Oubliez Houellebecq et précipitez-vous sur le nouveau roman de Julia Deck, le remarquable Monument national. C’est sous sa plume que, loin de tout dolorisme réactionnaire, se peint avec malice et grâce notre société contemporaine. Dans son château de l’Ouest parisien, Serge Langlois, acteur de renom, rival d’Alain Delon et véritable monument national, vit avec son actuelle épouse, Ambre, reine d’Instagram en rivalité avec Virginia, la fille de Serge, qui est partie enregistrer son album aux States. Mais c’est sans compter sur la rencontre de cette famille de VIP avec Cendrine, la caissière du Super U du Blanc-Mesnil en cavale ni sur les Gilets jaunes, la pandémie et les Macron qui s’invitent à dîner. Brillante satire sociale, manière de sotie contemporaine, Monument national n’est pas seulement un des romans les plus importants de cette rentrée : il est l’une des réponses les plus fines à ceux qui voudraient articuler littérature et politique. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable nouveau roman, Monument national qui vient de paraître. Comment est née en vous l’idée de forger une intrigue autour de Serge Langlois, acteur de cinéma qui est présenté comme « gloire nationale, figure du patrimoine français » : en un mot, comme véritable monument national ? Ce roman est-il né à la faveur d’un événement qui en aurait cristallisé l’intrigue, d’une scène particulièrement marquante ou bien d’une lecture remarquable ?
Le début d’un roman, pour autant que j’y voie clair, c’est un ensemble de choses qui vous font signe et soudain se cristallisent. Je m’interroge depuis longtemps sur la place que prennent dans nos vies certaines célébrités, la facilité avec laquelle elles s’y invitent sans que nous cherchions pourtant à nous renseigner sur elles. Qui ne possède pas un minimum d’informations sur la famille d’Angleterre ou de Monaco ? Qui n’a pas son point de vue sur tel ou tel rebondissement de leurs affaires ? C’est comme si une catharsis collective s’opérait à travers leurs corps symboliques, dans une époque où, par ailleurs, le sentiment collectif s’effrite terriblement. D’autre part, j’étais intéressée par la figure du patriarche qui concentre l’attention de toutes les femmes autour de lui. Ces femmes sont plus ou moins sous sa domination, et elles le lui font chèrement payer par les moyens à leur disposition, des moyens essentiellement domestiques. Pour moi, ce sujet a trouvé une de ses formes les plus ludiques au début des années 1980, dans le feuilleton Dynastie. Tout y est : le vieux mari dans son grand château, le jeune épouse, l’ex-femme, les enfants du précédent lit, et aussi les employés, qui forment une population à part mais nécessaire au récit.
Pour en venir au cœur même de votre roman, Monument national frappe d’emblée par ses personnages tous plus singuliers les uns que les autres qui finissent par former comme une troupe de théâtre. Il y a donc Serge Langlois, le patriarche, célèbre acteur et rival d’Alain Delon ; il y a son épouse actuelle, Ambre, reine d’Instagram et ancienne Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur ; il y a Virginia, la fille de Serge, interprète du tube, Seule contre toi, manière de Coco Schmidt, la chanteuse qui traverse les romans d’Echenoz ; et il y a la galerie de domestiques, de l’intendante au chauffeur en passant par la nurse. Mais il y aussi Cendrine, la caissière du Super U du Blanc-Mesnil en cavale ; il y a Abdul, le danseur de hip-hop de Virginia et bientôt professeur de fitness à domicile d’Ambre ; il y a aussi le patron du Super U, leader des Gilets jaunes et tant d’autres encore.
Ma question sera ici double : ne peut-on pas ici parler d’une réinterprétation du vaudeville avec sa multiplication de personnages tous plus haut en couleurs les uns que les autres ? Et au-delà du vaudeville contemporain, ne peut-on pas également parler de chacun des personnages comme autant de caractères ou de types tels que Balzac pouvait les mettre en scène précisément dans La Comédie humaine, chaque personnage se battant ici de manière pathétique ou grotesque avec ses rêves de gloire et de réussite ?
