Aussi remarquable que passionnant : tels sont les deux termes qui viennent immanquablement qualifier le nouvel essai de Jacques Rancière, Le Temps du paysage qui vient de paraître à La Fabrique. A la croisée des 18e et 19e siècles, Le Temps du paysage identifie et cristallise ce moment dans l’histoire au cœur duquel le paysage ne renvoie plus à une simple question d’aménagement mais vient profondément affecter les sens et les critères de la beauté et de l’art. Ce moment de bascule dans la conception de la nature ne manque pas de faire plus largement écho à notre temps en nous posant la question de l’écologie. Autant de raisons pour Diacritik de rencontrer le philosophe et de l’interroger le temps d’un grand entretien sur son essai, sur sa méthode sans oublier l’écologie, la ZAD et le bac blanquer.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre stimulant nouvel essai, Le Temps du paysage. D’emblée, vous indiquez, en préambule à votre réflexion, qu’il s’agit pour vous ici de considérer en quoi « le paysage s’est imposé comme un objet de pensée spécifique. » Mais comment le paysage comme scène de naissance de l’esthétique s’est-il imposé à vous ? Y a-t-il une lecture précise qui a favorisé chez vous un intérêt pour les jardins et la question des paysages ?
Les jardins ont joué un grand rôle dans ma vie et formé la sensibilité qui anime plus généralement mon regard sur les choses. Après cela, il y a la question plus précise de mon intérêt pour les textes qui, au dix-huitième siècle, ont fait du paysage un objet de pensée. La chose, en fait, remonte à loin.
J’avais lu une première fois les récits des voyages de Gilpin dans le Cumberland et l’Écosse il y a plus de quarante dans le cadre d’un cours sur la naissance de l’esthétique où je cherchais à éclairer par ce type de description de paysage la vision kantienne du sublime. Vers la même époque, je m’étais intéressé à ce voyage du jeune Wordsworth en direction des sommets alpestres qui s’était transformé en voyage dans la France révolutionnaire. Lorsque j’ai entrepris cette sorte d’archéologie du régime esthétique de l’art qui a abouti à Aisthesis, j’ai songé à reprendre ce travail mais j’y ai renoncé d’abord parce que l’accès aux textes était devenu difficile, mais peut-être aussi parce que mon approche du régime esthétique de l’art passait beaucoup à cette époque par les thèmes de la totalité défaite et de l’action fragmentée ou immobilisée qui permettaient de marquer la rupture avec l’ordre représentatif.
Depuis ce temps la numérisation s’est accélérée et le travail sur les textes de cette période est devenu beaucoup plus facile. C’était donc le bon moment pour reprendre cette recherche en l’élargissant pour étudier non plus simplement les descriptions de paysages « sublimes » mais le rôle plus global de l’art des jardins et du paysage dans la formation du régime esthétique de l’art. Ce qui est alors devenu central est le rôle de ce paradigme nouveau des libres « scènes » de la nature qui proposent une claire alternative au modèle « architectural » de l’œuvre artistique qui domine à la fois la logique représentative et le modernisme imaginaire.
Pour en venir au cœur de votre propos, Le Temps du paysage identifie et cristallise un moment dans l’histoire, celui où, à la croisée des 18e et 19e siècles, le paysage se donne sous un nouveau jour, celui où le paysage devient une question non plus d’aménagement mais vient affecter les sens et les critères même de la beauté et de l’art.
Ma question serait la suivante : en quoi l’ensemble de ces bouleversements viennent affecter la notion même de nature ? En quoi cette nouvelle conception de la nature est à considérer comme un fait fondateur de l’esthétique ? S’agit-il pour vous de montrer que, d’une certaine manière, la notion de « nature » n’a rien de naturel, qu’elle est avant tout une construction culturelle ?
