Revue L’Intranquille : « On se réchauffe sous la même couverture : c’est bien cela publier en revue »

© revue L’Intranquille

En prélude au 30e Salon de la Revue qui a dû hélas être annulé pour cause de crise sanitaire, Diacritik partenaire de l’événement avait rencontré les revues qui auraient dû être présentes. Pour que vivent les revues et pour patienter avant le retour du Salon l’an prochain, nous avons décidé de faire paraître ces entretiens. Aujourd’hui, Françoise Favretto autour de sa riche revue L’Intranquille.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

La revue LIntranquille est issue d’autres revues que les éditions de l’Atelier de l’agneau ont publiées depuis 1977. Elle prend ses racines dans un vif plancton poétique, elle vient de loin, d’un constant trop plein de manuscrits que nous trouvons excellents tout n’ayant pas la capacité de les publier d’autant que les auteurs sont souvent débutants. Oui, être écrivain, c’est souvent ou d’abord se faire connaître en revues et publier des livres ensuite ou en plus, de surcroît. C’est ainsi que l’on peut trouver aussi un public. De plus, la question financière est moins problématique car les revues génèrent des abonnements et parient sur l’avenir, c’est une autre façon de « kiss-banquer »… 

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

La littérature publiée ici donne une bonne part aux nouvelles écritures, textes et poèmes surtout. Elle privilégie une approche esthétique et tente de lier cette vision à notre monde en bouleversement constant, sans oublier de laisser une place à l’humour.

Le premier numéro et le titre choisi se sont conjugués avec bonheur. L’époque délibérément intranquille se confond avec la première thématique, « dégage », en 2011. Une certaine inflexion dans une large ou étroite actualité nous préoccupe, témoins les thématiques qui occupent 15 à 30 pages sur 90 : dégage, genres d’après, servitude volontaire, pauvretés, blessures/métissages culturels, villes fantômes, le triple A (pour les artistes, qui s’en sont amusés), révolution animale, etc.

Par ailleurs, Pessoa qui inventa le mot d’intranquillité – desassossego en portugais – ouvre le champ de la rubrique TRADUCTIONS présente à chaque livraison. La dernière d’ailleurs publie un entretien avec le traducteur de Pessoa, Patrick Qquillier, rubrique « changer d’air, changer d’art » où est interrogé un auteur ou artiste pratiquant une autre activité. Lui  est aussi musicien et poète. Également la comparaison de plusieurs traductions différentes d’Ulysse de JOYCE.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Au volet thématique dont je viens de parler, s’ajoute un dossier « nouveaux auteurs ». L’actualité est présente. Elle se situe aussi pour nous dans nos colonnes critiques : 6 collaborateurs rédigent notes et articles sur les livres et revues récents – hors édition « en place ». Une dizaine de pages se donne à un essai littéraire, à une part d’histoire littéraire ou les deux à la fois qui vont valoriser des auteurs plus connus, ainsi Flaubert, des traductions de Gertrude Stein, Zanzotto, Doris Lessing, Ford Madox Ford.

Une nouvelle rubrique naîtra en 2021 : auteurs des années 70. Je pense à Michel Vachey, à Joëlle de la Casinière pour commencer.

Pour répondre à la deuxième question, je n’ai pas de livraison préférée. Si vous voulez me faire parler des dossiers ou des rubriques, je les égrène presque toutes par mes réponses, il reste juste à citer les métiers du livre, où j’ai interrogé presque tout le monde. Manquent encore un imprimeur, un typographe… Les thèmes, ça peut aussi être des pays comme l’Argentine, la Colombie, la Moldavie, Singapour, l’Italie… du côté de leurs poètes parfois des romanciers, comme José Vidal Valicourt qui en Espagne se situe dans un genre non identifiable comme beaucoup d’écrivains. Ces publications peuvent conduire à l’édition de livres à l’Atelier de l’agneau qui édite notre revue. Je veux ici remercier les traducteurs, pour le travail que souvent on oublie de citer dans la presse ou les présentations d’auteurs : pour nous, Iraj Valipour, Brigitte Vanhove, Jan Mysjkin, Pierre Vinclair, Gilles Couatarmanac’h, Isabelle D. Philippe, Anne Kübler, etc.) Par ailleurs, des artistes se glissent dans les pages et en couverture, dessinateurs/trices et photographes surtout. Nous évoquons de temps en temps des artistes « singuliers », « bruts », ou « naïfs » : femmes qui cousent, arts mixtes, etc.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Revenir, revenants littéraires ?  Les revues révèleraient les ombres…
Effectivement, on n’a pas toujours vu que les frères Goncourt avaient peint un portrait subliminal de Flaubert à travers leur journal. Le valet de Maupassant a de même été oublié et pourtant il est l’auteur d’un témoignage passionnant sur son patron. Herta Müller, prix Nobel, crée en ce moment une œuvre très originale hors sa réputation de romancière et de critique. Elle est collagiste, mixant et cisaillant des journaux, recréant des textes illustrés, poétiques et esthétique, tout un pan de cette grande romancière est révélé en traduction pour la première fois dans le n°18 de l’intranquille, après la publication de 3 livres du même cru en allemand. C’est un tout autre éclairage.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Oui, si les lecteurs nous soutiennent par des abonnements, si les auteurs jouent le jeu de porter leurs textes en participant à des lectures publiques, eux s’engagent alors autant que nous, même si tel ou telle se rend compte qu’il/elle ne sait pas lire correctement à l’oral ; et donc nous prévoyons avant des stages de lectures à voix haute. A contrario, les auteurs performeurs n’ont besoin de personne pour lancer spontanément leurs paroles qui ébranlent (je pense à Marius Loris improvisant sur l’Histoire du monde). Tout cela créé une alchimie positive, une petite pierre de bienveillance supplémentaire, une vie sociale autour du texte, l’occasion de rencontres, on se réchauffe sous la même couverture…c’est bien cela publier en revue.