Hélène Laurain : « Offrir des contre-récits aux récits dominants est un puissant levier de changement » (Partout le feu)

Hélène Laurain © Sophie Bassouls

Il faut décidément oublier Houellebecq et se précipiter sur Partout le feu, formidable premier roman de la jeune Hélène Laurain qui paraît ces jours-ci chez Verdier. On est à rebours même de Houellebecq tant Partout le feu est l’antidote idéal au bavardage réactionnaire et la sclérose littéraire. Flamboyant récit au bord de l’apocalypse écologique, Partout le feu brosse le portrait de Laetitia, militante contre les déchets nucléaires au sein d’un groupe d’activistes décidés à mettre fin à la destruction capitaliste de l’écosystème. C’est le portrait d’une « génération Tchernobyl » qui se donne ici avec grâce et violence dans un contre-récit inouï. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et remarquable premier roman, Partout le feu qui vient de paraître. Comment est née en vous l’idée d’écrire l’histoire de la jeune Laetitia qui, résidant dans le Grand Est devenu cimetière à déchets nucléaires, attend avec sa bande d’amis le grand feu comme d’autres le grand soir pour mettre fin à cet ordre des choses et œuvrer à ce qu’elle nomme « la furie verte » ? Est-ce que ce récit vous a été inspiré par un fait en particulier, vous a été dicté par l’urgence de l’actualité notamment écologique ou bien a-t-il surgi notamment à la faveur du visionnage de Wild Plants de Nicolas Humbert que vous évoquez dans votre récit ? Enfin, comment avez-vous arrêté le choix du titre qui, littéralement incandescent, peut se lire à la fois comme un constat mais aussi comme un fulgurant mot d’ordre ?

Tout est parti de l’idée d’un titre, furie verte, qui a surgi un jour alors que je ne le cherchais pas, et qui n’est finalement pas resté. Ces mots ont ouvert une brèche dans laquelle je me suis engouffrée : l’idée m’est venue d’aborder la vie d’une jeune femme prise dans une phase de déprime militante ; depuis quelque temps j’étais gagnée, comme nombre d’entre nous, par un désespoir assez prononcé devant la catastrophe écologique, et il était facile de me projeter dans la peau de Laetitia. C’était un moment où je me sentais capable de sortir d’un certain déni et de me confronter réellement à cette actualité angoissante, sans la survoler. Le titre Partout le feu s’est imposé plus tard, comme un constat au moment des méga-feux australiens. En même temps, j’avais envie d’un personnage très différent de moi, qui fait ce que je ne fais pas et inversement. Pour m’être essayée à l’autofiction, je m’étais retrouvée rapidement empêchée ; j’avais besoin de distance. J’ai fini par trouver cet entre-deux, où Laetitia habite un Grand Est fantasmé mais vraisemblable — les noms de villes sont fictionnalisés —, où elle naît deux ans avant moi, le jour de l’explosion de Tchernobyl. Je pouvais me servir abondamment de ce que je connaissais tout en me laissant la liberté d’inventer.

C’est au même moment que j’ai découvert le magnifique documentaire de Nicolas Humbert, Wild Plants, dont les scènes jalonnent le roman. Sa beauté m’a bouleversée. Ce film a été une véritable impulsion pour l’écriture. Après le visionnage, j’ai immédiatement eu envie d’écrire dessus, d’en garder une trace. Ce qui est puissant, ce sont ces portraits de personnes qui agissent de manière minuscule contre la catastrophe, comme ce planteur de graines dans les villes suisses, qui finit par redessiner la carte de Zurich avec ses fleurs et ses légumes, dans un geste artistique qui ne se dit pas. Ce documentaire laisse une trace lumineuse et douce, et l’intégrer au quotidien de Laetita a été une évidence. Laetita est dans une autre dynamique, militante et communautaire, mais raconter ces deux pôles de l’engagement me permettait de toucher à un contraste intéressant.