Pour moi cette démonstration n’était pas à faire. Il est clair que la « nature » a été une notion philosophique ou poétique avant d’être un spectacle que l’on contemple. Ce qui se passe au 18° siècle, c’est précisément la transformation de cette notion en une réalité sensible. Jusque-là, la nature, c’est une idée abstraite, l’ordre des choses, le principe interne de leur développement. Il n’y a pas le moindre soupçon de verdure dans les sept définitions du mot « nature » que donne en 1694 le Dictionnaire de l’Académie. Et si les « Arts poétiques » commandent d’imiter la nature, c’est de nature humaine qu’ils parlent. En demandant aux poètes ou aux peintres de représenter la nature, ils leur demandent de représenter des actions ou une situation de façon à rendre identifiables les passions qui font agir des personnages ou les sentiments qu’une situation leur inspire et à construire entre les événements qui leur arrivent un enchaînement causal vraisemblable. C’est cela qui change au 18° siècle.
Lentement le mot « nature » va se mettre à signifier le spectacle des bois, des champs, des eaux ou des rochers. Il va le faire dans la mesure où ce spectacle s’identifie au « naturel » dans un autre sens : le naturel comme opposé à l’art, à ce qui est le produit du cerveau et de la main de l’homme. A partir de là s’opère le renversement décisif : la nature n’est plus le modèle que l’artiste doit imiter. Elle est artiste elle-même. Elle crée ce que les théoriciens anglais de l’art du paysage appellent des scènes : tout un jeu d’apparences formé par la réunion de la terre, des arbres, de l’eau, des rochers, de la lumière. Mais aussi elle est une artiste d’un genre tout nouveau : une artiste qui est telle dans la mesure même où elle ne veut pas faire de l’art. Le pittoresque des scènes est le produit de deux « vertus » paradoxales, la « négligence » et « l’accident », directement opposées à celles qui normalement caractérisent alors l’art. C’est cela qui fait l’importance de cette « nature » pour la révolution esthétique où l’art se définit précisément par l’identité entre quelque chose qui est fait, qui est l’objet d’une volonté, et quelque chose qui n’est pas fait, pas voulu. La « nature » productrice de scènes est la première figure de cette identité de l’art et de l’absence d’art qui va être au cœur du régime esthétique.
Considérant ce moment de bascule dans la conception du paysage, vous démontrez ensuite avec force combien la nature n’est pas une notion reléguée en quelque sorte à la nature, au décor, mais joue une part active sinon centrale dans la vie politique et sociale. Vous dites ainsi : « On ne touche pas à la nature sans toucher à la société qui est censée obéir à ses lois. » Nouveau partage du sensible, en quoi le paysage induit-il un nouveau partage du politique ? En quoi le temps du paysage peut-il même être considéré comme le temps d’une profonde mutation sociale ?
Je ne parlerais pas de mutation sociale mais de mutation dans la manière de représenter ce qui tient une société. Que la société et le gouvernement soient bons dans la mesure où ils sont « conformes à la nature » est, depuis le temps de Hobbes, une évidence partagée. Mais pour Hobbes cette conformité se reconnaissait en étudiant les passions des hommes. En revanche, quand la nature se met à désigner une combinaison de terre, d’arbres, d’eau et de lumière, elle va fournir une image directe de l’ordre social. Au départ, c’est un modèle d’ordre, et il y a une opposition assez simple entre deux types d’ordre. Le parc à l’anglaise avec ses lignes courbes, ses contours adoucis et ses groupes de grands arbres, symbolisé par l’œuvre de Lancelot Brown, est censé s’opposer au parc à la française, avec ses lignes droites et sa symétrie, de la même façon que la monarchie libérale anglais et la gradation « naturelle » des rangs sociaux s’opposent à l’absolutisme symbolisé par Versailles. A l’époque de la Révolution, bien sûr, c’est contre les révolutionnaires, niveleurs des différences sociales, que la critique de l’absolutisme » français est retournée par le philosophe de la ligne courbe, Edmund Burke. Mais entre-temps, le modèle de la ligne courbe a lui-même été contesté dans son pays. Les théoriciens et les polémistes du pittoresque comme Uvedale Price et Richard Payne Knight ont montré que les grands espaces doucement vallonnés des parcs à la Brown sont le produit d’une volonté aussi autoritaire que les parcs de Le Nôtre et qu’ils font, eux aussi, violence à la nature pour construire un décor qui isole et emblématise l’orgueil propriétaire. Ce sont eux, les vrais « niveleurs ».
