alternative. C’est dire qu’il y a refus de la coupure au nom de la pureté, mais bien bricolage dans l’imparfait d’une situation afin, non pas de la réparer, mais d’inventer des manières de l’habiter autrement. On est de ce monde… mais on peut travailler en chacune de ces inscriptions au maintien de sa pluralité interne et refuser la voie de la « solution unique » et de l’absence d’alternative.

Le « vivre avec » le poison, les institutions défaillantes, etc. je le comprends bien, même l’énergie qu’il demande ou aussi génère. Par contre, le « vivre avec » peut avoir une dimension complètement différente, voire opposée et insupportable. Nous autres occidentaux, qui nous pensons relativement à l’abri, ne voulons pas de catastrophe et encore moins nous installer dedans, ou pensons tout simplement pouvoir y échapper. Pourrait-on faire la même distinction en lisant ta Conspiration des enfants – scandale pour moi, lecteur, qui ne suis pas touché par le saturnisme ni par ses addictions, et mode de survie pour Anna, gratter le mur et mâcher le plomb pour atténuer ses effets toxiques ?

Tu l’as annoncé dès le début, nous conversons donc j’ai avancé en renversant et déjà mis une partie de ma réponse à cette question ci-dessus. Mais j’aimerais ajouter une chose en lien avec cette ambivalence du « vivre avec » que tu notes et que je notais aussi plus haut en évoquant sa dérive vers le « faire avec », au sens, là, d’une certaine forme d’indifférence résignée que je vois en réalité être choisie par nombreux.se de mes contemporains. « C’est trop tard, tout est déjà fichu » « On ne peut pas sauver le monde entier » ou « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » sont les formules qu’on connait bien de cette résignation, mais elles disent aussi autre chose qui montre ce sur quoi elles reposent (et, par conséquent, là où il nous faut travailler si on veut les renverser). Elles reposent sur une conception du monde binaire et une conception du temps unique, linéaire et progressant tout droit. Autrement dit, elles sont coupées des expériences qui, elles, impliquent forcément du « plus qu’un » de l’hétérogène au croisement de quoi l’expérience se façonne (se distinguant ainsi de la réception simple et passive ). Mais elles sont aussi et surtout coupées de l’expérience de l’autre et des autres que, dans cette représentation sans expérience, on ne perçoit que comme victime à « sauver » ou « misérable » rejeté du monde que l’on ne pourrait y intégrer qu’à condition d’un accueil qui s’entend ici comme pure aide et charité… la fameuse « main tendue » qui vient relever l’autre qui, sans cela, serait perdu. Quand on fait l’expérience de ces supposés autres que sont les exilés – et qui ne sont pas plus autres que moi-même que ne l’est mon voisin.e de palier ; qui ne sont pas, parce qu’étrangers, des radicales étrangetés avec lesquelles je ne peux avoir aucune communication, aucune relation – comme on peut le faire de certains sujets dits « malades » (ce qu’ici Anna, diagnostiquée autiste, vient incarner) ou de populations dites « déviantes » comme les Roms que l’on retrouve au 3e mouvement, on sait bien que ces personnes sont toute autre chose que des victimes et des sortes de surfaces passives en attente de la « prise en main » que voudra bien leur donner nos États papa ou nos bonnes maitresses de maison.

Le livre tente de laisser place à ce que cesdits « Autres » non pas « sont » mais font ; il tente de rapprocher et mettre en commun des formes d’action qui ne cessent de dire cela : nous sommes du même monde et je crois qu’il ne peut le faire de manière « juste » qu’en insistant sans cesse sur le point de l’expérience. Autrement dit du complexe et non du simple ou du binaire qui ne sert, lui, qu’à organiser des images. Je ne voulais évidemment pas, pour exploser l’imagerie fantasmée du « misérable », me contenter de proposer la contre-image du migrant en héros. Elle est tout aussi fantasmatique ; or ce qui m’importe c’est précisément que l’on puisse cesser de condamner des vivants aux statuts de fantômes, de ces ombres qui nous frôlent, mais qu’on ne voit pas et surtout pas comme ce qui, à notre égal, vit dans ce monde, a l’expérience d’une vie dans ce monde. Aller voir du côté des vies qui s’inventent sur fond de « maladie », d’incendie, de violence de diverses sortes, permet de s’approcher de modalités d’inventions « basses », sans héroïsme, sans noblesse, mais pleines d’épaisseurs et de saveurs complexes où, en effet, le bienfait peut se trouver non dans tel ou tel « donné » (qui semble toujours déjà contaminé) mais dans l’usage qu’on en fait.