À vrai dire, je ne sais pas si ce sont les personnages qui sont hauts en couleur ou leur association qui accentue les contrastes – sans doute un peu les deux. De mon point de vue, c’est surtout le choc entre des classes sociales qui ne sont pas censées se rencontrer – de riches célébrités de l’ouest parisien d’une part et, de l’autre, un groupe de jeunes adultes qui naviguent en Seine-Saint-Denis. Mais je ne suis pas sûre que ces contrastes soient plus criants que dans la réalité. Si vous prenez certaines lignes de bus de bout en bout, vous voyez des couches sociales incroyablement différentes se côtoyer, sans s’adresser la parole il est vrai. Dans le roman, c’est un peu comme s’ils étaient tous bloqués au même arrêt de bus, obligés de se fréquenter. Quant à l’aspect balzacien, ça me fait plaisir que vous le notiez car j’ai beaucoup d’affection pour la comédie sociale, qui est d’ailleurs consubstantielle au roman du début de la révolution industrielle jusqu’à Proust. On trouve cela chez Jane Austen, Flaubert, Zola, et même Virginia Woolf. Ce genre a été largement décrié à l’époque du Nouveau Roman, puis proprement passé sous silence par tout ce qui relève plus ou moins de l’autofiction, mais, pour ma part, j’aime bien cette période où le roman était ouvertement politique, avec une fonction de critique sociale revendiquée. Aujourd’hui, les grands romans du XIXe sont dans la Pléiade, mais il faut se rappeler qu’au moment où ils ont été publiés, la réception a été parfois houleuse, parce que la société n’aime pas toujours qu’on lui renvoie ses travers.
Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Monument national, c’est combien de manière profondément originale vous y sollicitez, plus encore que dans Propriété privée, l’actualité qui a agité la France de ces dernières années. Ainsi le roman prend-t-il place en plein cœur de la crise des Gilets jaunes en 2018 avant de subir de plein fouet la pandémie, ce moment où « au château comme au Blanc-Mesnil, on n’apercevait pas en quoi une petite fièvre, une petite toux venue de Hubei, devait porter un coup d’arrêt à tous les projets qu’on s’échinait vaille que vaille à mettre sur pied. » Brigitte et Emmanuel Macron figurent parmi les personnages qui évoluent dans l’intrigue même : il y est question d’Alexandre Benalla, du déconfinement et de tout ce qui a rythmé le débat public depuis bientôt quatre ans.
Ma question sera ainsi la suivante : qu’est-ce qui vous a précisément intéressé dans la mise en scène de l’actualité la plus immédiate ? S’agissait-il pour vous de relever un défi romanesque en faisant de votre récit un précis d’actualité immédiate, d’en tirer une force presque plastique, d’opérer finalement comme une mutation de votre propre horizon romanesque ? Est-ce ainsi une manière de chronique historique du contemporain ?
Tout cela n’était pas concerté. Je fabriquais tranquillement mon roman, où la Seine-Saint-Denis infiltrait petit à petit le château de Rambouillet, quand c’est devenu proprement irréconciliable avec la réalité. À ce moment sortait Un pays qui se tient sage, le film de David Dufresne sur la répression contre les Gilets jaunes, on avait eu le premier confinement, le deuxième se profilait, j’ai eu un sentiment de révolte de devoir toujours courber l’échine. Et puis on dirait que les Macron s’ingénient à devenir des personnages, ils se mettent en scène avec un véritable talent pour la comédie sociale eux aussi, alors je me suis dit : pourquoi me gêner ? Mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’une chronique du contemporain. Le centre du roman n’est pas là. Je pense plutôt que la période actuelle tient lieu de décor et de cadre, au sens cinématographique, étant entendu que le décor et le cadre sont essentiels parce qu’ils contribuent à définir les personnages et l’action.
Prolongeant Sigma et Propriété privée, vos précédents romans, de manière aussi radicale que joueuse, Monument national installe l’ironie comme le maître mot de votre critique sociale. De fait, si vous déclariez notamment à la parution de Propriété privée qu’« observer la société sans ironie serait insupportable », cette ironie dont vous usez paraît encore ici plus manifeste dans la mesure où Monument national paraît s’apparenter à ce que l’on nomme une sotie. En effet, dans une intrigue entre la farce et la satire, Monument national offre, comme dans toute sotie, des personnages aux allures de bouffons qui, par leurs actions, dessinent comme une allégorie de la société de leur temps. Diriez-vous ainsi que la puissance ironique de votre roman se met, dans sa critique sociale, au service d’une satire sinon d’une sotie ?