Payne et Knight opposent à ce despotisme architectural une image de la nature comme forme de liaison libre et égale où les arbres, les eaux, la terre, etc. composent une unité dans la mesure même où ils se mélangent sans sélection, règles ni hiérarchie. Mais aussi ils opposent au modèle architectural un autre art, celui des peintres de paysage qui sont les vrais « libéraux » puisqu’ils laissent sur leurs toiles les végétations se mêler aux portiques des palais et y accueillent sans discrimination les petites gens, leurs cabanes, leurs bestiaux et leurs charrettes, tout ce que le despotisme architectural et propriétaire cherche au contraire à pousser hors de la vue en même temps qu’ils cherchent à liquider les commons. Le jardin naturel alors n’est plus un modèle d’ordre mais de communauté. Il montre comment des individualités composent librement une communauté. Ce modèle de la sympathie des êtres qui vient s’opposer au modèle autoritaire de l’ordre imposé par une volonté souveraine. Mais bien sûr les deux sont susceptibles de se mêler et c’est ce qui est arrivé dans la Révolution française où la sympathie nouvelle des êtres sensibles vient rencontrer les rigueurs de la loi.
Dès l’avertissement du Temps du paysage, vous indiquez qu’il faut considérer ici votre propos comme un ajout sinon comme une scène supplémentaire parmi la quinzaine dont se composait Aisthesis paru en 2011 et que vous présentiez déjà à l’époque comme un livre « à la fois fini et inachevé ». Ma question porte ici sur la méthode que vous employez et notamment l’usage que vous faites de la « scène » comme mode de saisie du tournant esthétique.
En quoi la scène s’impose pour vous comme le dispositif herméneutique capable plus que nul autre de cristalliser un tour de pensée ? En quoi votre réflexion se doit-elle d’emprunter à la dramaturgie pour se mettre en intrigue ? Vous parliez de la scène dans Aisthesis comme d’« une petit machine optique qui nous montre la pensée » : la scène serait donc finalement une manière de révélateur d’un inconscient, une manière de Urzene de notre temps, une scène primitive où se dessinent les grandes lignes esthétiques dans lesquelles, encore aujourd’hui, nous évoluons ?
L’idée de la scène, telle que je la mets en œuvre n’a rien à voir avec l’idée d’une scène primitive telle qu’elle fonctionne dans la tradition psychanalytique. Je ne pratique pas un mode d’interprétation qui renverrait d’une surface sensible à une machinerie inconsciente située en-dessous. Il n’y a pas pour moi d’inconscient de la modernité. Il y a des transformations diverses, hétérogènes qui changent les modes de visibilité et d’intelligibilité des pratiques et composent par là une autre topographie du monde commun. Il y a ainsi au 18e siècle toute une série de nouveautés qui vont soit se développer en parallèle, soit converger : la redécouverte d’une autre antiquité suscitée par les fouilles d’Herculanum, la constitution de l’idée d’une « histoire de l’art » chez Winckelmann, la naissance des musées d’art et leur ouverture au public, la naissance d’une musique instrumentale autonome, la mutation des paradigmes de l’art des jardins et de l’idée de nature, la découverte des paysages « sublimes », le rassemblement dans la capitale française des œuvres pillées dans les pays conquis, l’apparition de l’« esthétique » dans la philosophie. Entre tous ces éléments, il y a, bien sûr, toute une série de recoupements mais absolument pas un tremblement de terre unique d’où émergerait un continent nouveau.
Pour penser ces recoupements la scène s’impose pour deux raisons : d’une part, c’est une méthode de l’immanence qui refuse la séparation scientiste entre les réalités matérielles d’un côté et les représentations qu’on s’en fait, de l’autre. La scène permet de voir comment des modes nouveaux de visibilité, de sensibilité et d’intelligibilité se constituent autour d’œuvres ou d’événements singuliers. Du même coup, elle évite la déperdition de sens propre à la méthode encyclopédique qui finit par tout noyer à force de vouloir tout inclure. Mais elle n’oppose pas à ces généralités exsangues un fétichisme de la particularité. C’est l’opposition même du particulier, pensé comme l’élément à expliquer, et de la généralité, pensée comme la puissance explicatrice, qui est remise en question par le modèle dramaturgique.
