Au commencement – on connaît la chanson – Dieu créa les cieux et la terre. Dieu ? Mon Dieu ! c’est qui vous voulez ! Quoi, qui, quelle instance supérieure, quelle idée du bien, du beau, de l’être, Dieu de vérité ou beau menteur, un beau parleur aussi bien, et puis Dieu, le souffle, quel souffle ! c’est tout, voyez-vous, n’importe qui, tout ce qui est, vous, moi, Isabelle Adjani !
Mais voici l’état des lieux : la terre était informe et vide, un peu comme Vénus de nos jours : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, mais un esprit se mouvait au-dessus des eaux comme une sonate de Mozart que personne n’aurait encore entendue.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. C’est cool, on allait pouvoir faire des photos, et les regarder, se rincer les yeux, Strike a pose !
Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.
Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour. Jusque-là tout allait bien.
J’en ai marre d’appeler Dieu, Dieu, je vais l’appeler Marcel, tiens, comme mon grand chéri, celui qui fit sa Recherche dans son lit !
Marcel dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux.
Et puis, ça a duré comme ça une semaine aussi chargée qu’une fashion week, et chaque jour fut bien rempli, Marcel n’avait pas chômé.
Là où ça se corse c’est quand Marcel dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent. Je ne dirai rien sur ce verbe « dominer », vous avez compris : #bourdieu, #jeanbaptistedelamo, lisez Le fils de l’homme qui vient de paraître… J’en dirai un peu plus en revanche sur cette image, cette ressemblance… notre image, notre ressemblance… avec qui, quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Quelle angoisse !
Mais cette première semaine étant achevée, le Monde était là, tout rond, tout beau, tout neuf, tout propre, et Adam et Eve s’aimaient d’un amour tendre. Ils eurent des enfants, qui eux-mêmes eurent d’autres enfants, ceci des millions de fois, parfois les fils couchaient avec les fils, parfois les filles couchaient avec les filles, parfois pas, les siècles passèrent ainsi, on vit même naître un petit Charles Darwin le 12 février 1809 à Shrewsbury dans le Shropshire. Du temps passa encore, et voilà que 2021 arriva, à nous sommes alors Paris en France, Adam ne s’appelle plus Adam mais Benjamin, et Marcel ne dit plus rien mais n’en pense pas moins, il sourit sous sa moustache fine, et Marcel-Marc-Martin vit que cela était bon, et même grave bon. Et je suis d’accord, Beau Menteur est un beau livre, fait de mots et d’images à la bouche.
J’ai parfois un mouvement de recul intérieur avec les « beaux livres » : encore un truc qui va coûter un bras et qui ne sert à rien, qui va végéter dans la bibliothèque ou sur une table basse devant le canapé, et que je ne vais jamais ouvrir. En général, je préfère m’offrir le dernier livre d’Unetelle ou d’Untel. Sauf que là, c’est vraiment beau ! Et ça se sert à rien, effectivement, mais c’est tout sauf vain ! C’est plein d’histoires, et c’est bien, les histoires. On a besoin d’histoires parce qu’on est en vie et qu’on va mourir. Se raconter des histoires, sans se la raconter, est une des plus belles choses qui nous reste.

Tiens, allons voir chez les Grecs. Dans La République au § 6, Platon argumente qu’il y a plusieurs manières de connaître la réalité. Il y a la perception, l’imagination, et il y a la connaissance scientifique et la connaissance philosophique. Donc, il explicite en quoi elle consiste. En effet, il argumente en quoi chaque monde de connaissance permet d’atteindre la vérité de la réalité, aussi bien la vérité de la réalité que le scientifique cherche à connaître, que la vérité de la réalité de notre expérience et que la vérité de la réalité des valeurs qui sont les nôtres. Mais, cette argumentation exposée au § 6 est longue, difficile d’accès, et son interlocuteur lui dit : – « Je n’ai pas très bien compris ! ». Alors, au § 7, Platon raconte une histoire nommée : « allégorie de la caverne », dont il dit que c’est une image par laquelle l’argumentation rationnelle qu’il a explicitée auparavant va être traduite de manière à ce qu’elle touche nos sens. Que fait Marc Martin si ce n’est de prolonger à sa façon le taf de Platon ? Dans sa caverne à lui, le livre puis l’expo à la galerie Mille Lieux, il a placé ce modèle, Benjamin, le « Beau menteur », qui est tout, protéiformement beau et libre d’être. Et une preuve que c’est beau : ça ne sert à rien ! Et si l’on poursuit la question de l’utilité des choses, à quoi sert Marina Abramović performant la Callas sur une scène chic – très mauvais spectacle au demeurant, hélas. A quoi sert un Botticelli ou une installation d’Emmanuel Lagarrigue ? Et tant qu’on y est, poursuivons encore plus loin, vivre, à quoi sert de vivre, à quoi bon ? Ces questions, ce questionnement vertigineux, sont une impasse. Je préfère en revenir aux mots de Robert Filliou : « L’art est un échange, et les œuvres sont des propositions, car l’art, « c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » ! Cette phrase, ce bijou de phrase, on pourrait y rester des journées entières dans les arbres.
