La Cerisaie de Tchekhov est pour moi la plus belle pièce écrite pour le théâtre, parce qu’elle raconte sur un mode intime et grâcieux l’histoire collective et universelle de la disparition. Mort des arbres, destruction de la beauté, fin d’une époque, primauté du rentable sur l’inutile… Les trains passent et chacun garde au fond de soi sa propre Cerisaie fragile mais éternelle. Une Cerisaie à la Comédie Française pour les fêtes de fin d’année : un vrai cadeau ?

Ma déception est presque immédiate.
Le plateau est totalement envahi, obstrué par une façade de datcha en lambris qui occulte toute perspective. On comprend bien l’effort de reconstitution du domaine russe au début du siècle, mais la lourde construction fait décor en deux dimensions, sans ouverture vers l’ailleurs, vers la rêverie. Lambris aux murs, parquet au sol : les seuls arbres de cette Cerisaie demeureront obstinément morts, alignés en lattes plus ou moins vernies comme si les haches des promoteurs avaient déjà depuis longtemps fait leur office. La scénographie se pose d’emblée comme un cercueil, sans vie ni poésie. La beauté de la propriété nous étant refusée, comment comprendre la nostalgie qui habite tous les personnages ? Au mieux, le mur de bois sur lequel sont accrochés portraits de famille anciens et tableaux du siècle dernier évoque la maison de famille bourgeoise. Mais ce mieux réduit singulièrement les enjeux de la pièce, ramenée à un huis clos désargenté.
Clément Hervieu-Léger nous enferme dans un univers dépourvu de nature, que seules quelques croûtes néo-impressionistes et une très laide toile peinte au deuxième acte évoqueront, mal. Faut-il chercher les fleurs de cerisier sur le kimono brodé de Lioubova ? peut être… mais à ne jamais entrevoir le verger enchanté, on finit par ne plus très bien comprendre de quoi il est question ici et ce que la vente tant redoutée fera disparaître. La symbolique du verger, idéal insauvable — voir à ce sujet le très beau livre de Georges Banu publié chez Actes Sud et en vente à la librairie de la Comédie Française — demeure absente de ce plancher où ne se croisent finalement que quelques bourgeois inconsistants.
Les éléments réalistes, l’indispensable billard du troisième tableau, un inutile samovar au lointain ponctuent un plateau qui reste par ailleurs peu habité, traversé plus qu’occupé par des acteurs précis mais sans fantaisie. Loubiova, jouée par Florence Viala, est en particulier très raide, tout en force, presque insupportable à force d’être tonitruante. Son frère Gaev, ce grand enfant charmant, demeure si discret qu’il passe presque inaperçu pendant tout le spectacle. Les jeunes filles sont plus touchantes, Varia en particulier, très tendrement portée par Adeline d’Hermy. Les rôles sont si beaux qu’ils servent à merveille ces comédiennes de métier. Les comédiens du Français montrent combien ils sont de bons techniciens — les quelques passages chantés ou dansés du troisième tableau sont parfaitement maitrisés mais la mécanique tourne à vide : sans grâce ni fantaisie, la fête ne bat jamais son plein, le désenchantement gagne la salle alors qu’il devrait habiter la scène… La pièce repose finalement sur le seul personnage de Lopakhine, brillamment interprété par Loïc Corbery qui met ici sa vivacité au service de belles émotions. Les dilemmes et hésitations de cet annonceur d’un nouvel ordre économique et social, toujours épris de l’insouciance passée, sont finement représentés par un jeu nerveux, nuancé. On sent chez ce Lopakhine l’amoureux qui ne peut se déclarer, le bourreau malgré lui, le Cassandre ignoré… Le 22 décembre, pour cause sanitaire, Loïc Corbery était, par ailleurs, le seul acteur à jouer masqué. Au-delà de la performance qu’il convient de saluer, ce masque unique conférait au personnage un caractère particulier, dissimulé, comme honteux de son argent et de ce qu’il en fait. Bandit légitimé par le nouvel ordre du monde, pirate sans panache, voyou malgré lui, il cristallise sur ses hésitations toute l’émotion de la pièce. Là encore, on n’est pas tout à fait dans l’humeur de Tchekhov dont une des grandes forces est de faire travailler le groupe, l’ensemble, sans servir un rôle au détriment des autres.
La scène finale , l’abandon de Fiers pendant que retentissent les haches, sonne l’hallali sans grâce de cette histoire d’un autre âge : Michel Favory, assez convaincant par ailleurs, passe la tête à peine les derniers habitants de la Cerisaie sortis et s’allonge rapidement sur le lit, élément lourdement récurrent de cette scénographie didactique. Quand le tableau cloué au mur, qui représente un verger, s’effondre avant le noir final, on trouve le symbole bien grossier… Je garde le souvenir ému du corps nu du vieillard qui, une bougie à la main, revenait littéralement hanter le plateau déserté à la fin de la mise en scène de Lavaudant (odéon 2004). Bien sûr, d’autres propositions sont toujours possibles. Mais Clément Hervieu-Léger exécute ici La Cerisaie, comme une figure imposée de son parcours de metteur en scène, plus heureux dans d’autres réalisations.
Plus de planches que de cerisiers en fleurs au final : tout est trop rapide, trop raide, trop mesuré. C’est joli, parfois, c’est propre, toujours, mais ça ne raconte pas grand-chose. Un peu comme le sapin qui décore le hall d’entrée du theâtre…
Je me surprends à rêver à ce qu’en aurait fait un Gosselin qui a préféré ressusciter et j’attends les prochaines mises en scène de la plus belle des pièces de théâtre par Tiago Rodrigues à L’Odéon en janvier et Christian Benedetti à Alfortville à partir du mars 22 dans « Tchekhov 137 évanouissements.
Tchekhov, La Cerisaie, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, traduction André Markowicz et Françoise Morvan, scénographie Aurélie Maestre, Comédie Française, 2 h, salle Richelieu jusqu’au 6 février 2022 — avec Michel Favory, Véronique Vella, Eric Génovèse, Florence Viala, Julie Sicard, Loïc Corbery, Nicolas Lormeau, Adeline d’Hermy, etc.