Pour en venir au cœur de votre brûlant récit, Partout le feu propose un double portrait : en premier lieu, un portrait de groupe, celui de la bande d’activistes, « une association de malfaiteurs », qui a décidé de mettre fin à la destruction nucléaire de l’écosystème. La bande se compose ainsi de Fauteur, Taupe, Dédé ou encore Thelma qui gravitent autour de la narratrice, Laetitia. Ensuite, à ce portrait de groupe répond l’autoportrait en creux de ladite Laetitia mais il s’agit d’un autoportrait enkysté puisque Laetitia n’hésite pas à clamer : « je suis arythmique absolument / foncièrement étrangère / à la ville / kyste / polype ». En ce sens, puisque vous qualifiez vos personnages de « génération Tchernobyl », diriez-vous que vous avez cherché à travers la bande et votre héroïne à dresser autant de portraits générationnels sinon paradigmatiques de notre époque ?

J’ai effectivement voulu raconter une communauté, ce qui tour à tour la cimente et la désagrège, et les conséquences intimes de cette explosion du groupe, en l’occurrence sur le personnage de Laetitia. Sans ce groupe, elle se retrouve complètement isolée et en décalage complet, notamment avec sa famille. C’est quelque chose de plus universel que générationnel en l’occurrence, et les confinements dus à la pandémie nous l’ont cruellement rappelé. Le portrait du groupe s’effectue en creux : les seuls moment où on entraperçoit ses membres servent à signifier, dans la plus grande part du texte, l’absence de ces autres qui comptent. Je me concentre sur le personnage de Laetitia, qui est marginale dans la mesure où elle résiste au courant qui veut faire d’elle une petit soldate supplémentaire de la grosse machine productiviste. Elle est au départ la candidate idéale, bonne élève, elle a bien compris ce qu’on attendait d’elle et a d’abord consenti à le donner. J’avais envie de montrer la trajectoire d’une personne qui s’inscrit à en porte-à-faux et paie le prix de la solitude et du sentiment d’échec qui lui sont renvoyés ; quelqu’un qui choisit la lucidité, ce qui demande du courage. Mais c’est un choix, comme on le voit, quasiment impossible à tenir lorsqu’on est, par la force des choses (en l’occurrence la répression policière qui touche les militants écologistes, et en particulier les anti-nucléaires), isolée.

Mais plus que le portrait d’une génération, ce qui est d’après moi central dans ce texte et sans doute moins visible, c’est la question du deuil — des deuils. Deuil d’un récit de progrès généralisé et de sens de l’histoire, deuil d’une quasi-religion du confort qui nous mène à notre perte, deuil d’un récit d’élévation individuelle à travers le travail et la carrière, deuil d’une vision individualiste ou familiale d’une vie réussie. Deuil de toutes ces espèces qui disparaissent à une vitesse et dans une mesure tellement grotesques que nous ne pouvons plus les appréhender. Dans le roman, ces deuils s’incarnent principalement dans le destin de Mémou, la mère de Laetitia, mais il me semble que ce travail de deuil généralisé et un peu raté est omniprésent dans la trajectoire de Laetitia. Par quoi remplacer la fiction capitaliste dans laquelle elle a grandi et qui s’avère inopérante et délétère ? Il y a bien le récit de l’action collective mais en l’absence de ça, elle n’a plus d’histoire à se raconter. Le philosophe Paul Preciado parle de la crise esthétique que nous a fait traverser la pandémie, suite au constat que ce que nous désirons, ce qui nous donne le sentiment d’être vivant, détruit le vivant. En élargissant cette pensée à la catastrophe écologique en général, je dirais que c’est ce que traverse Laetitia : une tentative de s’accrocher à un nouveau récit, voire de l’inventer, qui mettrait de l’ordre dans le chaos du réel, dans un monde qui s’effrite.

Ce qui ne manque également pas de frapper, c’est combien Partout le feu prend acte d’une situation de catastrophe écologique que les personnages de la bande cherchent à dénoncer sinon enrayer. C’est en effet contre l’enfouissement des déchets nucléaires qu’ils s’organisent, pour lutter contre, est-il encore dit sur un post-it, la « disparition de la biodiversité » ou encore pour assainir « l’air pourri qu’on respire ». Partout le feu pousse un grand cri écologique. Seriez-vous d’accord pour ainsi qualifier votre récit de roman écologique et écopoétique ? Cette écologie littéraire que vous développez s’affirmerait ainsi comme un combat pour la vie et le vivant contre la « non-vie » : en seriez-vous là encore d’accord ? S’agit-il contre les intérêts individuels de « se laisser porter par la respiration du groupe », celle par exemple de la bande ?  