Beau Menteur est un livre-coffret rempli de fascicules (ça rime avec « encule », j’aime bien), dans lequel on trouve aussi des cartes qui pourraient être postales, ou bien photos d’art cartonnées (ça aussi, j’aime bien, la polysémie de « cartonner »), et puis c’est joli, on pense à ces posters qu’on trouvait dans les revues des années 80/90, Ok Podium ou autres revues de cul. Beau Menteur est donc un élégant coquin, il fait un clin d’œil à la nostalgie, il aguiche le temps qui passe, il racole, il fait la roue comme le paon, car il a tous les âges et toutes les ailes du désir, Beau Menteur, il fait partie d’une communauté inavouable, vous, moi, tous ceux de notre séparation. Beau Menteur c’est Amanda Lear et Michel Fau, mais c’est aussi Duras et Blanchot. Drôle de zygoto !

Mais c’est quoi ce « Beau Menteur », c’est qui ? D’abord c’est Benjamin Agoyer, le modèle pluriel, c’est Marc Martin, le photographe, c’est Claude-Huber Tatot, le narrateur, et puis c’est vous, c’est Lol V. Stein, c’est Patrick Thévenin, c’est Raffaël Enault, c’est Didier Roth-Bettoni, c’est Charlotte Rampling, c’est Chéreau, c’est Thierry Thieû-Niang, c’est Romain Brau, c’est Nicolas Boualami, c’est Pascal Saint André aka Bourette, c’est Laurent-Pierre Letô aka Bitume aka mon amour, c’est Alain Sepho aka Jenny Bel Air, c’est Danièle Ebguy aka Sapho, c’est Isabelle Floch, c’est Vincent Tasselli aka Tristan Seneca, c’est Agnès et Ariel, c’est Fabien Sauneron, c’est Karen Mulder (Karen, love you), c’est Vladimir Jankélévitch, c’est Christine Marcandier, c’est encore vous, surtout vous, toi, et puis toi, et tous mes ex (énumérer serait épuisant), et tous mes hypothétiques futurs, tous mes terribles et grossiers et pathétiques mensonges, c’est tout mon rapport quotidien, solaire, vertical, à la vérité, que j’aime mais parfois je ne suis pas son genre, c’est notre inconsolable besoin de consolation impossible à rassasier, c’est la solitude dans les champs de coton, c’est Louise Ciccone aka Madonna, c’est Norma Jeane Baker aka Marilyn Monroe, c’est Nathalie Croset aka Vitto Vittoretti, c’est William Barranès aka Guillaume Dustan ;

Et c’est encore plus, encore mieux je veux dire, c’est les constellations et les trous noirs, c’est les protons et les électrons et surtout tout le vide autour d’eux, en eux, la science parle d’un % de matière pour 99 % de vide qui serait composé d’énergie et d’informations, autrement dit de beaux mensonges, et de belles vérités, c’est notre sentiment océanique, c’est notre libido qui verse tantôt dans la vie, tantôt dans la mort, c’est nos poils et nos peaux glabres, c’est nos abdos et notre petit bidon aggravé par les confinements, c’est moi quand je suis domi, moi quand je suis lope, moi quand je suis versa, moi quand je suis hypomaniaque ou dépressif selon les saisons de Vivaldi, moi quand je suis un daddy ou un twink, quand je suis romantique, fleur bleue, ou bien pig, trash, kinky, moi quand je suis janséniste ou horny, moi quand je suis Mylène Farmer sans sourire aucun, à l’ombre, désenchanté, perchée, moi enfin quand je ne suis plus moi, ouf, quand je m’oublie, re ouf, que je me trouve libéré-délivré comme la Reine des Neiges – je n’approche ces moments de bonheur ultime que dans les bras de certains-certaines, ou dans la lecture de livres rares, ou dans le sommeil avec cachets, pilules, gouttes et tutti quanti. Vous avez compris, Beau Menteur parle (sans parler) du masculin/féminin, de la virilité des hommes et des femmes, des hommes en devenir de femmes et des femmes en devenir d’hommes, du singulier et de tous nos pluriels, et surtout, enfin, je lâche le grand mot : ça parle d’identité, et ça en parle tout le temps. I am what I am ! Malade, aussi bien.
