Je n’ai pas envie de parler de ce livre comme un critique digne de ce nom en parlerait, et de toute façon je ne suis pas un critique, je n’arrête pas de le répéter. J’ai plutôt envie de prendre le temps et de vous en parler, à vive et basse voix, comme dans un café ou confortablement installé sur un canapé dans un salon, un peu en retrait. Il y aurait beaucoup de silences. Vous vous rappelez du silence de l’enfance, ce silence des dimanches après-midi en particulier, ce temps long, comme allongé, qui s’étirait, qui paraissait parfois infini ? Horreur et immense plaisir à la fois. J’ai envie d’entrer dans ce livre par cette porte-là, celle de ce silence-là, plein, parfois lourd, qui est je crois la source de ce livre, source de l’écriture. C’est une famille bourgeoise, le père est juge, la mère est un peu fitzgéraldienne, c’est-à-dire qu’il faut qu’on porte beau et haut, qu’elles que soient les circonstances, quoi qu’il se passe dans le secret des vies. Dans cette famille, il y a deux petites filles mais je vais m’attarder sur l’une d’elles, celle que j’ai rencontrée. Elle s’appelle Isabelle, et l’autrice du livre s’appelle Isabelle Floch. Le juge, c’est Guy Floch, son père. Dans les années 70, il était l’un des juges stars de la magistrature, au point que l’on parlait d’un style Floch. Il était calme mais doté d’une très grande capacité de travail, il cumulait les dossiers : Bastien-Thiry, Affaire Carlos, Louis Hazan, Mesrine et surtout l’Affaire Jean de Broglie, cousin de Valéry Giscard d’Estaing, polar interminable qui contribua à provoquer la chute du gouvernement Giscard. Mais Guy Floch était prêt à aller jusqu’au bout pour découvrir les commanditaires de ce crime d’État, et il s’en donna les moyens, insensible aux pressions et aux intimidations. Alors on le dessaisit du dossier, on lui offrit la présidence d’une Cour d’Assises. Guy Floch était aussi aimé que détesté, on venait le voir présider, certains se souviennent de moments d’audiences inoubliables, on le sait peu, mais il y a un art de la magistrature. Cette petite fille, Isabelle, était donc sans le savoir à l’époque la fille d’un artiste.

Quand elle était enfant, Isabelle saignait beaucoup, du genou, du nez — du Je-Nous, du Naît-verbe naître ? On apprendra au fil des pages qu’il y a aussi une affaire ADN sur laquelle planera un long silence qui durera vingt ans, Guy Floch est bien le père d’Isabelle, mais il n’est pas son géniteur. Mais Isabelle n’est pas n’importe quelle petite fille, elle a toujours su sans le savoir, elle a toujours senti, pressenti. Saignait-elle pour dire : Ce sang, que vous voyez, que je vous montre, il est à moi, et à ma mère, d’accord, mais à qui d’autre ? Vous allez me le dire ?
Cela étant dit, et ce sont les pages ou plutôt les phrases qui me touchent le plus, cette petite fille ne fait pas que saigner, elle est souvent dans un émerveillement d’être. Elle est vivante, si vivante que la vie, son sang, sort d’elle, s’échappe. Plus tard, fort heureusement, le sang sera remplacé par de l’encre. Mais revenons à la petite fille, je n’ai pas envie de la quitter. Il y a une profondeur vertigineuse du réel que l’on ne ressent vraiment que lorsqu’on est enfant. Certains adultes peuvent bien sûr ressentir cela mais c’est plus épisodique, c’est-à-dire qu’on oublie, l’école, le temps qui passe, les relations font qu’on nous raconte une histoire, et cette histoire on nous dit que ça s’appelle vivre, que ce n’est que ça, vivre, et on finit par le croire, s’y faire. Or ça ne reste qu’une histoire, et souvent à dormir debout, une aliénation de plus. La petite Isabelle ne connaît pas cette histoire, elle vit tout court, tout intensément, et comme elle voit peu son père – les parents sont vite séparés – elle le regarde beaucoup, et comme elle parle peu avec lui, il est taiseux, elle l’écoute beaucoup. Isabelle ne le sait pas, mais elle est dans la profondeur et dans l’intensité des choses, on garde pour toujours une mémoire de cela. On sait. Le corps sait. L’inconscient, n’en parlons pas. Isabelle sait, car elle a su très vite. « Très tôt dans ma vie il a été trop tard. » Ça peut détruire, ça peut aussi nourrir l’âme et l’esprit pour toute la vie. Ça fait qu’on cherche sans relâche des réponses, des voies nouvelles.