Low Life (2012) de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Agora Films

Donc oui, de loin, Anna qui mange les écailles des murs parce qu’elle y trouve un goût sucré et une forme de soulagement pour sa toux que les médecins, eux, veulent traiter en tant que symptôme d’une autre maladie qu’on a déjà pré-vue qu’elle avait (le fameux TSA que les hôpitaux publics veulent de plus en plus guérir à force de chimie… on est bien loin de l’accompagnement des enfants autistes proposé par Fernand Deligny), de loin donc, on ne peut la voir que comme étant en train de s’intoxiquer et que, très probablement, enfant condamnée. De la même manière, quand on regarde les enfants roms jouer avec les débris de fer laissés par les ouvrages des adultes, on ne peut voir qu’un danger nouveau de la contamination et ne les voir eux que comme victimes des mauvaises vies tenues par les parents. Or, si l’on se rapproche et acceptons de « perdre en souveraineté » de regard et de conception, on voit peut-être toujours les contaminations, mais on les voit différemment tout comme l’on voit les personnes concernées affairées à autre chose qu’à la seule acceptation fataliste du sort dont ils ont malheureusement hérité. On voit bien Anna manger les écailles, mais on voit aussi la source de l’intoxication non dans le geste dit « coupable » de l’enfant (qui en réalité a cette pratique de grignoter des bouts de murs comme beaucoup d’autres enfants, comme même sans doute la majorité d’entre « nous » qui, enfants, avons à un moment eu une passion pour, par exemple, la succion d’un crayon qui, pourtant, pouvait être recouvert de vernis à toxicité faible…), mais dans ce qui fait de ce mur une source d’infection alors que d’autres ne le sont pas, laissant leurs petits grignoteurs indemnes. L’appartement d’Anna et sa maman est situé en face d’une usine qui rejette des fumées toxiques et ce bien qu’elle soit une usine associée à la santé « bonne » et à retrouver : une usine pharmaceutique. Il n’y a donc ni culpabilité ni condamnation de l’enfant, il y a possibilité d’agir et, en un sens, Anna qui s’agite et agite les nuits de sa mère en toussant montre une voie de possible et de transformation. On pourrait faire la même observation pour les enfants roms comme pour les enfants qui grandissent dans les camps comme celui de Moria et qui trouvent leurs jouets dans des bricolages, faits seul ou avec d’autres adultes, de bouteilles transformées en avion ou autres inventions. Soit l’on ne voit là que désastre, victime, condamné qui subit, soit l’on accepte de regarder ce que les un.e.s et les autres non seulement inventent pour eux en « vivant avec » ces maux divers, mais aussi nous adressent comme signe concernant les auteurs du désastre (pour Moria : les polices migratoires plus que les parents inconscients par exemple) ainsi que les pistes des usages alternatifs et des formes de résistance. C’est ainsi que, au centre Mozaik à Mytilène, des personnes réfugiées ont installé un atelier de couture où, à partir de gilets de sauvetage récupérés, ils fabriquent des sacs, des trousses vendues sur place et en ligne, et, dans une ironie terrifiante doublée d’une certaine esthétique, cette vente finance les démarches des réfugiées ou les activités de Mozaik qui les accompagnent en ce sens.

