Daniele Del Giudice, staccando mobile

Daniele Del Giudice © Christine Marcandier

« Peut-être n’y a-t-il pas là un parcours, seulement l’intermittence entre le probable et l’improbable »
(Le Stade de Wimbledon)

Daniele Del Giudice (1949-2021) était un marchand de temps comme un arpenteur, soit un alchimiste du récit. Italo Calvino avait qualifié Le Stade de Wimbledon de « livre insolite », et cet adjectif pourrait convenir à chacune des œuvres de l’écrivain italien disparu le 2 septembre dernier. Insolites, elles le sont au sens étymologique du terme : chaque récit de Daniele Del Giudice est un décollage vers l’(in)connu et, pour de nouveau citer Calvino, une « nouvelle approche de la représentation, du récit, selon un nouveau système de coordonnées ».

Calvino pense ici à la carte de Mercator, métaphore centrale du Stade de Wimbledon, dont « l’autre nom est Représentation ». La carte est un récit, le récit rebat les cartes. Comme tous les grands arpenteurs, de Kafka à Perec, de Benjamin à Calvino, Daniele Del Giudice défait nos repères dans l’espace comme dans le temps, il rend le connu étrange et proche le non familier, selon une poétique de la discontinuité continue énoncée dans Marchands de temps — « Discontinuité, oui, mais il est curieux que les lieux soient souvent, au contraire, continus dans leurs histoires, étonnamment fidèles et cohérents ». Curieux serait d’ailleurs un adjectif assez juste pour qualifier l’œuvre de Daniele Del Giudice puisée dans un étonnement au monde, curieuse sa prose (dis)continue du monde, attisant la curiosité du lecteur, dessillant son regard. Pensons ne serait-ce qu’au sidérant incipit de Dans le musée de Reims : « Quand j’ai su que je deviendrais aveugle, j’ai commencé à aimer la peinture ».

« J’ai marché longuement, mon travail est fait aussi de cela, marcher, ma place est là où les choses s’interrompent et prennent un autre chemin, même si c’est au cours d’une promenade ». Cette phrase, extraite du récit-parabole Marchands de temps est une parfaite définition de l’écriture comme de la lecture. Alors, à son invitation, déambulons dans l’œuvre de Del Giudice, à sa suite traversons des musées (Stavanger en Norvège, Reims), entrons dans des librairies, promenons-nous dans des villes, survolons des paysages, montons dans des dizaines d’avion, laissons-nous déconcerter comme le narrateur du Stade de Wimbledon, désorienté parce qu’« habitué aux mers qui filent à la tangente, non pas à celles qui commencent, comme ici » à Trieste.

Commençons peut-être par un survol. Nous sommes dans un avion entre Rome et Londres, au chapitre 5 du Stade de Wimbledon. Les indications lumineuses sont éteintes, le narrateur est assis, il a détaché sa ceinture de sécurité et a même le droit (encore) de fumer pendant le vol. Daniele Del Giudice épouse la « droite idéale, à huit cents kilomètres à l’heure, à trente et un mille pieds d’altitude » de la carlingue, de radiale en radiale et de V.O.R en V.O.R puisque « tous les avions vont dans le ciel en longeant ces cordes entre les stations, laissant entre eux un intervalle comme les cabines d’un téléphérique ». Dans un glissement imperceptible, nous passons de l’intérieur d’un avion au ciel qui l’entoure, d’un point à une constellation, qui rappelle celles de Luigi Ghirri. Le banal vol en avion se mue en poésie aéronautique, les termes techniques produisent un courant alternatif, la navigation aérienne devient une méditation sur les mesures et représentations de l’espace : la carte mondiale de navigation aérienne « est fondée sur la Carte de Mercator, la carte grâce à laquelle presque toutes les autres ont été établies, la plus ancienne : on peut l’imaginer comme la projection de la terre sur un cylindre tangent à la sphère de l’Équateur, sur lequel le monde taillé aux ciseaux serait enroulé et puis déroulé et mis à plat. Les méridiens restent équidistants ; les parallèles se plient de façon convexe vers les pôles, bouches de plus en plus souriantes au nord et de plus en plus tristes vers le sud. Mais la Carte de Mercator n’est pas une projection géométrique, elle est inventée grâce à un calcul précis et selon une mathématique presque parfaite. Son autre nom est Représentation ». Daniele Del Giudice nous déroute, selon une poétique énoncée au cœur de L’Oreille absolue : « « je suis venu ici dans un but précis. J’aimerais vous conduire jusqu’au point où l’on cesse de comprendre, où l’on cesse d’imaginer ; je voudrais vous conduire là où l’on commence à sentir ».

