Anne Gorouben, Olivier Steiner : Chant d’amour pour Marilyn (Le Ravissement de Marilyn Monroe)

© Gorouben Anne/Adagp, Paris, 2022

Près de soixante ans après sa mort, Marilyn Monroe laisse encore et encore fulgurer ses feux. Feux de séduction, feux de détresse, envoûtements d’une étoile perdue dans une galaxie secrète. De décennie en décennie, elle happe certaines âmes qui gravitent autour de sa nébuleuse blond platine. Comme toute passion, la poésie est délinquante. Elle braque les mots pour les couler dans les sensations de l’enfance. Portée par la peintre et plasticienne Anne Gorouben et l’écrivain Olivier Steiner, Le Ravissement de Marilyn Monroe condense une magie en laquelle j’ai perçu l’enfant lointain du Chant d’amour de Jean Genet.

Ce chant d’amour, Anne Gorouben et Olivier Steiner l’adressent à Marilyn. Plus que toute autre, Marilyn était double, abritait Norma Jean Baker sous Marilyn Monroe, cheminait entre la passion de la littérature et l’attrait du silence, entre le royaume de l’image dont elle était la reine et un vœu de disparition. Pour entendre et donner abri à la dualité de M. M., pour tendre l’oreille aux forêts du visible et du lisible dans lesquelles elle se perdait pour se retrouver, il fallait un binôme, la splendeur absolue des dessins d’Anne Gorouben et l’étincelance du verbe d’Olivier Steiner.

Magnifiquement édité par Metropolis, doté d’une beauté qui en fait davantage un talisman qu’un livre, l’ouvrage s’ouvre comme un lit, peut-être davantage encore comme un berceau, un radeau où Marilyn se love une dernière fois. Le voyage nous mène vers les derniers jours, les dernières heures qui précèdent la nuit du 4 au 5 août 1962 au cours de laquelle la star fit ses adieux au monde. Les mots et les dessins dialoguent en une danse gravitationnelle autour des événements, des lumières, des échos, des gouffres, des shootings qui précèdent la mort de l’icône. Trente-six portraits hallucinants, hallucinés, spectraux, grattant la surface de la déesse pour découvrir la femme morte à trente-six ans. Le sfumato qu’évoque Olivier Steiner rend palpable l’équation de Marilyn et de l’ange. L’écriture sensorielle, sensuelle, creuse jusqu’au vertige le « Qui est-elle ? » liminal, dans un jeu d’échos, un palais de glaces où résonnent le « qui suis-je ? » d’André Breton en ouverture de Nadja, mais aussi le « qui suis-je ? » des deux auteurs et des lecteurs.

Marilyn a allumé l’imaginaire de nombreux écrivains, Joyce Carol Oates, Michel Schneider, moi-même…, de plasticiens comme Warhol, De Kooning, James Rosenquist, Dali, Richard Serra…, de musiciens tels que Gainsbourg, Nougaro, Vanessa Paradis, Rihanna…  Gorouben et Steiner agencent un autel de vie, un espace qui tend la main au temps, qui fait migrer la durée vers le 4 août 1962, qui rembobine le film de Chronos, comme pour déjouer la mort, pour effacer cette date du calendrier. Si Marilyn est la toute-irrésistible, c’est parce que son sex-appeal n’est que l’autre nom du désespoir. Pour capter son « invivable clairvoyance » comme l’écrit Olivier Steiner, il fallait dessiner et écrire depuis cette lucidité crucifiante, faire monter le désir de Marilyn (au double sens du génitif, objectif et subjectif) jusqu’à tenter d’apaiser son manque central, sa faim érotique et existentielle, une faim incomblable.

«  Elle me plaît, elle me manque, depuis toujours elle me manque, avant même de la connaître elle me manquait, et depuis toujours je crois que je l’attends — c’est ridicule à ce point, je sais, serait-ce simplement pathologique, névrotique ? Oui, mais l’amour l’est aussi, alors… ».  Elle manque tant à Olivier Steiner parce qu’elle était le manque en soi. Dans l’univers de M. M., tout est double, jeu de miroirs, pellicule de cris muets, de questions innommables et de réponses folles. Depuis toujours, Olivier attend Marilyn dans le mouvement où depuis sa mort, elle languit auprès de ceux et celles qui l’inviteront à un bal poétique et plastique où les mots et les dessins coulent comme du Dom Pérignon. Sans nul doute, Anne Gorouben et Olivier Steiner l’ont rejointe, elle qui ne cesse de fuir, de s’échapper dans le mystère.

© Gorouben Anne/Adagp, Paris, 2022

Ce livre se tient au diapason du mouvement qui animait la star, celui qui oscille entre l’élévation au rang d’étoile hollywoodienne et l’aspiration irrépressible vers la chute, vers l’abîme. « Paradoxalement, cet état qu’on pourrait qualifier de délabrement lui plaît, lui procure même un certain plaisir malgré l’accablement qui l’envahit. C’est qu’elle a besoin de descendre, celle qu’on porte si haut dans les cœurs et sur les affiches de cinéma, elle a besoin de chuter ce soir, de sombrer, de lâcher prise, de chercher et de toucher le fond ».

La douceur des phrases et des dessins opère comme une caresse qui prélude à l’étreinte. Évoquer Marilyn, c’est aller à la rencontre de sa fabuleuse aptitude à être lumière, plus vivante que tous les vivants, plus grisante que le plus capiteux des champagnes, c’est aussi s’ouvrir à son malheur, à sa fragilité que rien ni personne ne pouvait sauver. La convoquer, c’est se heurter à l’impossible. C’est s’ouvrir les veines pour lui donner son sang, un sang d’encre, un sang d’Orphée, un sang d’étoile. Portés à leur sommet, l’écriture et le dessin attestent leur soubassement auriculaire : c’est par la troisième oreille qu’ils ont perçu, entendu, capté un être flottant, parfois à la dérive, qui se raccrochait à son image pour lever le doute quant à la réalité de son existence. Ils ont approché ce quelque chose en Marilyn qu’on appellera l’inapaisable. La part sauvage aussi dont Anne Gorouben parle dans son texte final « Nous, Marilyn ». Celle des chevaux sauvages, des mustangs qui, dans Les Désaxés, au désespoir de Roslyn (Marilyn) sont capturés et destinés à l’abattoir, celle des arbres qu’elle enlaçait, celle de l’enfance qui la hantait, celle du sexe qui lissait ses peurs.

Il fallait l’hyperacuité émotionnelle, une sensibilité d’écorchés aux nerfs peroxydés pour tailler une dernière robe Pucci, de vocables et de portraits au crayon, à M. M. et sentir qu’avec sa mort, quelque chose du monde mourait.

Le Ravissement de Marilyn Monroe vibre d’un chant d’amour qui se tient dans le cône de lumière du bouleversant poème que Pasolini consacra à the Blonde peu après sa mort, un tombeau tournoyant autour de sa beauté, de sa peur, de l’immolation de la  beauté par un système qui la met à mort, du fatum, un tombeau immortalisé dans son film La Rabbia, sur l’Adagio en sol mineur d’Albinoni.

 

Anne Gorouben, Olivier Steiner, Le Ravissement de Marilyn Monroe, Éditions Metropolis, décembre 2021, 160 p., 20 €