Lesvos Solidarity – Safe Passage Bags Workshop : fabrication de sacs à partir de gilets de sauvetages récupérés et création d’emplois pour les exilé·es et les habitant·es de l’île

Pour le dire en condensé : choisir de faire place à ces « vivre avec », tout aussi ambivalents soient-ils et souvent dotés d’une face bien sombre, c’est insister autrement sur le refus d’ôter à cet autre, qui vit dans ces situations marquées par le désastre, toute possibilité d’agir et d’inventer son existence. Alors certes, ces agir là ne sont ni héroïques ni victimaires et en ce sens les raconter déplait surement aux idéologues abstraits comme aux humanitaires moralisants qui pour se représenter en « sauveur » de l’autre, ont d’abord besoin de le « noyer », de noyer sa part d’action et d’invention de résistance.

Repassons des bricolages bien matériels à la « vacuole fabulatoire » qui contient et donne lieu aux « fabulations soignantes ». Je me demandais si les fabulations peuvent aussi guérir, même relativement. Il me parait comme un hiatus entre d’un côté des dégâts bien physiques avec des séquelles plus ou moins réparables et de l’autre une mise en avant d’un monde fabulé qui est le propre de tous les enfants y compris de ceux qui sont classés dysfonctionnels (tu évoques les divers diagnostics – TSA (trouble du spectre de l’autisme) [anecdotique – en cherchant, curieux de ce que cela voulait dire au juste, j’ai trouvé sous le sigle une entreprise antillaise TSA-SODEGEX, spécialisée dans la dépollution et du déplombage]. Quant à l’affection des sens, je vois bien l’effet des fabulations, aussi comme résistance contre une médecine et psychiatrie envahissante, mais quid de la Soma [l’allusion à la drogue de Huxley est une coïncidence, mais comme le hasard n’existe pas…], du remède pour atténuer la souffrance physique ?

Et bien justement je crois et tente de poser dans le livre qu’il n’y a pas de hiatus, mais au contraire des circulations ou des modes d’habitations qui redoublent la qualité de ce dans quoi on est et permettent ces formes de « vivre avec » sur lesquelles nous venons d’échanger. Les pratiques de « matérialisme fabuleux » comme je l’ai appelé précédemment sont à mon sens des manières non pas de « guérir » des blessures du passé comme du présent hyper-violent, mais de « soigner » les vies qui en sont fragilisées, de les rendre possibles. La psychanalyse nous a suffisamment appris à quel point les mots créent des maux, à quel point sont destructrices les histoires dans lesquelles on nous demande, depuis enfant, de figurer ou d’interpréter un rôle que nous n’avons pas choisi (et ce dans des versions plus ou moins perverses selon les familles ou les structures au sein desquelles on grandit ), pour que l’on puisse s’autoriser à penser qu’un autre usage des mots et des histoires qu’on se donne pourrait, à l’inverse, nous soigner. Là encore, l’expérience des terrains desquels tout possible semble avoir fui et où plus rien d’une humanité commune semble, à première vue, tenir (les camps façonnés pour les réfugiés sont en effet l’exemple actuel le plus parlant) m’a mise plusieurs fois en contact de cet incroyable pouvoir des histoires soignantes et des fabulations qui rendent à celles et ceux qui les portent des puissances d’agir et de vivre. Je mentionnais Rouddy, mais il y aurait tant d’autres exemples à donner de personnes capables de tenir sur leurs jambes non parce qu’ils ont bien été à la distribution de petits déjeuners, mais parce qu’ils ont trouvé une manière d’occuper leurs journées par une action qui a du sens pour eux et les fait s’apparaitre comme acteur ou actrice engagé.e dans tel ou tel projet et donc s’apparaissant comme vivant.e agissant.e, comme résistant.e, comme inventeur, inventrice. Sans ces manières de nous inscrire dans l’expérience commune, sans la possibilité de se raconter à soi, ses proches, des étrangers… dans une narration qui nous va, on sombre bien souvent dans, non pas ces zones grises, mais ces trous noirs de l’Histoire qui, avant la mort physique, font de certains habitants du monde, des morts-vivants, des fantômes en effet.