Oui, on pourrait le dire, dans la mesure ou ce qui était central dans ma vie au moment de la rédaction était la préoccupation écologique. Je crois que ce livre parle notamment d’un désir de vivant qui ne parvient pas à s’assouvir. Laetitia est une urbaine, qui évolue dans un monde dépeuplé du vivant non-humain : le snowhall où elle travaille, les parkings des zones d’activité commerciale, les balades au bord du fleuve où les cannettes de bière constituent le décor naturel, la banlieue pavillonnaire dans laquelle elle a grandi. Les seuls animaux dont on entend parler sont invisibles et lointains : on entend leurs cris s’échapper du zoo. Le documentaire Wild Plants, qu’elle visionne de manière obsessionnelle, dans les divers modes de liens au vivant qu’il propose, lui sert en ce sens d’apprentissage.

J’ai cherché par ailleurs une forme qui tendait vers une certaine sobriété. Il y a eu, après le premier jet, un grand travail de « dégraissage », au cours duquel j’ai tenté de condenser au maximum : dans une civilisation où la profusion jusqu’à l’asphyxie est la règle, il me semblait intéressant de viser, ne serait-ce que le temps d’un récit, cette forme de dénuement.

J’avais également à cœur de trouver une écriture capable d’intégrer les flux extérieurs, et dans cette forme liquide me plaisait également l’idée d’un certain mimétisme avec l’élément vivant qu’est la rivière qui coule : on glisse d’une ligne à l’autre, le flux de pensée se fond en dialogue qui se refond en conscience, les flashbacks et l’anticipation angoissée débouchent l’un dans l’autre. L’idée est de se laisser emporter par ce flot, par ce courant, qui est cependant accidenté : on s’y heurte à de nombreux obstacles. Il y a aussi, il me semble, dans ces ruptures permanentes du flux, le motif de la faille, de la brèche : celle qu’on creuse dans la terre pour enfouir les déchets, ou celle où se loge une plante pour revégétaliser l’urbain.

Venons-en à la question de l’image du feu qui, dès le titre, habite votre texte. Multiples et plastiques, les feux s’offrent comme une puissance évocatrice : c’est un feu physique, celui de l’anthropocène qui ravage la planète ; ce sont les feux qu’allument pour lutter les personnages ; ce sont aussi les feux que volent ces mêmes personnages pour survivre ; ce sont enfin les feux d’artifice qu’espèrent les personnages pour marquer leur triomphe contre l’ordre établi écocide.
Ma question sera ici double : en quoi ce feu est-il une image, physique comme morale, propre comme figurée, qui vous paraît symptomatique de notre époque ? Enfin, en quoi cette image finalement réversible d’un feu qui détruit mais aussi sublime participe de ce post-romantisme à l’œuvre dans votre roman, celui qui, comme vous le dites, consiste à « essayer de voir le beau dans toute cette merde » ?

À constater le nombre de livres sortis ces dernières années portant le « feu » dans leur titre, cette hantise de feu (et fascination pour lui) est manifestement omniprésente dans notre imaginaire collectif. On ne se réjouit plus, me semble-t-il, des vacances d’été avec la même innocence qu’avant ; on les associe moins aux clichés des parasols et de plages de sable blond. Moi, dès le printemps, j’ai peur de cramer : je pense à la canicule, aux feux de forêt, aux sécheresses, et retiens mon souffle avant d’entendre les récits d’hectares de forêt ravagés à travers le monde qui feront notre actualité pour les mois qui suivent. Il y a donc évidemment la menace omniprésente et concrète de ce feu qui a décidé du titre.

Bien sûr, la polysémie du feu et toutes les dimensions symboliques qu’il convoque m’ont intéressée : le feu y est aussi celui des armes de la police et de ses violences (j’ai écrit Partout le feu en plein mouvement des Gilets jaunes), celui qui ravage nos immeubles délabrés, c’est la colère de Laetitia et de ses amis, le nucléaire bien sûr , c’est le « décalage prométhéen » tel que le développe Günther Anders, mais aussi la lumière et la chaleur de l’âtre… c’est donc encore une fois tous ces contrastes qu’il me permet de convoquer, apocalypse et douceur du foyer, rage et chaleur réconfortante.