Oh je dirais surtout que vous le formulez très bien, et je me contenterais d’acquiescer avec chaleur ! Les personnages ont des comportements évidemment outrés. Mais, là encore, je pense que c’est surtout par effet de loupe. Qui n’a pas vu de rivalités violentes au sein des familles, de conflit homérique au moment d’un héritage ? Les comportements sur les réseaux sociaux, les représentations dans les médias de masse ne sont-elles pas outrés ? Si on choisit de parler de ça, on peut difficilement faire dans la dentelle, il faut y aller. Et puis, en fin de compte, on peut avoir de la tendresse pour les bouffons et les sots. Alors que, pour les monarques autoritaires, c’est plus difficile.
À ce titre, dans le prolongement de ces interrogations, diriez-vous que Monument national use de la sotie comme d’une arme politique ? Pourriez-vous ainsi qualifier Monument national de roman politique ?
Ça, c’est au lecteur d’en décider, mais ça ne me déplairait pas qu’il le pense, en effet. Seule la haute bourgeoisie s’imagine que la lutte des classes est dépassée et continue de vivre dans l’illusion de l’élévation au mérite. Notre pays agrège des catégories sociales profondément antagonistes. Cela ne se manifeste plus dans l’espace public parce que la répression et l’épidémie y ont mis bon ordre, mais cela transparaît dans la violence des intentions de vote. Tout ça ne me donne pas très envie d’écrire des élégies.
Au-delà de la sotie et de la satire, ne pourrait-on pas également lire Monument national comme une véritable fable, à savoir comme une intrigue qui, à l’aide de personnages presque allégoriques, rend compte des rapports de domination et d’aliénation de notre temps ? N’est-ce pas également dans cette perspective qu’il s’agirait d’envisager le château où réside la famille Langlois ou bien plutôt la dynastie ? En effet, s’il s’offre comme un lieu de résidence, cette bâtisse ne doit-elle pas avant tout être considérée comme un lieu symbolique, celui de l’exercice d’une néo-féodalité où tous les rapports entre les personnages sont des rapports de domination et d’aliénation autour d’une figure monarchique sans royauté : Serge Langlois ? Ne s’agissait-il pas pour vous d’interroger ce que vous nommez à propos d’Ambre, la mère de la narratrice, cette ingénue et contemporaine « prédilection pour l’Ancien Régime » ?
Bien sûr. Les références à l’Ancien Régime et à la Révolution jalonnent le livre. Il me semble qu’il y a effectivement quelque chose de féodal dans la soumission à la célébrité, comme si la figure des rois et reines autoproclamés suffisait à vassaliser leurs fidèles. Les admirateurs du couple Langlois sont tout à fait consentants pour se soumettre à leurs modèles, et en retour les Langlois se mirent dans leurs regards, persuadés d’être proches du peuple parce que celui-ci lui tend un miroir flatteur. Donc, dans le château, il y a toutes sortes d’objets qui évoquent le règne de Louis XVI, et on apprend dès le début que le couperet va tomber. Comme souvent, la révolution ne triomphe pas, mais le trône en prend quand même un coup.
Ce qui ne manque également pas de frapper dans Monument national, c’est combien, comme un prolongement diffracté de Propriété privée, vous interrogez ici encore une communauté ou plutôt deux groupes d’individus et leur confrontation : le monde des VIP et le monde issu des classes populaires. Si elles forment l’antithèse de celle, bourgeoise et gentrifiée des écoquartiers de votre précédent roman, les communautés de Monument national forment chacune comme un micro-monde, une manière de microcosme du monde des VIP et des classes populaires, des banlieues privilégiées de l’Ouest parisien et des banlieues défavorisées de l’Est parisien dans le rapport frénétique et presque paranoïaque qu’elles entretiennent avec les médias mais aussi bien avec le monde politique. En quoi s’agissait-il pour vous d’observer presque ethnologiquement la rencontre de ces deux communautés gravitant finalement toutes autour d’une célébrité ? Plus généralement, en quoi délimiter une communauté comme champ d’investigation et d’action des personnages s’offre pour vous pour vous un outil à la fois ethnologique et romanesque indispensable ?