Cyborg by Lynn Randolph. Still from Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival, a film by Fabrizio Terranova, 2017 © Icarus Films

Donna Haraway utilise aussi le terme de fabulation, mais pas tout à fait dans le même sens, car SF regroupe tout un ensemble de récits (« SF: science fiction, speculative fabulation, string figures, speculative feminism, science fact, so far ») et son point de mélange se situe davantage entre science et fiction, même si l’on ne peut jamais être sûr. Est-ce que tu pourrais imaginer un lien entre ses fabulations à elles et celles que tu développes dans La conspiration ? Un complément du moment où il s’y agit aussi de (ra)conter autrement, pas seulement des fins de monde, mais aussi des mondes possibles ? Comment placer dans cet ensemble la « parodie », une des stratégies que tu développes également ?

Oui, je pense qu’il y a beaucoup de liens entre les deux et, anecdote, je dois dire que je me suis demandé si Donna Haraway et moi n’avions pas entamé, depuis longtemps et sans le savoir, une conversation invisible, un peu comme celle que les enfants du livre ont les uns avec les autres, quand j’ai eu son dernier livre, Staying with the trouble, entre les mains. Comme tu le sais, la dernière partie est intitulée : « Camille’s stories, children of compost » et lire cela m’a surprise, touchée, fait sourire… moi Camille qui, il y a dix ans, ai co-initié avec Laurie Bellanca ce collectif kom.post dont je crois les différentes singularités qui en ont fait/ font partie ressemblent étrangement à ces « enfants » inventeurs d’histoires alternatives de Donna Haraway… Fin de l’anecdote.

Mais il y a évidemment quantité de liens et notamment celui que nous partageons avec d’autres de sentir que le vocable et le mode de pensée propre à nos disciplines (philosophiques notamment) ne permet plus de penser le monde qui va et encore moins celui qui pourrait venir. Il nous faut faire, dire, voir autrement et, pour moi, cela passe davantage par le « déglingage » évoqué, le désajustage et la reprise tordante et complexifiante. C’est notamment cela que vient jouer pour moi « la parodia » : c’est un registre dramatique qui figure, comme la comédie et la tragédie, dans le texte-patron de La Poétique d’Aristote mais, contrairement aux deux autres genres, ne renvoie à aucun « personnage ». Elle figure, dans le traité, comme case vide parce que les personnages de la parodie sont les « n’importe qui » dont les visages n’ont pas à être montrés, les sans figuration de l’Histoire, les impropres à la narration et au drame. Les enfants, notamment dans le premier mouvement, sont de grands parodistes : ils reprennent les vides en alliés, peuplent les cases blanches de quantités de formes informes qui, bien que non reconnaissables, ouvrent des possibles et surtout complexifient les visions. On ne reconnaît pas et, justement pour cela, parce que ça demande un effort du voir, un travail et non juste une acceptation des visions distribuées, on peut, par la perturbation parodique, refaire du voir une action. C’est une des propositions du livre qui, en présentant différentes visions tordues, pas déjà connues, essaie de proposer des exercices du regard permettant peut-être que collectivement on lâche les œillères confortables derrière lesquelles on s’installe pour volontairement ne pas voir. Il ne s’agit pas juste de « montrer », il s’agit plutôt de rendre désirables ces pratiques de vision-action…