Mais non, c’est pas ça, ce n’est pas exactement ça, l’identité, c’est… comment dire ? Je suis une mouette ! Non, c’est pas ça. Je suis actrice. Vous voyez ce que je veux dire ? Mais faire de l’identité un thème… Boring. Too much. Too much to be true ! Et même dangereux ! Identité nationale, française, beurk, etc. Dans ma litanie plus haut, on pourrait croire que Beau Menteur c’est tout, n’importe qui, n’importe quoi ! Oui mais non ! Beau Menteur par exemple, c’est le contraire des tueurs, des réactionnaires et des conservateurs, des ennemis de la vie. Beau Menteur c’est pas Le Pen ou Zemmour, mais alors pas du tout ! Au contraire, Beau Menteur ça fait la misère à Le Pen ou Zemmour, ça leur fait le doigt d’honneur et ça les nique, ça leur tire la langue. Je pense à cette phrase, si belle, si dense, qui danse sur la tombe de Dustan : « J’ai toujours été pour tout être ». J’ai l’impression qu’avec son très beau Beau Menteur, Marc Martin prolonge cette phrase, et il dirait sans le dire : Ok, eh bien soyons tout, puisque nous le sommes déjà ! Donc y’a plus qu’à ! Non pas faire ou s’efforcer de devenir, mais se laisser à être tout ce que l’on est déjà, chacun, à savoir un univers en expansion. Et la collectivité, l’humanité, ça fait donc un multivers.

Mais Beau Menteur, aussi, ça pue le sexe. Ça pue le sexe les lendemains de fête, ça pue le sexe parce c’est l’homme qui boxe dans les salles obscures, ça pue le sexe devant le miroir aux alouettes, ça pue le sexe même s’il y a malentendu, ça pue le sexe entre fromage et dessert, ça pue le sexe du veilleur du nuit, ça pue le sexe parce que d’autres que toi sont venus cette nuit, ça pue le sexe et trois petits tours et pissant vont, ça pue le sexe sous la moustache de mon père, ça pue le sexe parce c’est Bitume, et Bitume, il faut connaître pour savoir, Bitume est un ange, et mon amour je l’ai déjà dit, ça pue le sexe parce que je suis comme je suis, ça pue le sexe quand ça danse jusqu’au tomber de rideau, ça pue le sexe and fag is good ! And a fag is a fag is a fag is a fag.

Sexe, j’ai dit sexe ? Essayons d’en parler, même s’il n’y a pas de rapport sexuel, comme nous le savons sans le savoir depuis et avec Lacan. Sexe, donc, c’est vertigineux, par où commencer ? « Il est mort en toi le juge de tes frères. » On trouve cette phrase dans l’Évangile de Saint Jean, je l’aime beaucoup et il faudrait l’avoir faite sienne avant de commencer, de s’aventurer, à parler du sexe. Un autre indice encore – je ne parle pas mais je pose des choses, des jalons – connaissez-vous l’étymologie allemande du mot péché ? Il s’agit de séparation. Or l’identité, quand on s’assigne à une certaine identité, volontairement ou par habitude, conformisme, lâcheté, peur, n’est-ce pas se séparer de tout ce que nous sommes ? Donc être dans le péché ? Je parle là du véritable péché, celui de ne pas être vivant, exultant, je ne parle pas des péchés des religions. De la religion chrétienne, c’est la seule que je connaisse assez bien, je ne retiens que deux choses : Tu ne tueras point. Et j’ajouterais : tu ne tueras ni au sens propre ni au sens figuré. Et : Tu aimerais ton prochain comme toi-même bordel de merde ! Beau Menteur dit cela, je crois. À sa façon. Et plus encore, il le donne à voir. Y’a plus qu’à être vivant. Être voyant. Et aimant.