Parlons à présent si vous le voulez bien de la forme que prend le récit de Partout le feu. Loin d’être un récit en prose, votre texte s’affirme comme un texte poétique, construits autour de chants en vers libres et cursifs qu’on pourrait qualifier de cantilène contemporaine. Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire en la versifiant ? Était-ce pour suggérer combien la lutte de ces personnages doit être déclamée comme on appelle au combat ? Ou bien, dernière hypothèse, l’usage du vers dans ce poème de colère et de lumière qu’est Partout le feu a-t-il vocation, par le chant qu’il induit, à faire entendre ce que la prose ne peut plus faire entendre pour ceux qui « n’ont pas d’oreilles / pour ces récits-là » ? Est-ce que le poème est cette forme qui permet de faire entendre ce qui reste à dire quand tout a été pourtant dit ?

Plus que la volonté de raconter telle ou telle histoire, ce qui a primé dans ma démarche a été de trouver une forme qui me semblait pertinente, et avec laquelle je pouvais m’imaginer cohabiter — et jouer — pendant des mois. Celle-ci a surgi par accident : les premières lignes du roman ont été un échange de SMS entre Laetitia et son amant, Fauteur, sur les SUV (ou plutôt contre). Le style télégraphique, le retour à la ligne et l’absence de ponctuation se sont, dans ce contexte, imposés. La prise de notes sur Wild Plants s’était faite également en vers. En enchaînant sur des dialogues, je me suis rendue compte à quel point cette forme était plastique et expressive, et c’était vraiment plaisant à bricoler : je pouvais sauter du dialogue à la narration, de la citation à l’énumération des post-it, de la chanson au commentaire YouTube dans la même forme. Et c’est une forme qui se prête à l’intégration des flux (films, vidéos, commentaires de réseaux sociaux et contenu internet en général), c’est ce qui m’a séduite. J’aimais aussi le rendu graphique, cette bande étroite au milieu de la feuille, ça avait quelque chose de sobre, d’intense, et en même temps d’urgent : le flux de pensée de Laetitia pouvait s’y couler facilement.

Par ailleurs j’avais été assez frappée par un texte théorique d’Arno Schmidt, Calculs 1, dans lequel il appelle à « développer des formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience qui ne cessent de se reproduire » contre la « chère fiction d’autrefois » qui figure un « déroulement continu de l’action ». Nos pratiques de lecture et d’écriture (je parle là avant tout des pratiques quotidiennes : e-mails, SMS, contributions sur les réseaux sociaux) ont tellement changé avec Internet qu’il me semblait intéressant de tenter de traduire ce changement plutôt que de l’ignorer.

Il y a enfin quelque chose de la chanson dans le rythme et la musicalité que cette forme permet ; je n’ai pas opté pour cette forme dans l’idée qu’un message pourrait ainsi passer plus efficacement, car je cherche plutôt à faire entendre des voix qui me semblent inaudibles et intéressantes. Et si cette forme peut capter l’attention et faire battre le cœur des lecteurs.ices un peu plus vite pendant deux heures, alors j’en suis déjà heureuse.

S’il met en scène une bande d’activistes lancés dans une logique émeutière, Partout le feu pose la question d’une littérature conçue elle-même comme politique. Diriez-vous qu’au-delà de l’intrigue votre roman peut être qualifié de politique ou bien plutôt de révolutionnaire ? En effet, a-t-il, selon vous, vocation à œuvrer à la transformation de la société en offrant non pas uniquement une description du monde mais une injonction à le changer ? N’est-ce pas en ce sens qu’il faut lire, à la fois, l’épigraphe de Rilke qui enjoint de « toujours être en face » ainsi que les derniers vers, ceux qui clament « ouvrez la bouche / élevez vos voix / révoltez-vous » ? 

Comme beaucoup d’autres je suis persuadée que la fiction, dans ce qu’elle choisit de dire — ou de ne pas dire — du réel et dans sa mise en forme qu’elle propose, peut influer puissamment sur ce dernier. Monique Wittig parle du travail littéraire comme d’un cheval de Troie en territoire hostile, qui accomplirait un « travail de minage et de sapage des conventions littéraires et sociales », et c’est une idée qui me séduit. En ce sens, il y avait pour moi effectivement un enjeu à faire des choix qui me semblaient justes, même s’ils me paraissaient en fait évidents : il était notamment primordial pour moi d’avoir un personnage principal féminin, Laetitia, qui soit complexe, puissant mais paumé, qui questionne les dominations qui s’exercent sur elle, plus désirante que désirable, ou encore qui ne veuille pas d’enfants.