Faces (2015) de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

Dans le deuxième mouvement, nous changeons de décor, un autre enfermement, pas clinique comme celui d’Anna, mais celui des exilés, ceux qui sont en surnombre, comme pourrait dire Jacques Rancière. Nous suivons les allers-retours d’Ashkan, jeune Afghan, entre l’Afghanistan, Lesbos, Athènes, la zone internationale de CDG pour n’en rester qu’aux lieux physiques, car Askhan est évidemment aussi lié à Anna, et puis à Julia, fille nomade du troisième mouvement. Le lien avec le saturnisme est plus tenu, pourtant pas absent. Tu fais bien remarquer que le nouveau camp fermé censé remplacer Moria, parti en flammes, se trouve sur le sol contaminé d’une caserne – où Ashkan finit par être renvoyé après les divers sursis heureux (l’Hôtel City Plaza, squat dans le quartier Exarchia, à Pikpa, à Mikros Dounias). Son lien avec les deux autres enfants est surtout télépathique, s’il faut trouver un mot pour la circulation de leurs fabulations, pour l’inspiration mutuelle. C’est pour montrer à la fois l’enfermement, l’empêchement de la vie et du monde – et une forme de résistance particulière et commune : « C’est ainsi qu’il reçut, dans sa prison fabulée en monde végétal, animal et minéral, cette première étrangère, nommée Julia. Prises dans les grilles de la sociologie, rien ne devrait permettre son élan vers le réfugié afghan. » Est-ce que tu pourrais préciser ce lien, que j’ai appelé télépathique dans un premier temps ?

J’ai l’impression que tu as déjà presque tout dit dans ta question ! Mais oui c’est ça il s’agit de relier ce que « les grilles de lecture » d’une certaine sociologie et science politique séparent en même temps qu’elles créent des remparts autour de tel ou tel « groupe sujet ». Je vois dans cette tendance le même enfermement dans des formes de pensée qui non seulement ne permettent plus de penser, mais aussi me semble contribuer à un certain régime de contrôle sociétal, à commencer par celui des identifications et des limitations de circulation. Chacun des mouvements propose donc des formes d’alliances improbables : on trouve des visages qui « logiquement » ne devraient pas se trouver dans tel ou tel « terrain », par exemple une petite fille rom à Notre-Dame des Landes (mouvement 3) et ce non par volonté de « surprendre », mais là aussi par enseignement de l’expérience. Des choses comme les groupements ou les inventions de formes collectives, ne « vont pas de soi » et ne sont pas toujours pour autant le résultat des « projets » et des intentionnalités. Beaucoup se fait par accident et cela compte d’autant plus que c’est par ces accidents que l’on se met vraiment à inventer : je le rappelle souvent, l’inventeur n’est pas d’abord le génie unique qui passe sa vie enfermé dans son cabinet pour proposer au monde l’idée inédite, il est aussi celui qui commence par « trouver » comme l’on trouve sur sa route, par accident, un objet abandonné. C’est quand on décide de s’arrêter, de faire cas de la chose trouvée par accident en la ramenant au « service des objets trouvés » que ce dernier vous nomme « inventeur ». Car vous participez ainsi à l’inventaire des trouvailles. Il y a de l’accident, de la torsion de route et de plan, et du commun dans l’invention.

Pourtant, tout fonctionne comme si, dès qu’il fallait raconter, représenter, théoriser des terrains d’inventions alternatives, de luttes, de mobilisation, il était nécessaire de gommer les accidents, d’effacer les incohérences, de re-répartir les actant.e.s par groupes identifiés. C’est un des torts commis par la théorie et, une nouvelle fois, par une certaine théorie des luttes qui, pour penser les alliances entre batailles, a besoin d’user du concept de convergence qui, à mon sens, trahit doublement ce dont il est question (particulièrement dans une situation récente comme celle des Gilets Jaunes). Il trahit à la fois le mouvement de rassemblement qui n’est pas forcément de l’ordre de la réunion conjonctive des chemins divers sur une route commune ou un point commun, mais il trahit aussi la singularité des concernés par le mouvement et qui ne sont pas forcément des identités repérables, dénombrables et qu’on pourrait clairement lister pour bien montrer la « diversité » comme la conjonction-addition. Ici, tout fonctionne par général et particulier, mais ce qu’il m’intéresse de voir et partager ce sont plutôt les compositions de commun le long de chemins de singularisation. Là tout fonctionne dans les deux directions : les singuliers rassemblés permettent peu à peu au commun de se distinguer et, en même temps, ce fond commun permet aux singularisations de se travailler « en relation » et non dans le mythe de la fabrique individuelle solitaire.