Et puis, même si ça pue le sexe, le sexe est-il un sujet pour Marc Martin, dont j’ai dit qu’il était photographe mais en fait il est un peu tout, il est un peu everything, circassien raté de peu, illusionniste manqué de justesse, vidéaste, écrivain, colleur qui fait des collages, assembleur, metteur en page, plasticien qui fait des installations, metteur en scène de la vie à commencer par la sienne ? Ou bien c’est le sexe le sujet dans ce qu’il a de secret, d’indicible, à ce propos secret et sécrétions dérivent d’une même racine. Et si je poursuis ma pente étymologique : poésie vient du mot faire, et pornographie ça veut dire peinture de prostitués. Voilà, je pose encore des choses. Mais le fait est que ça m’ennuie un peu ce que je dis sans le dire, et parler du sexe comme ça, en général, c’est bête. Et ennuyeux. En tout cas ça m’ennuie aujourd’hui. Mais quand même, envie de poser encore deux ou trois dernières choses. Il y a la personne et il y a l’objet. Ça peut être super excitant et même libérateur que de s’objectiver, ou d’objectiver l’autre, mais je crois qu’il ne faut jamais oublier que c’est un jeu, un jeu-je sérieux, mais je-jeu quand même. Derrière l’objet, ou devant, il y a toujours une personne. Quand on oublie ça, la personne, l’être, le frère ou la sœur en puissance, la porte est ouverte au malheur, à la tristesse de la chair, même si ponctuellement, génialement, génitalement, on peut jouir, dans les salles sombres, aux tasses ou ailleurs, la chair in fine est triste comme une chanson de Billy Holliday. Les tasses ? Je vais y revenir.

Paul Ricoeur, dans Temps et récit, explique, analyse pourquoi chacun se raconte son histoire. Se la raconter, n’est pas forcement embellir sa vie, mais la réécrire, la redire de mille et une manières. En ce sens, la fiction finit par remplacer la réalité : on peut avoir l’impression de raconter des histoires et d’affabuler. Mais non !, dit Ricoeur, ce n’est jamais mentir, affabuler. Réécrire, redire, « re-raconter » sa propre histoire, c’est lui donner un sens humain, parce que, finalement, dans ce que nous vivons, il y a la trame des évènements et puis il y a le récit, la narration, l’action de raconter, qui donne un sens, au double sens du terme : signification et direction. Cela est au cœur de chaque être humain ; le temps devient alors humain, les évènements vécus deviennent humains. Dans la mesure où ils sont racontés, ils prennent un sens par l’homme qui les raconte. Ricoeur ajoute : « Les choses ne nous sont données que dans les récits ; dans ce sens l’homme est enchevêtré dans des histoires ». Il est très important aujourd’hui de se raconter, d’écrire, de dire le récit de sa vie. Dans cette civilisation qui est parfois déshumanisante, il est extrêmement important que chacun raconte, se raconte, c’est-à-dire donne un sens humain à ce qu’il vit.
Il y a plusieurs sortes d’histoires : les histoires dites vraies, concrètes, descriptives, où on essaie d’être au plus près de la réalité : c’est un témoignage. Il y a les récits mythiques, tel celui d’Œdipe bien connu, les mythes étant utiles pour l’identification du sujet. Puis, il y a les récits imaginaires, dans l’invention totale.

À ce propos, envie de raconter une histoire vraie, ou plutôt révéler un secret, des sécrétions. C’est maintenant ou jamais. Avant Beau Menteur il y eut un autre beau livre de Marc Martin, Les Tasses, un livre sur les pissotières, une somme que ce livre, un autre bijou, si riche, une golden shower ! À l’époque de sa sortie j’étais en plein dans un livre, donc j’avais du mal à écrire autre chose, parfois on a toute sa libido dans un texte, il ne reste plus rien pour le dehors. Mais j’avais échangé avec Marc sur Messenger, et j’étais allé voir l’expo au Point Éphémère, et j’avais eu une idée de texte, mais je n’ai pas osé. Peur qu’on me juge, qu’on se moque de moi, qu’on me reproche encore mon exhibitionnisme – qui n’en est pas un, je ne fais que raconter des histoires à mon tour, comme tout le monde.