De même, il me semblait important d’aborder un sujet invisible ou caricaturé comme l’est la lutte anti-nucléaire, ou le combat écologiste de manière général. J’ai eu beau fictionnaliser les lieux, je me suis évidemment abondamment documentée sur Bure et la répression qui s’abat sur les militants anti-nucléaires du coin. La scène d’ouverture, elle, fait référence à une action de Greenpeace à la centrale de Cattenom, tout près de chez moi. Certaines répliques sont tirées de podcasts d’interviews de militants. J’avais envie de créer un récit d’activisme à la première personne, qui fait la part belle à la joie d’agir ensemble, à la beauté que cela engendre, sans pour autant minimiser le risque et la peur que cela implique.

Ces choix étant faits, à aucun moment je n’ai eu la prétention de me dire que politiquement, mon livre allait avoir un pouvoir d’action quelconque et que j’avais un contrôle sur sa réception. Lors de l’écriture, j’espérais avant tout pouvoir traduire en mots l’expérience que je traversais : panique, sentiment d’urgence, désespoir, perte de repères, mais aussi parfois jubilation. Quand on écrit un livre, d’autant plus un premier dont on ignore s’il sera publié, je crois qu’on répond avant tout à ses propres besoins. En l’occurrence, il s’agissait pour moi de  faire exploser la petite fille sage, tenter de dépasser ma sidération devant la catastrophe, avec l’idée que si ces choses-là m’habitaient, je n’étais certainement pas la seule — l’éclosion, ces dernières années, de concepts comme « éco-anxiété » ou « solastalgie » le prouvent.

Si Partout le feu déplace quelque chose d’intime chez quelques un.e.s, s’il agit comme un catalyseur de lucidité — l’épigraphe de Rilke, dans l’interprétation que j’en fais, va dans ce sens —, évidemment, ça me plaît bien ; mais ça ne m’appartient déjà plus.

Dans le prolongement des précédentes interrogations, Partout le feu peut se lire comme un contre-récit, comme un contre-chant à tous les récits dominants. Peut-être est-ce là que se tient sa force la plus active de transformation du réel, celle qui, narrative, oppose un récit au récit dominant. Dans ce monde entre ruines et compost, vous en affirmez sans détours l’ambition : « on a transformé notre histoire / en un récit de chaos on a réécrit / notre histoire ». Partout le feu doit-il ainsi se lire comme un récit qui veut changer le cours des récits dominants, comme si l’acte majeur militant était la réécriture ? La cantilène de Partout le feu se donne-t-elle ainsi comme un poème de l’activisme qui invite à rejoindre la militance ?

Oui, je suis persuadée qu’offrir des contre-récits aux récits dominants est un levier de changement puissant. Il y a aussi, à mon sens, un enjeu à écrire de nouveaux récits, multiples et organiques, pour tenter d’organiser à nouveau ce monde en transition et y trouver du sens, ou plutôt le créer. J’ai trouvé une proposition passionnante par exemple dans Croire aux fauves, de Nastassja Martin, où l’autrice nous donne à voir une cosmologie animiste qui réinvente, pour nous Occidentaux, notre place au sein du vivant, notre rapport à ce que l’on désigne comme sauvage et qu’on sépare radicalement de nous. Je ne pense cependant pas que Partout le feu se situe à cet endroit : je pense qu’il se trouve dans une brèche, un flottement, en pleine crise du récit.

J’ai cependant voulu raconter des moments de joie dans le militantisme, les yeux qui s’allument quand on parle à ceux qui ont vécu des moments de liesse collective, le sens que cela procure. J’ai voulu contribuer à parler autrement du militantisme écologique à un moment où le spectre de « l’écoterrorisme » et de « l’ultra-gauche » est agité pour un oui ou pour un non. J’ai voulu montrer le décalage entre ce discours dominant et ce qui est vécu par les militants écologistes, qui souvent sont sommés de s’engouffrer dans une lutte qu’ils n’ont pas cherchée, et cela dans le but de défendre leur travail, leur territoire, leur histoire, leur avenir. Il y a donc volontairement quelque chose de subversif dans le fait de décrire l’empuissancement joyeux que peut représenter le militantisme.