Ce travail de l’arrière-fond n’est pas simple à rendre perceptible, en tout cas il ne peut être rendu visible donc, oui, il me fallait trouver sans doute un espace d’opération fonctionnant comme « par delà » le regard et qui, en même temps, permet au regard ces nouvelles circulations et exercices que j’évoquais plus haut. Je crois donc que ton terme de télépathie est très juste et il me plait beaucoup ; je te le prends !

Par les lieux évoqués, nous voyons aussi que toutes ces poches de résistance qui se créent ne peuvent être que temporaires et éphémères, Mikros Dounios n’est aujourd’hui plus qu’une sorte de maternelle en dur dans le village, Pikpa a été aplati par les bulldozers comme la jungle de Calais. C’est-à-dire, il faut dans ce sens trouver toujours de nouvelles fabulations, à même des ruines que laissent les dramaturgies officielles comme tu les appelles. Comment tu t’y es installée dans ce provisoire en écrivant, est-ce qu’il y a une anticipation, même myope, possible, ou faut-il faire avec l’éphémère ? (tu l’as dit plus haut qu’au départ, ce livre devait partir d’une thèse à remanier avant de devenir autre chose). Cela vaut aussi pour « l’officialisation » de certaines solutions improvisées, trouvées et gérées par les concernées. On a l’impression que dès qu’une administration s’y mêle, c’en est fini et il faut regarder et partir ailleurs.

Il s’agit de la même installation que celle évoquée précédemment, c’est-à-dire celle qui tient dans l’après des diagnostiquées fins. Je ne suis évidemment pas en train de dire que l’on peut et que l’on devrait s’accommoder des arrêts forcés ou de la bêtise des démantèlements comme de la violence des destructions de toutes les alternatives. Il faut évidemment les noter, rendre visible tout le mal qu’elles font, mais je crois qu’il faut en même temps « faire plus » en refusant l’injonction qui nous dit : c’est terminé. Accepter ça, c’est obéir au forçage et je crois que l’on peut plutôt contrer ce dernier en lui apposant une forme, parodique peut-être, qui se nommerait persistance. Persister, rester quand on nous dit que tout est terminé ou accompagner les restes, les cendres dans leurs devenirs autres. Car il y en a toujours et je rappelle dans le livre cette magie des cendres capable de ramener leurs contraires : l’eau.

There is no desert island (2011), film de Mathieu Bouvier et Céline Cartillier, collectif kom.post. Syntagma square, Athènes.

Tout comme l’on redouble la condamnation de l’exilé en ne le voyant que comme ce « sous-homme » à sauver, je crois qu’on redouble la destruction ou du moins qu’on s’inscrit dans son sillon si l’on tourne le regard loin du terrain rasé dès que les bulldozers sont passés. Je n’ai jamais réussi à faire ça, ni à Calais, ni à Mytilène, ni à l’Hôtel City Plaza qui – il faut le rappeler – a un tel savoir des fins forcées que les principaux organisateurs du lieu ont anticipé la fermeture un an en amont en prévoyant des plans de relogement des personnes voulant rester à Athènes ou en orientant celles et ceux qui voulaient partir. Cela témoigne aussi d’un déplacement de la peur de perdre. On sait que l’on perd et que, même si l’on tient longtemps, probablement des pertes auront lieu le long du chemin. Mais cela n’empêche en rien d’agir et de faire confiance aux actes comme aux expériences qui, en effet, instituent une durée bien plus épaisse et complexe que ces successions de fin/ début/ fin/ début. C’est sans doute cette même intelligence qui fait se comporter Joaquin comme je rappelais qu’il le faisait. Il en a vu des arrêts, dont le dernier était celui de Pikpa et de Mikros Dounias, cette école en plein air dans laquelle il était aussi très impliqué. Mais il a aussi vu comment rien n’a jamais signifié radicale fin mais toujours – et parce que persistance des confiances et des durées arrimées aux expériences vécues ensemble – reprises et variation. D’ailleurs, au moment où je terminais d’écrire le livre, j’apprenais que l’école allait pouvoir à nouveau se passer en plein air, sur un autre terrain et ce parce que rien de ce qui faisait son cœur ne s’était perdu avec l’emplacement premier. Ce sont ces durées là des existences, ces durées intensives qui me passionnent et qui sans doute me font toujours, bien qu’en constant mouvement, rester.