Plus largement, s’agissant toujours de votre méthode, la scène de la nature et des jardins qu’expose Le Temps du paysage montre combien votre propos se détourne délibérément de toute visée encyclopédique ou prétendument exhaustive pour lui préférer, avec force, la collection de scènes. Ma question est la suivante : s’agit-il pour vous, par ces constellations de scènes que vous présentez d’un essai l’autre, de constituer une histoire non des preuves mais bien plutôt des traces ? Ne peut-on pas finalement y voir une manière d’œuvrer qui ne serait pas loin de la collection d’images qu’envisageait Aby Warburg, une collection où métaphore et métonymie se confondent pour saisir des instants précis ? Est-ce qu’enfin cette collection de scènes dérobées, non visibles à l’œil nu, ne dessine pas une manière de contre-histoire ?
Contre-histoire, oui. Mais il y a deux distinctions à faire. Les scènes ne sont pas des images qui prendraient sens seulement dans le montage qui les rapproche sur une planche comme dans l’Atlas de Warburg. Elles renvoient les unes aux autres pour constituer une autre histoire mais elles le font en tant que chacune est déjà construite en elle-même, comme une matrice d’intelligibilité. La scène construite autour d’une remarque cursive du professeur Hegel sur un tableau de Murillo, c’est déjà une manière de faire exploser l’histoire « moderniste » de l’autonomisation de l’art en montrant comment c’est un tableau de genre « populaire » qui vient illustrer cette autonomie qui elle-même est une conséquence paradoxale de la Révolution française qui a arraché les toiles à leur destination normale dans un monde marqué par la hiérarchie des destinations. De même, une querelle sur l’aspect des jardins dans l’Angleterre des années 1790, c’est déjà une manière de comprendre la constitution du régime esthétique de l’art, la façon dont celle-ci se formule chez Kant et son rapport avec le bouleversement politique de la Révolution française. Et chacune de ces scènes aide à lire les autres.
La description du Torse du Belvédère par Winckelmann définit un rapport paradoxal de la partie au tout qui éclaire la façon dont les arts de la performance utiliseront la fragmentation des mouvements et des actions. Mais inversement le regard porté sur les performances des Hanlon Lees ou de Chaplin permet de lire tout autrement ce texte de Winckelmann souvent réduit à la simple expression d’un idéal « néo-classique ». Donc les scènes ne sont pas des preuves au sens de l’enchaînement démontré des antécédents et des conséquences. Mais ce ne sont pas non plus des traces d’un processus qui serait sous-jacent, invisible. La plupart des documents que j’ai utilisés dans la construction de mes scènes esthétiques ou – plus anciennement – dans La Nuit des prolétaires ou Le Maître ignorant appartenaient à une scène de visibilité bien constituée.
Jacotot a été illustre en son temps et Loïe Fuller infiniment plus célèbre que Mondrian, Kandinsky ou Duchamp dans le sien. Simplement ces scènes ont été oubliées pour mettre chacun à sa place et constituer les histoires téléologiques de la modernité.
Ce qui frappe à la lecture du Temps de paysage, peut-être plus que dans vos autres essais, c’est l’attention vive et soutenue que vous accordez, devant les textes que vous lisez, à la question centrale de la réinterprétation. On a ainsi le sentiment que le passage d’une nature à une autre n’induit pas des ruptures dans la manière de faire ou de construire. Il y a chez vous une manière de défaire les mythologies de la modernité tant, notamment pour les jardins, le passage d’une nature à une autre procède avant tout d’une décision de réinterprétation de ce qui fait art ou de ce qui ne fait pas art.
Diriez-vous ainsi que la césure historique, à la croisée des 18e et 19e siècles, provient d’une réinterprétation des faits plus que d’un nouveau mode d’agir ? Est-ce que la réinterprétation n’est pas chez vous une dynamique, un mouvement cinétique qui agite matière et pensée de manière indémêlable ?