Ma dernière question voudrait enfin porter sur les influences littéraires qui sont les vôtres. Vous lisant, dans cette colère rythmée et ouvragée qui vous porte, on peut reconnaître les accents de Sabrina Calvo. Mais on peut également percevoir dans votre peinture de la jeunesse les accents de l’incandescence poétique de Simon Johannin tandis que vos réflexions sur une écologie littéraire ne manquent pas de regarder du côté de Thoreau que vous mentionnez. Ces différents écrivains vous ont-ils ainsi inspiré ? Quels autres auteurs se sont-ils révélés marquants pour vous ?

Mis à part Thoreau qui m’a accompagnée à l’adolescence et dont je connais l’importance dans la scène militante, les livres que vous évoquez font partie de ma longue liste intitulée « à lire », et il me tarde de les découvrir. Un livre qui m’a grandement marquée pour l’écriture de Partout le feu a été Scènes de la vie d’un faune d’Arno Schmidt. Le monologue intérieur fiévreux, l’ironie crasse, la forme (succession de scènes, de fragments photographiques à la force d’évocation rare), la langue loufoque et d’une inventivité transgressive : tout m’a soufflée dans ce livre (y compris sa retraduction fabuleuse par Nicole Taubes, qui m’a fascinée au même titre), et je lui dois beaucoup. Il est d’ailleurs amusant que Scènes de la vie d’un faune foisonne de signes de ponctuation, alors qu’elle a quasiment disparu de mon livre. De même, la scène finale de Partout le feu, sans que j’en ai eu conscience au moment de l’écrire, fait écho à la dernière scène du livre d’Arno Schmidt, mais je ne peux pas en dire plus…

Je voudrais citer également Moi, Marthe et les autres d’Antoine Wauters, qui a beaucoup joué dans mon désir d’être publiée chez Verdier : il y a une frénésie dans l’écriture, l’humour qui fleurit dans le morbide, une façon de toucher au monstrueux dans cette dystopie pas si invraisemblable qui m’ont enthousiasmée. Des livres de deuil, tels que L’autre fille d’Annie Ernaux ou La première année de Jean-Michel Espitallier m’ont par ailleurs accompagnée lors de l’écriture. Ensuite, de manière générale, l’écriture d’Anne Carson est très importante pour moi, et je chéris chacun de ses textes que j’ai pu découvrir. Ironiquement, j’ai lu Autobiographie du rouge, roman en vers, quelques mois après avoir fini Partout le Feu. Mais Nox, qui aborde le deuil de son frère avec lequel elle n’avait plus de contact depuis longtemps déjà, me hante depuis plusieurs années. D’autres poètes qui m’ont fortement marquée ces dernières années figurent également Charles Reznikoff, dans sa démarche de faire entendre des voix minuscules, ou encore l’artiste et poète Caroline Bergvall pour la dimension sonore de son travail.

Par ailleurs, mes références en termes d’écriture de dialogues se situent beaucoup plus dans le cinéma et les séries que la littérature : j’ai par exemple adoré le personnage principal de Fleabag de Phoebe Waller Bridge, et notamment ses échanges avec sa sœur « parfaite » ont été d’une grande inspiration. Je peux citer également la série Succession dont les dialogues sont brillants, et que j’ai visionnée lors de l’écriture, ou encore certains films potaches produits par Judd Apatow comme Bridesmaids, qui m’ont guidés dans l’écriture de scènes comme l’étouffement du personnage de Dans-le-sens-où.

Enfin, certaines références musicales ont eu une importance primordiale dans l’écriture de Partout le feu, principalement l’œuvre de Steve Reich, mais aussi d’autres minimalistes américains comme Philip Glass. Il y a dans cette musique ces répétitions très subtiles, cette façon d’avancer par sauts invisibles, et en même temps quelque chose de scintillant et de vivant qui m’ont grandement aidée dans ma recherche de rythme et de musicalité.

Hélène Laurain, Partout le feu, Verdier, « Chaoïd », janvier 2022, 160 p., 16 € — Lire un extrait