Isabelle est une amie, je ne vais pas faire semblant. Le livre a pour titre Quelques morts de mon père. Un jour je lui ai demandé, peut-être maladroitement, ce qui avait tué son père, ou plutôt qui. Elle m’a répondu ceci : « Il n’a pas été tué, justement. Pour faire taire un juge, on le mute ou on le bute, c’est ainsi qu’on en plaisantait à la buvette du Palais. Lui, quand le pouvoir a compris qu’il ne lâcherait jamais la vérité sur l’affaire de Broglie, on a choisi de le muter. Floch s’est tué lui-même au whisky, à la Gauloise Bleue — cigarettes qui représentaient aussi tout une époque — il s’est aussi tué à la tâche, et à tout ce qui lui permettait de moralement la supporter, cette tâche, et aussi l’époque. Les années 70, c’était le temps des grosses affaires, des affaires d’État. Quand ça vous tombait dessus, vous étiez saisi, dans tous les sens du terme, ça vous prenait tout, parfois jusqu’à la vie — le juge Renaud en 75, le juge Michel en 81. Un des titres auquel j’avais d’abord pensé pour ce livre c’était L’homme qui brûle. J’étais fascinée de l’imaginer plongé dans un dossier, en pleine nuit, dans le silence du Palais désert, une bouteille d’eau de feu à portée. J’ai questionné quelques grands buveurs capables d’abattre un travail de monstre, et ils m’ont confirmé l’équation adrénaline/palpitation/effet coup de fouet de l’alcool. Plus généralement, les corps de l’époque s’abîmaient. Peut-être moins violemment, mais un peu chaque jour, tout le monde. Une société entière faisait quotidiennement la queue au tabac. La fumée était partout -pardon, c’est une phrase du livre ! — et les visages de mon enfance en étaient marqués, ceux de ma mère, de ma grand-mère, des peaux épaisses, des voix de rocaille, à bout de souffle, à la Duras ! »
C’est vrai que cette époque, les Trente Glorieuses, que je n’ai pas bien connues car je suis né en 76, c’était la clope partout, les années Blier, Gabin, Ventura, les films de Sautet, et surtout de Chabrol, une touche de louche, quelque chose d’inquiétant, de vénéneux, d’étrange au cœur du familier. Un danger attirant, presque charmant, une lampe Berger posée dans un coin du salon, des effluves toxiques. Ah ! Oui, que je dise aussi, Isabelle est devenue peintre, plasticienne et psychanalyste, en plus d’être écrivaine. Elle a une galerie à Paris qui s’appelle La Ralentie, c’est au 22-24 rue de la Fontaine au Roi, dans le 11ème.

Psychanalyste, n’est-ce pas aussi faire profession de son empathie, pour aider l’autre ? Empathie maîtrisée, je précise, car une empathie sauvage et brute, brutale, peut créer des ravages. Le père d’Isabelle, sujet du livre, était comme ça, la souffrance de l’autre l’aspirait, c’est pour ça qu’il s’attachait aux personnes enfermées, les longues peines qu’il ne cessait de visiter en prison, et qu’il suivait après leur sortie. Un chic type, pourrait-on dire, quelqu’un de bien.
Et alors que je parle d’empathie, Isabelle de me dire, si gentiment, si généreusement : « Mais l’empathie, c’est toi, aussi, c’est ainsi que je te ressens, une empathie démente, comme si tu devenais l’autre au fur et à mesure que tu écris. Il y a une véritable folie de l’empathie, incontrôlable, une disposition à « l’autre », un entendement de quelque chose d’indicible, une sorte de grâce. Tu as ça. On a ça. Floch avait ça. C’est un drôle de truc, un talent à deux têtes, un gouffre à cause de la souffrance. L’autre qui souffre me bouleverse au point que je m’enfuis sous peine de m’anéantir. C’est comme les larmes, tu vois: je vois les larmes dans l’œil de l’autre et je mets aussitôt à pleurer, c’est irrésistible. Il faut que je me protège, que je me défende. Alors j’analyse. La psychanalyste aura été mon moyen, comme un installe un filtre, un cadre, un rythme pour pouvoir supporter l’autre en souffrance, le soutenir, aussi. À l’empathie brute, il fallait que j’ajoute l’intelligence. Tu as ça, aussi. Entrer en intelligence, c’est ce qui s’est produit dans nos premiers échanges sur Messenger. Je ne sais pas si tu te souviens de celui sur Angot. Je t’ai dit : « Angot, on lui doit une vie ». Tu as trouvé ça « génial ». Cette nuit, en y repensant, je me suis dit : comment ça se fait, ça ? Comment ça se fait, je veux dire que je n’aurais pu dire ça à personne d’autre que toi, que je connaissais si peu. C’est que tu me l’as inspiré, aussi vrai que nos messages viennent d’abord et toujours de l’Autre. C’est fascinant, ça. C’est comme le poker, avec un bon joueur, je joue bien, mais avec un mauvais, je joue comme un pied. Donc, entrer en intelligence. C’est pas donné à tout le monde, cette vibration là, non. Moi qui t’observe de loin, et lis souvent tes posts, je me disais que l’empathie pouvais aussi ravager, foutre par terre, terrasser. Comme un shoot à base de malheur, un malheur tellement