Je ne parlerai pas de réinterprétation parce que ce terme suppose qu’il y a d’abord un processus objectif et ensuite un discours qui vient en modifier le sens. Or tout mon effort a consisté à montrer que la « réalité » d’une pratique ne va pas sans les mots qui la désignent et l’interprètent. C’est dans le présent même du processus que les mots qui interprètent viennent requalifier des manières de faire. Il se peut que cette requalification advienne sans que les manières de faire soient changées. C’est exemplairement le cas pour le mot « littérature » auquel Madame de Staël en 1800 invente une signification toute nouvelle sans proposer ni diagnostiquer aucun changement dans les manières d’écrire. C’est un peu différent dans des arts comme l’architecture ou l’art des jardins qui supposent toute une ingénierie pour mettre en œuvre un modèle et donc une certaine exemplarité des réalisations donnés à la vue. Mais on voit dans Le temps du paysage que la mutation passe aussi par des textes polémiques, des récits et des poèmes écrits par des gens qui ne réalisent pas de jardins mais changent le regard porté sur eux et avec lui le sens des mots de nature et d’art. Et c’est aussi dans ce présent que les temporalités s’entremêlent.
Quand Uvedale Price veut donner le modèle d’un jardin où la liberté et l’égalité naturelle sont respectées, il va le demander aux peintres de paysage du siècle précédent et notamment aux tableaux de Claude Lorrain où les arbres poussent quelquefois des branches entre les colonnes des portiques. Ses contemporains se moquent de lui et disent qu’il propose des maisons à regarder et non à habiter tandis que nous aurions plutôt tendance à trouver bien modeste l’audace de ces branches qui caressent quelquefois les portiques de Lorrain. Mais on peut aussi dire que ce qu’il définit par avance, c’est la villa du type de Fallingwater de Frank Lloyd Wright où l’union du dedans et du dehors, seulement rêvée par Price, sera rendue possible par les matériaux nouveaux du ciment, de l’acier et du verre. Dans ce cas l’idée aura précédé de loin la réalisation. Entre manières de faire et les manières de dire, il y a donc à la fois des phénomènes d’indépendance et d’interdépendance mais aussi d’écarts temporels qui rendent les mythologies de la modernité dérisoires.
Ma question suivante voudrait porter sur la terminologie que vous employez et son évolution au cours de votre œuvre, notamment dans Le Temps du paysage. Depuis un certain nombre d’essais, vous avez comme renoncé à employer une expression ou tout du moins vous usez moins du « régime esthétique des arts ». Y aurait-il chez vous une réticence à recourir à cette notion qui, pourtant, fonde une large part de votre pensée, et si oui, pourquoi ?
Plus largement, ce qui ne manque pas de frapper dans Le Temps du paysage, c’est l’absence d’un terme, celui de « romantique » alors que le 19e siècle naissant dans son nouveau rapport lyrique à la nature est souvent qualifié de « romantique ». Pourquoi, dans Le Temps du paysage, ne pas user de ce terme de « romantisme » ? Vous aviez souligné dans Le Partage du sensible le « faible intérêt de la notion de modernité » : est-ce que le mot même de « romantisme » et ce qu’il revêt subit le même destin conceptuel pour vous ?
J’ai cru nécessaire, à un moment donné, de mettre en place certains cadres conceptuels pour introduire un peu de clarté dans le brouillard qui me semblait régner dans les domaines de l’esthétique ou de l’histoire de l’art et dans l’emploi même du mot art. C’est ainsi que j’ai essayé dans Le Partage du sensible de définir les trois régimes – éthique, représentatif et esthétique – comme principes d’intelligibilité globale des évolutions qui ont traversé les arts et affecté le sens même du mot art. Mais ces notions ne sont pas des classifications et quand j’écris sur un sujet particulier, je ne me crois pas obligé de m’y référer explicitement pour montrer que ce cas vérifie ma théorie. Je n’aime pas les poteaux indicateurs. J’aime mieux attirer l’attention sur les processus singuliers des mutations qui affectent telle ou telle pratique spécifique, le regard qu’on porte sur elle et les notions avec lesquelles on la pense. Pour cela je travaille prioritairement avec les catégories dans lesquelles ces mutations ont été pensées par ceux qui les ont opérées ou interprétées. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que je les valide comme telles. Mais c’est à partir de leurs usages, de ce que les contemporains ont voulu leur faire dire ou de leurs querelles sur ce qu’elles signifient que l’on peut percevoir ce qui se passe et non par des notions globales et élastiques comme classicisme, romantisme, modernité ou autres.