J’ai commencé ma sexualité en faisant les tasses. J’avais treize ans environ, j’étais précoce et déjà assez grand, je ne savais pas que draguer, traîner dans les pissotières, ça s’appelait « faire les tasses » ; et de toute façon je ne savais rien, je ne savais pas ce que je faisais, je ne connaissais même pas le mot homosexualité ! Il se trouve que je suis né à Tarbes et que mes grands-parents maternels vivaient à Lourdes qui se trouve à vingt kilomètres de Tarbes, ainsi nous allions chaque dimanche sans exception à Lourdes. Enfant, je me retrouvais coincé dans l’appartement de papi et mamie (au demeurant adorables) mais à partir de treize ans, je faisais savoir que je n’en pouvais plus et on me laissa sortir, pour aller faire un tour. Je racontais à qui voulait l’entendre que j’adorer marcher. Et c’est vrai que j’aimais marcher, mais je marchais parce que je cherchais quelque chose sans savoir quoi. Il y avait cette boule de feu dans le bas de mon ventre et elle était mon moteur et mon motif. À Lourdes, il n’y a rien. Des hôtels partout, des boutiques de bondieuseries et autres souvenirs, puis la grotte, la Grotte, le sanctuaire. J’allais donc à la Grotte, seul, chaque dimanche. Je m’étais même raconté que j’allais être prêtre, ou mystique, quelque chose comme ça, j’y croyais dur comme fer, quel beau menteur ! Et puis un dimanche, je vais aux toilettes qui se trouvaient à l’époque à cinquante mètres du fameux rocher sur lequel est-serait apparue la Vierge Marie à la petite Bernadette qui avait à l’époque à peu près le même âge que moi. Sauf que moi je n’ai pas vu la Vierge, j’ai au contraire perdu ma virginité. Dans ces pissotières de la Grotte, très grandes, il y avait une drôle d’ambiance, comme un ralenti, une pesanteur d’une nature que je ne savais pas qualifier mais qui m’excitait. Puis j’ai vu ces hommes rester un peu trop longtemps, et j’ai vu ces regards se croiser et se chercher. Il y avait des oblats, quelques prêtres étrangers parfois, surtout italiens, il y a avait aussi des pèlerins comme moi. Lors des pèlerinages militaires, c’est là qu’il y avait le plus de monde devant les urinoirs. Et bien sûr, ça finissait régulièrement dans les cabines. Après, comble du sacrilège peut-être, j’allais boire de l’eau de la Grotte, pour m’absoudre, pour me laver du mal que je venais de faire – mâle que je venais de me faire. Ah ! Les tasses de Lourdes ! Toute une époque ! Madonna venait de sortir son clip Justify my love, et je n’étais pas une braise mais un incendie à moi tout seul ! Queues de souvenirs ! Oh Saint Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, priez pour moi !
Retour à Lourdes. À force de côtoyer dans un même espace, un sanctuaire qui plus est, la sainteté, l’idée de miracle et le sexe génital, les érections, la suce, la pompe, tout ça s’est mélangé dans ma tête – et je dois dire que je ne le vivais pas bien. C’était trop, trop fort, trop contrasté, et ces pulsions sexuelles, je les vivais comme des attaques du Diable lui-même – voyez la mégalomanie, je me vivais comme une créature si pute (oups, pardon, je veux dire pure) et innocente que forcément le Diable lui-même, Satan, se dérangeait pour me faire la misère ! Quelques années plus tard je fus sauvé par un autre saint, comédien et martyr celui-là, Jean Genet. J’avais dix-sept ans environ, et je lus tout Genet, et je compris enfin la sainteté noire ! Dans ce qu’on croit être le sordide, il peut y avoir une poésie si grandiose qu’on n’a jamais envie de la quitter ! S’il existe un Dieu, il sait tout cela, forcément, et c’est même pas qu’il pardonne, il sourit avec tendresse, il comprend au-delà de toute compréhension humaine. Et le Dieu auquel je crois, que j’aime bien, que je crois qu’il aimerait qu’à la Basilique de Lourdes, Le condamné à mort de Jean Genet soit dit juste avant le Rosaire.
Relisons Bataille et Genet. Pour Bataille, le parfum d’une sainteté noire que distille l’œuvre de Genet ne donne lieu qu’à un simulacre, qu’à une caricature de souveraineté dont l’être de comédie apparaît sous forme de quatre motifs, moteurs : La volonté d’une transgression illimitée qui, par la décapitation de l’interdit, se voue à son auto-abolition. Le refus de communiquer arc-bouté à l’éclat stellaire d’une souveraineté solitaire. La quête téléologique d’une coïncidence à soi, d’un ego bardé de nécessité. La prestidigitation de la perte en gain, la ruse d’un sacrifice de soi qui se retourne en apothéose rédemptrice. Vous n’avez pas tout compris ? Moi non plus, mais c’est beau de ne pas tout saisir, non ?
Il y a tante à dire sur Beau Menteur ! Je n’ai fait que raconter avec ma voix, sous forme de Genèse. Et Dieu-Marcel-Marc-Martin virent tout ce qu’ils avaient fait ; et voici : cela était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin. Ah ! Men ! Et lendemain matin, Karen Mulder chanta et il y eut un arc-en-ciel.
Beau menteur est un livre, un beau livre, un livre d’art comme on dit. Mais c’est aussi une exposition qui se tient en ce moment à la Galerie Mille Lieux, 39 rue de Poitou dans le 3ème à Paris. Tous les mercredi de 16h30 à 19h30, il y a une performance de Benjamin, infos ici (bas de page). Sinon rdv aux Mots à la Bouche le 23 septembre à partir de 19 h (37 rue Saint Ambroise Paris 11) pour une rencontre-signature.
Le site de Marc Martin.