Ensuite, je crois que je ne serais pas si binaire concernant le lien aux « administrations ». Si j’insiste sur le fait que « l’on est de ce monde » c’est aussi reconnaître qu’il est fait de toutes ces structures rouillées, ces Institutions sans sens et transformées en mauvaise gestion des populations… et que l’on ne pourra pas tout remplacer par des institutions alternatives en un seul coup. Je dirais donc que, comme l’exemple des écoles solidaires donné plus haut, il s’agit, y compris au sein des administrations, de voir qui peuvent être des alliés, comment on peut faire à côté des modes d’organisations inchangées et apparemment inchangeables en leur ôtant de plus en plus de terrain, en altérant l’établi et le trop installé du fait de s’y frotter ou en le transformant en direction de ce que l’on souhaite que soient nos structurations : des points de référence pour tous, des cadres communs et empêchant la prise de pouvoir (plus ou moins visible) des Uns contre les Autres, mais qui restent aussi, ces cadres, ouverts aux transformations du fait de leur porosité et plasticité choisies. Façonner ces structures alternatives et porteuses d’altérations relèvent, là encore, de négociations. Pas des compromissions, mais des manières plus « à niveau » d’inventer des formes d’action relevant davantage du discret sabotage que du grand remplacement… Et je crois que, politiquement, c’est important pour sortir aussi du fantasme de la pure horizontalité fuyante opposée à la Verticalité des Instances existantes. Je crois que les expériences politiques qui, ces dernières années, ont compté et ont joué autre chose que la vieille structure Parti ou la supposée innovante « ligne de fuite des pures singularités » se sont justement inscrit dans une logique de l’oblique, des circulations entre terrains des tentatives et tentatives de structurations.

Dans le troisième mouvement, nous suivons Julia, jeune nomade, et nous découvrons encore d’autres réglementations de déplacements. Julia et sa famille ne rentrent pas dans le moule préparé pour les citoyen·nes français·es, iels sont parquées sur une zone périphérique, pour qu’on ne les voie pas trop, similaire aux sorts des exilés. Leur espace de stationnement est aussi une zone polluée, comme il y en a beaucoup autour de Paris, surtout dans le 9.3 – même si le Grand Paris fait beaucoup d’efforts pour redécorer ces zones. Tu le montres à l’exemple de Triel-sur-Seine, mais ce n’est pas un cas isolé. Ce que je trouve intéressant ici, c’est comme le fil historique que tu tires avec l’intoxication au plomb des ouvriers et ouvrières travaillant au 19e dans les usines de céruse jusqu’à aujourd’hui, où les victimes finissent dans tous les cas évoqués par être coupables (peu importe s’il s’agit d’ouvriers, d’ouvrières de Roms, d’exilé•es…). Là, on dit que c’est donc le mode de vie des Roms qui les rend malades et non l’intoxication provoquée par les sols pollués de leur installation. Comment expliquer que cette inversion soit si facilement acceptée ?