« Romantisme » est une notion particulièrement élastique. Quand j’étais écolier, on nous le définissait par le « sentiment de la nature ». Or on peut vérifier que, là où la notion a connu une élaboration spécifique forte – comme chez les frères Schlegel ou chez Hegel qui leur répond à distance –, il n’est question de rien de tel : le romantisme y est le règne de l’intériorité spirituelle qui n’a que faire de lacs, rochers ou cascades. Et inversement dans les descriptions et les débats qui ont marqué ce « temps du paysage » qui est l’objet de mon livre, cette notion ne joue quasiment aucun rôle. Le dix-neuvième siècle pourra ultérieurement appeler « romantiques » les paysages dont je parle mais ce n’est pas la notion de romantisme qui en a constitué la forme de visibilité. Si je construisais une scène autour de la création de la Neuvième de Beethoven ou de la Symphonie fantastique de Berlioz, il y aurait lieu de mettre au travail cette notion qui est opératoire pour dire ce que les auditeurs de ces concerts y ont entendu. Mais pour les jardins et les paysages dont je parle, elle ne pourrait servir qu’à ramener les spécificités d’un mode de perception et d’interprétation à des notions vagues et convenues.
Le Temps du paysage ne manque pas d’interpeller en filigrane son lecteur sur une question d’actualité qui place la nature en son centre, à savoir, bien évidemment, l’écologie. Selon vous, est-ce que l’écologie, telle qu’elle s’est actuellement développée, notamment politiquement, constitue pour vous un nouveau temps du paysage ou s’agit-il du prolongement du paradigme que vous identifiez, de la poursuite naturelle, oserait-on dire, de ce changement esthétique que vous relevez au tournant du 19e siècle dans la perception même de la nature ?
L’écologie a bien des aspects que je connais mal. Dans sa figure dominante banalisée, il ne me semble pas qu’on puisse la considérer comme une pensée du paysage. C’est d’abord une pensée de la terre et de ses transformations globales : réchauffement climatique, montée des eaux, épuisement des ressources naturelles, etc. Certes au « temps du paysage » on s’inquiétait déjà des interventions humaines qui faisaient violence à la nature et la défiguraient. Mais il ne s’agissait pas de préserver la nature comme ensemble de ressources nécessaires à la vie. Ceux qui avaient cette vision économique de la nature comme réserve de ressources étaient les « autres », ceux qui voulaient la soumettre aux lois de l’exploitation. Aujourd’hui l’écologie, dans sa version dominante, veut lutter contre les conséquences de cette exploitation devenue surexploitation mais doit elle-même adopter pour cela la vision économique de la nature. Aussi se préoccupe-t-elle des grands équilibres plutôt que des propriétés des paysages. D’un côté, donc, les paysages qui l’illustrent sont des paysages négatifs, des signes du désastre annoncé, comme les glaciers qui fondent. De l’autre, il est clair que la « végétalisation » dont nous gratifient nos édiles est pensée en termes de régulation du carbone et de l’oxygène et pas du tout en termes de paysage, comme en témoignent les navrantes jardinières qui se mettent à encombrer nos trottoirs. Il en va différemment dans les combats écologiques spécifiques qui visent à préserver non pas « la vie sur la planète » mais un milieu de vie spécifique fait de la rencontre d’un certain nombre de composantes qui sont défendues ensemble : des activités agricoles, un pouvoir collectif des habitants d’un lieu sur ce lieu, une réserve de diversité végétale et animale mais aussi une certaine harmonie de la terre, des eaux, des arbres et de la lumière qui en fait un espace sans destination où l’on aime se promener ou simplement porter ses regards. On a là une écologie qui pense les milieux et les formes de vie à l’écart du modèle économique dominant et où la notion de paysage retrouve sa place.