Toute carte est (dé)mesure de l’espace et temps, comme l’est le récit, dans sa puissance à les dilater comme à les contracter — « À chaque horloge un fuseau, à chaque fuseau un fil, le long des fuseaux les histoires s’écoulent vers le bas, elles s’écoulent jusqu’à toi qui es arrivé entre-temps là-bas et les regardes d’en bas » (Horizon mobile). Et l’on repense alors à une page de Marchands du temps, à « la simulation d’un supermarché » en Norvège, point d’aboutissement d’une dérive ouverte à Rabat et passée par Trévise. On y vend du temps, sous forme de boîtes à l’esthétique de bande-dessinée et aux couleurs agressives, différenciées par leurs titres (Change your chance, How much more ?, Meantime) — comme si les boîtes à savon Brillo de Warhol étaient devenues des paraboles du temps dans ses densités variables. Le narrateur s’étonne, les boîtes sont vides, les clients « seront contents de sortir avec des boîtes vides ? — Nous pensons que oui. Le temps est authentique, même si là, à l’intérieur, il n’y a rien ». Il n’y a rien et il y a tout puisque le narrateur, auquel on offre justement un moment, demande à retrouver le commencement, la première heure de sa vie, le 11 janvier 1949, date de naissance de Daniele Del Giudice, remise en jeu textuelle de son existence réelle.

Chacune de ces pages, qu’il s’agisse d’un vol a priori banal entre Fiumicino et Heathrow ou d’une inédite grande surface du temps, fait vaciller nos certitudes, introduit un soupçon, nous fait basculer dans un « nouveau système de coordonnées », se donne comme un Horizon mobile, roman de 2009 qui s’offre comme une « super-expédition » jouant « sur la diversité des perspectives et des voix mais aussi sur la convergence des expériences et des sentiments ». Le lecteur se rapporte à du connu, Warhol, Luigi Ghirri, mais c’est tout autre chose, encore. Peut-être Daniele Del Giudice est-il pour une part le Epstein de Atlas occidental qui déclare que « toute ma vie, tout mon travail n’ont consisté en rien d’autre que raccorder les personnes aux objets, les objets à l’expérience et aux sentiments, à la perception de soi, aux idées. Ce que j’ai inventé jusque-là n’est peut-être rien d’autre qu’une lentille spéciale, qui permet de voir le fond et la figure dans leur relation, à dignité égale. (…) J’ai parfois l’impression que la géographie est la science la plus fondamentale, liée comme elle l’est à la terre par son nom, et aux personnes pour l’orientation… » ; sans doute l’écrivain est-il, en ce sens, géographe c’est-à-dire alchimiste de nos cartographies mentales. Il nous met au cœur de logiques aussi évidentes qu’elles sont, d’abord, dissonantes, face à des images qui tirent leur puissance même de (dés)accords initiaux avec nos représentations courantes. L’œuvre de Daniele Del Giudice déplace, elle transforme les données en questions, elle décolle, dans tous les sens de ce verbe.

La dernière page de notre parcours pourrait dès lors être le montage des premières et des dernières lignes de Quand l’ombre se détache du sol, métonyme du mouvement de staccando de l’ensemble de l’œuvre et de notre expérience de lecture : « Aucun moment précis ni jour fixé, cela ne te sera annoncé par aucun signe extérieur, rien dans les comportements ni dans le paysage ne sera différent de l’accoutumée, le soleil au ras de la piste, la piste qui finit dans la mer, rien en aucune manière ne te permettra de pressentir que le moment est arrivé, pour toi, de te trouver sur un avion sans passagers, sans pilotes, sans personne d’autre que toi-même (…).
(…) Nice et Menton défilent sur la gauche. Nous ne parlons pas, d’ailleurs nous ne parlons presque jamais pendant le vol. Chacun de nous pense déjà à Gênes et à Milan, à Vérone et à la ligne presque droite qui nous conduit à la maison, à Venise. Au coucher du soleil, après l’atterrissage, nous ferons quelques pas, longs et élastiques, pour nous décontracter de la fatigue des commandes. Nous sourirons, à nouveau réunis à notre ombre. »

Lire ici la lettre inédite de Daniele Del Giudice transmise par Maurice Olender, dans laquelle l’écrivain, s’adressant à son éditeur et ami, revenait sur son « travail d’écriture ».

• 1983 : Lo Stadio di Wimbledon – Le Stade de Wimbledon, traduction de l’italien René de Ceccatty, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2018. Le Stade de Wimbledon a été porté à l’écran par Mathieu Amalric en 2002.
• 1985 : Atlante occidentaleAtlas occidental, traduction de l’italien Jean-Paul Manganaro, Seuil, « Cadre vert », 1987. Nouvelle édition revue et augmentée d’inédits à paraître dans « La Librairie du XXIe siècle ».
1988 : Nel museo di Reims Dans le musée de Reims, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2003.
1994 : Staccando l’ombra da terra – Quand l’ombre se détache du sol, traduction de l’italien Jean-Paul Manganaro, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1996.
• 1997 : ManiaL’Oreille absolue, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1998.
• 2009 : Orizzonte mobile – Horizon mobile, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2010.
• 2012 : Marchands de temps, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2012.
• À paraître aux Éditions du Seuil, dans « La Librairie du XXIe siècle », Dans cette lumière (In questa luce) et Atlas occidental, éd. revue et augmentée d’inédits.