grand qu’on part avec, le malheur de l’humanité, tu vois, comme si on était en contact avec cette dimension là, directe, en pleine veine. C’est valable pour moi aussi, et pour Floch. Tu vois, je nous mélange, et je secoue, pour voir. C’est pas mal, je trouve. Y’a du canal aérien, aussi, là-dedans, du couloir divin, c’est sûr. Alors je me disais aussi : Olivier, qui ne craint pas de parler de son côté « pute » de la côté normande, je me disais, oui, je connais ça, aussi. Mais je l’ai toujours ressenti d’abord comme une mise à disposition de l’autre, au sens d’un miroir. Se prêter au fantasme au point d’une divination: je te devine, je sais qui tu es. Je fais une passe. La passe, passeur, passeuse. Voilà le point : on sait. On sait. On ne fait pas que sentir, deviner. On sait. Ça passe d’un inconscient à l’autre. L’autre est comme « transfusé ». Transfusion sanguine, sa vie dans la mienne, ma vie dans la sienne, ça « passe » d’un corps à l’autre, d’un esprit à l’autre, d’un inconscient à l’autre, ça correspond, ça bascule, au fond, ça communie. Oui, toi, tu n’arrêtes pas de communier. Tu communies toute la journée (j’exagère exprès, t’inquiètes, hein, c’est pour le style). Je veux dire : frère humain, à ressentir sans pouvoir t’en défendre ce réel bouleversant qu’on est tous dans le même bateau, de vie et de mort. Incapable d’oublier. Le cœur à genoux, privé de prière. Alors écrire, écrire, comme moi je fais l’analyste, peins, écris. Écrire, comme quand tu parles de Rampling. Je me suis dit : cette écriture là, c’est une transe. Une véritable mise en fusion. Comme si tout venait d’elle, ta plume trempée direct en elle, comme si elle te « dictais ». Être dicté, c’est ça, tu vois, comme la mère de Marguerite, la folle du Barrage, et comme Marguerite après elle. Avec l’alcool, cet état d’où lui venaient les phrases, comme d’un au-delà-d’elle. Elle le disait: « je suis dictée », façon de poser Dieu, aussi, quelque part. Magnifique, ça. »
Isabelle, maintenant c’est à mon tour de te parler directement, quand j’ai reçu ton livre, j’ai eu un peu peur que ce soit l’hagiographie d’un père faite par sa fille adulte. Il n’en est rien. Aucune complaisance et pas la moindre sentimentalité dans ton livre. Et c’est je crois la tendresse de la petite fille qui écrit, aidée par les moyens de l’adulte que tu es devenue. Tu aurais pu faire des chapitres où la petite aurait parlé, puis des chapitres où c’eût été la fille adulte, rien de ça non plus. Tu as écrit en écrivaine, d’une voix seule, cette voix ayant absorbé tous les âges, tous les sentiments, toute la rage, toute la mémoire, toute la honte, toutes les larmes, tous les paysages, tous les savoirs, toutes les photographies, tous les articles des journaux, jusqu’au savoir de ce qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais. Et justement, tu sais, la plupart du temps, et c’est un des malheurs de la vie, une source de la solitude, on ne sait pas grand-chose de ce qui touche les êtres qui nous touchent. Et ceci est encore plus vrai quand cet être se trouve être son propre père, et que l’on est sa fille. Là, en ce moment, j’y reviens, de l’autre côté de la pièce, à l’entrée du bureau, une petite fille regarde son père dans la lenteur d’un dimanche après-midi, et celui-ci, ce père, il pense tout en buvant son whisky, lentement, la scène se passe en silence et c’est quoi ? Une poignée de secondes, quelques minutes ? Peut-être, mais la petite fille, Isabelle voit alors un mystère, elle voit une image sainte, quelque chose mélangé à de l’amour, à de l’admiration, et à de l’éternité. Dans l’Amant de Duras, il y a une phrase toute simple, que je cite de mémoire car je n’ai pas le livre à portée de mains là où je me trouve, cette phrase dit donc, à peu près : « La scène dure pendant toute la traversée du fleuve. » C’est pour moi l’une des plus belles phrases de Duras, pourtant très simple. Mais elle fait littérature. Il y a une force similaire chez Ernaux ou Angot, une sorte de simplicité qui frise au génie tant elle s’absout du temps de l’actualité ; ces gens-là, Ernaux, Duras, Angot et toi, Isabelle Floch, oui, toi, vous parvenez par moments à transformer l’argile de votre mémoire en marbre de littérature. Et tu sais quoi, finalement ? Je vais te faire une confidence, mais à l’amie et non à la psy ! Tu ne le sais pas mais j’ai peu de rapports avec mon père, ça a toujours été un certain silence entre nous, un silence d’une autre nature que celui qui te liait au tien, mon père était peintre en bâtiment et non juge médiatique, mais tu sais quoi ? J’ai l’impression d’un peu mieux connaître mon père depuis que j’ai lu ton livre. De m’en sentir plus proche.
Isabelle Floch, Quelques morts de mon père, Préface de Georges Kiejman, Éditions Le Bord de l’eau, septembre 2020, 196 p., 20 €