Tu fais remarquer toi-même le fait que cette inversion relève d’un temps long : elle se joue ainsi avec les populations roms, comme elle s’est jouée au 19e pour les ouvriers qu’on accusait d’être responsables de leur saturnisme parce que ne respectant pas suffisamment les « gestes barrières » enseignés par les Comités d’hygiène, comme elle se joue aujourd’hui par exemple quand on fait porter toute la responsabilité coupable, meurtrière, des morts en mer aux seuls « passeurs » alors que ces derniers n’existent que parce que les personnes ne peuvent circuler de manière sure et légale et que, donc, les premiers auteurs du drame sont les actuelles politiques / polices migratoires. Faire porter la responsabilité sur l’autre que l’on a pris soin de faire figurer en sous-homme, en brute voire en monstre, permet surtout aux autorités concernées de se dédouaner de toute culpabilité. Par exemple, pour les 27 personnes décédées alors qu’elles ont appelé à l’aide France et Angleterre pendant plus de 12 heures sans qu’aucun des deux pays ne fasse autre chose que renvoyer la balle à l’autre : les premiers coupables et pouvant être en toute légalité accusés de « non-assistance à personne en danger » (entre autres griefs) ce sont les deux gouvernements. Or, d’emblée, chacun des deux a pris la parole publique pour dénoncer le passeur… et le tour est joué.

Maintenant, comme avant, c’est tellement énorme comme manipulation que oui on n’y croit pas et on continue de se demander « comment est-ce accepté », « comment est-ce acceptable » ? Il y a beaucoup à dire, mais je crois qu’il faut commencer par se rappeler que cette logique est structurante de tous nos mythes et narrations fondatrices : on est habitué à voir passer la victime en coupable (regarde Œdipe pour ne nommer que lui), ça fait partie presque de la culture commune, tout comme c’est fondamental dans la morale religieuse. Le fait que ce soit une narration convenue, un scénario qui roule permet je crois que l’on entretienne à son égard un rapport « accoutumé », de routine, qui sert si bien les diverses formes actuelles de banalisation du mal.

Comme tu l’as noté en me lisant, je n’arrive pas à me faire à ces acceptations. Pas plus qu’aux œillères qu’on choisit de garder, pas plus qu’au sommeil de plomb dans lequel on accepte de rester plongé. Mais plutôt que de hurler le scandale – qui visiblement ne se sent plus, car il est pris dans cette même narration qui lisse et ne fait pas de vague… « oh c’est terrible !! mais… c’est comme ça » – j’ai choisi, je crois, de revisiter ces histoires, les histoires où des personnes et populations sont prises dans cette machine de la criminalisation qui a aussi pour force d’agir vite « comme par magie » et de ne pas laisser le temps qu’on la fasse dérailler. Retourner sur ces scènes des torts et des traitements injustes c’est encore une fois étirer le temps dans les deux directions : refuser que les affaires soient réglées et que les coupables véritables gardent leurs masques des bons patrons ou bons pères, mais ouvrir aussi des formes de veilles contre la reproduction de ces scènes ici et dans les temps qui viennent.

Merci beaucoup, Camille pour tous ces éclaircissements, renversements et débordements – une conversation à suivre, temporairement suspendue ici, prête à reprendre à tout moment. Je voudrais terminer, si tu le veux bien, par une citation de Don DeLillo, extraite d’Outremonde (1997), parce ce qu’elle indique bien l’entre-deux fragile dans lequel nous pourrions poursuivre : « Le vent portait la puanteur [de la décharge Freshkills] à travers le marais.
Brian prit une profonde inspiration, il emplit ses poumons. Voilà le défi auquel il aspirait, l’assaut contre sa complaisance et sa vague honte. Comprendre tout ça. Pénétrer ce secret. La montagne était là, offerte à la vue, mais personne ne la voyait ni n’y pensait, personne ne savait qu’elle existait sauf les ingénieurs, les hommes d’équipe et les riverains, un dépôt culturel unique, cinquante millions de tonnes lorsqu’on célébrerait son achèvement, taillée et modelée, et personne n’en parlait sauf les hommes et les femmes qui tentaient de la gérer, et il se voyait pour la première fois comme un membre d’un ordre ésotérique, ils étaient des adeptes et des voyants, façonnant l’avenir, les urbanistes, les gestionnaires de déchets, les techniciens du compost, les paysagistes qui allaient construire ici des jardins suspendus, créer un parc un jour à partir de tous les types d’objets de désir usagés, perdus et érodés. »

Camille Louis, La conspiration des enfants, collection perspectives critiques, PUF, octobre 2021, 336 p., 22 € — Lire un extrait