Afin de poursuivre les échos contemporains que ne manquent pas de susciter Le Temps du paysage, j’aimerais revenir, si vous le permettez, sur votre formule : « Un paysage est le reflet d’un ordre social et politique. » S’agissant de notre temps, d’évidence, un paysage s’impose : celui de la ZAD comme à Notre-Dame-des-Landes. Diriez-vous ainsi que la ZAD se donne comme le modèle de paysage de notre temps ?
Dans le cas de la ZAD , on a l’indissociabilité d’un espace concret et d’un processus qui se construit autour de lui, autour de son usage et de son aspect. Le terme même de ZAD est issu du langage administratif où il désigne la disponibilité d’un territoire pour un aménagement planifié. De ce point de vue-là, c’est un non-paysage. Le paysage est en effet un espace à disponibilité limitée, un espace qui échappe aux opérations de maîtrise et d’exploitation. C’est cette signification du paysage qui s’est exprimée quand le sigle ZAD a changé de sens et que la zone à aménagement différée est devenue une zone à défendre. La défendre, je le disais auparavant, c’est défendre à la fois un espace utile (à l’agriculture et à la vie) et un espace soustrait aux contraintes de l’utilité, un espace qui est les deux à la fois. Dira-t-on pourtant que la ZAD est le paysage de notre temps ? C’est plutôt un paysage qui symbolise les luttes de notre temps, un point de rencontre entre les pratiques d’occupation qui appartiennent à la tradition de la lutte sociale et des pratiques militantes nouvelles nées du combat écologique. Après tout le bocage a déjà conjugué dans le passé l’idée du lieu de vie avec celle du terrain d’embuscades.
Ma dernière question voudrait porter sur le temps que nous vivons et notamment sur la vive contestation sociale que nous connaissons avec le mouvement contre la « réforme » des retraites et les « réformes » Blanquer des lycées et, plus largement, de l’école. Si on sait que vous êtes intervenu il y a peu à la Gare de Vaugirard aux côtés des cheminots, on sait aussi que vous avez écrit, avec Le Maître ignorant, un ouvrage clef sur l’éducation. Quel est votre sentiment sur la politique managériale que mène le ministre Blanquer actuellement, et notamment la vague de répression qui entoure son nouveau bac, avec les fameuses épreuves des E3C où les forces de l’ordre interviennent pour obliger les lycéens à passer des épreuves qu’ils contestent ?
Le Maître ignorant n’est pas vraiment un ouvrage sur l’éducation. C’est un ouvrage sur l’égalité intellectuelle laquelle est en jeu non seulement à l’École mais dans toutes les circonstances où les humains se parlent et apprennent quelque chose les uns des autres. C’est sur ce plan large que la pensée de l’émancipation intellectuelle peut nous aider à juger le présent du système scolaire et universitaire. Elle n’est guère utile pour savoir quel est le meilleur type de baccalauréat. En revanche elle nous permet de voir comment la présente réforme s’inscrit dans une vision globale de l’enseignement et de la recherche dominée par l’obsession inégalitaire. On peut se reporter à ce sujet à la loi sur la programmation de la recherche et aux attendus très clairs de ses promoteurs. Et la présence de la police dans les lycées pour y faire passer des épreuves de contrôle continu en dit long sur la conception dominante du dialogue. Programmation par les « experts » et exécution sous protection policière, ce sont les piliers de la vision gouvernementale actuelle : il ne doit y avoir qu’une seule intelligence, qui vient d’en haut, et rien ne doit entraver le déroulement du processus selon lequel elle programme le rôle du savoir dans la vie de chacun et de tous.
Jacques Rancière, Le Temps du paysage : aux origines de la révolution esthétique, La Fabrique, février 2020, 144 p., 14 € — Lire un extrait