Permettez-moi de reprendre mon histoire de bus. Par le simple fait de monter dans un transport en commun en centre-ville, vous avez accès à un échantillon plus ou moins représentatif de la population française. Vous avez des Blancs, des Noirs, des personnes venues ou issues du Maghreb, d’Asie proche ou lointaine, occupées à toutes les activités que requiert la société et s’exprimant dans tous les registres de langue. Mais, dans la fiction, par on ne sait quel tour de magie, cette population devient uniformément blanche, éduquée dans les meilleures écoles, et semble naître vers vingt-cinq ans pour disparaître mystérieusement vers cinquante. Entre-temps, ces gens ont des histoires d’amour et de divorce, des enfants et des problèmes de garde alternée, tout ça sur fond de belles bibliothèques et de reproductions de tableaux de maîtres. Ou alors il s’agit de fictions « sociales », qui s’intéressent à tel ou tel sous-groupe dans sa spécificité médiatique. J’ai vu passer plein de films dans ce style depuis l’été dernier et je voudrais crier à l’arnaque. Et puis, à côté de ça, je ne sais pas si vous avez vu Nous, le très beau film d’Alice Diop qui est passé récemment sur Arte. Par sa seule façon de filmer, elle suggère que ce qui fabrique une société, ce sont les croisements, les liens ténus qui se tissent et se défont au quotidien, et surtout que personne ne peut être résumé à son origine, même si cette dernière joue évidemment un rôle fondamental dans l’identité. Je suis bien moins subtile qu’Alice Diop, mais je pense que c’est quelque chose de cet ordre qui m’intéressait, la rencontre éphémère et fortuite entre personnes de mondes qui ne sont pas destinés à se croiser et qui, pour une raison ou une autre, s’échappent de leur case.
Je voudrais également vous interroger sur ce qui, depuis Viviane Elisabeth Fauville, singularise votre voix, celle de l’énonciation même du récit toujours tenue par une narration sujette à caution. Monument national ne fait pas exception à la règle qui, avec jubilation et franche hilarité, organise sa narration autour de la problématique personnalité de sa narratrice, Joséphine l’enfant adoptée de 7 ans qui, curieusement, s’exprime d’emblée comme une adulte de 77 ans. Si, à l’entame du roman, rien ne paraît poser difficulté, peu à peu le lecteur découvre que la jeune Joséphine semble atteinte de violents troubles de la personnalité, et que son frère jumeau Orlando doit davantage à Virginia Woolf qu’au parc de jeux Disney en Floride. Pourquoi avoir choisi cette fois de faire parler une enfant en apparence ? Quelle potentialité narrative inédite cela vous ouvrirait-il ?
La première raison, c’est que je voulais faire parler ces enfants de stars que leurs parents mettent en scène comme s’ils étaient de purs instruments de leur notoriété. Je voulais explorer ce que pouvait être leur point de vue, quand ils sont encore petits et que l’imaginaire se mêle à ce qu’ils commencent à entrevoir du réel. Et puis j’avais besoin de ce regard neuf qui contemple le monde des adultes avec sérieux et perplexité. Joséphine n’entre pas dans la comédie sociale, elle observe les comportements comme si elle était la seule personne sensée dans un asile de fous. C’est le prototype de l’enfant espion. D’ailleurs, il paraît que tous les écrivains ont été des enfants espions, je ne sais pas qui a dit ça, c’est Marie Richeux qui me l’avait rapporté, un enfant espion qui voit tout, récolte et engrange afin de produire un monde à son tour. Écrivain, c’est justement ce que devient Joséphine à la fin. Si j’étais un peu plus mytho, je vous dirais que ce livre est entièrement autobiographique.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur le choix de votre titre : comment s’est imposé à vous ce titre de Monument national ?
Quant au titre, je l’ai trouvé dans les derniers mois. Je cherchais une idée simple comme pour Propriété privée, mon roman précédent. L’expression « monument national » figurait abondamment dans le texte, mais je n’avais pas vu qu’elle s’imposait. Or, là encore, je pense que les influences se déposent avant de prendre une nouvelle forme. Il se trouve qu’à la même période, j’avais lu votre Grand écrivain, cette névrose nationale, qui traite d’une autre sorte de monument, et vu un spectacle de Vanasay Khamphommala qui s’intitule Monuments hystériques.
Puis un jour, je me suis dit que c’était l’évidence, mon roman s’intitulerait Monument national. C’est un ami qui m’a fait remarquer que ce titre en agrégeait deux autres. Je n’en avais pas conscience et j’ai eu une petite révélation quand il me l’a signalé. Permettez-moi donc de vous remercier, cher Johan Faerber, pour cette Névrose nationale doublement inspirante.
Julia Deck, Monument national, éditions de Minuit, janvier 2022, 208 p., 17 € — Lire un extrait