Viviane Elisabeth Fauville: Julia Deck, détruire dit-elle

Julia Deck © Hélène Bamberger / P.O.L

Jeu de piste, jeu d’identités, roman policier, scènes de vie ordinaires : dans son premier roman, Viviane Élisabeth Fauville, Julia Deck passe avec ironie et brio d’un registre à l’autre. Un psychanalyste est retrouvé baignant dans son sang… mais c’est plutôt des errements d’une femme dont il s’agit.

Viviane Élisabeth Fauville se présente dès son titre comme un portrait de femme : un nom se déploie, masque d’identités multiples, prénom double, nom de jeune fille masquant celui d’épouse – en passe d’être effacé par un divorce –, patronyme dont la première syllabe est un appel au faux, à une méconnaissance fondamentale de soi : « Est-ce nous qui ne sommes pas celles que nous croyons – c’est une possibilité. » Le titre annonce les derniers mots du texte : « cela devient de plus en plus flou ».

Il y a pourtant bien un récit dans ce roman, le premier de Julia Deck, mais tissé de chausse-trapes, en ce qu’il n’est pas roman policier ou de mœurs, pas même scène de la vie parisienne ou de province. Jamais tout à fait l’un ou l’autre, pleinement tous à la fois, dans les failles, les interstices et les flottements identitaires. Viviane Élisabeth Fauville, 42 ans, une enfant, un mari sur la tangente, se rend chez son psychanalyste et le tue d’un coup de couteau de cuisine. État second ? Dérive ? Moment d’hallucination ? Les questions demeurent ouvertes, et le lecteur suit l’enquête policière, recherche de témoins, recoupements des alibis, interrogatoires, interpellations, gardes à vue, libérations. Viviane a sans doute suffisamment brouillé les pistes pour que son geste demeure impuni. Mais fascinée par le fait divers, elle mène sa propre enquête, glanant des bribes d’informations sur les protagonistes du drame dans les colonnes du Parisien.

« Vous êtes Viviane Élisabeth Fauville, épouse Hermant. Vous avez quarante-deux ans et, le 23 août, vous avez donné naissance à votre premier enfant, qui restera sans doute l’unique. Vous êtes responsable de la communication des Bétons Biron. (…)

Votre mari, Julien Antoine Hermant, ingénieur des Ponts et Chaussées, est né il y a quarante-trois ans à Nevers. Le 30 septembre, il a mis fin à deux ans d’horreur conjugale. Il a dit, Viviane, rentré à pas d’heure de son soi-disant bureau d’études, Viviane je te quitte, il n’y a pas d’autre solution, de toute façon tu sais que je te trompe et que ce n’est même pas par amour mais par désespoir. (…)

Vous avez répondu non, c’est moi qui m’en vais. Garde tout, je prends l’enfant, nous n’aurons pas besoin de pension alimentaire. Vous avez déménagé le 15 octobre, trouvé une nourrice, prolongé votre congé maternité pour raison de santé et, le lundi 16 novembre, c’est-à-dire hier, vous avez tué votre psychanalyste. Vous ne l’avez pas tué symboliquement, ainsi qu’on en vient parfois à tuer le père. Vous l’avez tué avec un couteau de marque Henckels Zwilling, gamme Twin Profection, modèle Santoku. “Le tranchant de la lame, d’une géométrie unique, offre une stabilité optimale et permet une coupe aisée”, précisait la brochure que vous étudiiez aux Galeries Lafayette tandis que votre mère sortait son chéquier. »

La vie matérielle

 

Rien n’est convenu dans ce roman mais un jeu avec les codes, soulignant l’ironie de l’auteur, son art de brouiller les pistes pour mieux laminer toute logique stéréotypée de l’histoire. Le psychanalyste retrouvé baignant dans son sang s’appelle… Jacques, son cabinet se situe 22 bis, rue… de la clef, l’arme du crime est un couteau de cuisine que la propre mère de Viviane lui a offert en cadeau de mariage. Tout lacis romanesque qui flirterait de trop près avec du déjà lu ou du déjà vu est immédiatement dégonflé – de Balzac (pour ses Scènes de la vie de province), Barbey d’Aurevilly (Une vieille maîtresse) ou Butor (pour le « vous » initial) aux films noirs (« L’inspecteur dit bon, madame Hermant, on n’est pas dans un film »).

Julia Deck s’amuse, fait reposer l’équilibre de son roman sur les sens multiples du mot « mobile » – du jeu animé au-dessus du berceau de l’enfant aux résonances psychanalytiques ou criminelles du terme –, et l’on en vient même à douter du sérieux du nom d’épouse de son héroïne, Hermant.

Ces errements sont ceux d’une femme qui s’est toujours sentie invisible aux yeux du monde : « C’est comme d’habitude, personne ne me remarque. Je suis une chose sur leur passage. » Transparente jusqu’à « confiner au végétal ». Elle a des allures de bourgeoise durassienne, ennui moderato cantabile et attrait fatal pour le crime passionnel qu’elle assouvit en filant les suspects du meurtre, en recueillant leurs histoires à coup de mensonges.

Pour se présenter à eux, Viviane Élisabeth Fauville s’invente une vie, tout en attendant (espérant ?) qu’on lui demande des comptes pour ce crime, prise dans la spirale d’une existence qui lui échappe, d’un réel qu’elle tente en vain de contrôler, d’un corps qu’elle « habite par si brèves intermittences ». Sans doute est-elle totalement dérangée, quoi qu’il en soit elle imprime sa folie au récit, en constant décalage : la narration passe du « vous » au « je », du « elle » au « tu », tente de cerner le point de déséquilibre identitaire, ce lieu où « l’image se recomposerait sous l’effet d’une anamorphose ». La personnalité réelle de cette femme devient l’objet de la traque romanesque, une femme qui « ne demande que cela, de mettre de l’ordre dans sa mémoire. Mais au lieu de gagner la lumière, les événements s’obscurcissent toujours davantage ».

Le récit se déploie depuis un manque (le trou de mémoire initial du personnage), il part de l’insignifiant, devenu objet de transferts ou interprétations multiples : rocking-chair, couteau, bibelots, rues de la capitale. Car Paris n’est pas une simple ville qui servirait de cadre au roman, elle devient un espace mental, fait de méandres, de carrefours. Paris, lieu d’une errance, est en tension entre deux pôles, le quartier populaire où Viviane a trouvé refuge avec l’enfant quand son mari les a quittées, et le cinquième arrondissement, où se trouvait le cabinet du thérapeute, où Viviane se rend désormais au commissariat ou dans l’appartement vide de sa mère.

Le réel en surface aisément déchiffrable (lieux existants, cafés, lignes de métro) devient labyrinthe, « éventail », jeu de pistes, signe de la folie qui gagne peu à peu Viviane Élisabeth Fauville. Le roman nous entraîne dans les méandres d’un cerveau fissuré, et mine chaque certitude. Tout est froid et drôle, Julia Deck sait à merveille traquer le saugrenu.

Placé, dès l’épigraphe, sous le signe de Beckett, le roman de Julia Deck fouille l’innommable en chacun, il déstabilise tout repère, faisant du langage même un espace de (dé)construction du sens. Lorsque Viviane Élisabeth Fauville se confiait encore à son psychanalyste, elle « dévoilait la frêle mécanique de son inconscience ». À l’image de ce pas de côté verbal, le lecteur est pris dans une spirale, perte de toute balise sinon celle du plaisir du texte.

Julia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, Minuit, 2012 — disponible en poche, collection « Double », 2014, 176 p., 7 € 50 — Lire un extrait