« Nous vivons d’abord dans les images » : Luigi Ghirri, rétrospective au Jeu de Paume

Luigi Ghirri, Modena, 1973. CSAC, Università di Parma © Succession Luigi Ghirri

Une ample rétrospective au Musée du Jeu de Paume retrace, jusqu’au 2 juin prochain, l’œuvre exceptionnelle du photographe italien Luigi Ghirri. Il s’agit de la première exposition d’une telle envergure hors d’Italie, depuis la mort du photographe, en 1992.

Luigi Ghirri, Modena, 1972. CSAC, Università di Parma © Succession Luigi Ghirri

En apparence, rien d’exceptionnel pourtant dans l’œuvre du photographe : il saisit le quotidien le plus immédiat et banal, Ghirri a même réalisé la majorité de ses images dans un rayon de trois kilomètres autour de chez lui (Modène). Il use d’un objectif standard, fait développer ses pellicules au labo du coin, fait le choix de la couleur contre l’esthétique noir et blanc des photographies engagées. C’est la couleur même des affiches, des publicités et des magazines, Ghirri use des procédés mis en œuvre dans ce qu’il représente.

« Le monde réel n’est pas en noir et blanc »

Un spectateur inattentif de l’exposition pourrait penser qu’il s’agit de travaux non cadrés voire de plates cartes postales, sans effets, sans recherche graphique ou esthétique. Et pourtant, Luigi Ghirri donne moins à voir le réel tel qu’il est que le réel tel que lui-même se représente. L’immédiateté qui saute aux yeux est de fait une subtile mise en abyme, interrogeant nos représentations, nos artefacts, nos simulacres, avec une attention géniale aux lignes, aux couleurs et au grain. Pensons à Bastia dont le spectateur se demande s’il s’agit de la forme d’un corps féminin couché masquant une partie de la vue ou d’un bateau de croisière étrangement posé sur une dune. Non, une affiche arrachée sur un mur ocre et la magie se lève. Le marronnasse devient sable, le mur paysage.

Luigi Ghirri, Bastia, 1976 © Succession Luigi Ghirri

Le réel est une fiction, mise en scène et en récit par les affiches publicitaires, les panneaux. L’œuvre de Luigi Ghirri est indissociable des années 70, de sa production exponentielle d’images, à notre rapport de plus en plus direct et simple à la photographie. Le réel est un sujet collectif, lié au tourisme, aux événements familiaux, tout se vit désormais en étant photographié, sortie au restaurant, excursion, contemplation d’un panorama. Le monde arpenté par Ghirri est celui de la culture de masse et de la publicité. Ces images, produites par la société de consommation, sont des projections, des récits, des substituts que ses photographies saisissent, sans cynisme, sans jugement. En apparence, la photographie enregistre et constate, pourtant, chaque vue est le rendu de multiples strates : le réel et ses représentations.

Luigi Ghirri, Engelberg, 1972. CSAC, Università di Parma © Succession Luigi Ghirri

« J’ai cherché à ne pas m’enfermer dans une tendance ou un genre, raison pour laquelle j’ai travaillé simultanément dans diverses directions, dans un processus d’activation de pensées. Je n’ai pas cherché à faire des PHOTOGRAPHIES, mais des CARTES, des MAPPEMONDES qui soient aussi des photographies »

Luigi Ghirri, Atlante, 1973. Bibliothèque nationale de France
© Succession Luigi Ghirri

Ainsi Ghirri édifie-t-il, depuis l’infraordinaire, un travail d’archivage et d’inventaire, proprement sériel, dont rend magnifiquement compte l’exposition, elle-même déploiement des territoires arpentés par un artiste qui fut d’ailleurs d’abord géomètre — travail qu’il quitta, en 1973, pour se consacrer à la photographie, conservant de son travail de géomètre une passion pour le terrain, pour la mesure et l’arpentage du terrain. On pense aux sublimes voyages immobiles de la série des cartes (Atlante), poésie des toponymes et atlas de nos imaginaires géographiques, quand les images des lieux naissent de mots et de lignes abstraites ; à la série consacrée au parc miniature de Rimini, déplaçant la tour Eiffel et les hot spots touristiques mondiaux en Italie, donnant une illusion de réalisme au factice ; à la série sur la foire de Modène, dévoilant l’envers du décor, paradoxalement plus magique et expressive que d’éventuelles vues de face ; on pense encore à la série Identikit dans laquelle livres, « choses » et objets valent autoportrait oblique, biofiction, récit de soi in absentia. Comme l’écrit très justement James Lingwood, commissaire de l’exposition, les photographies de Ghirri sont l’« équivalent visuel des réflexions de Perec », d’autres Espèces d’espaces (1974).

Luigi Ghirri, Rimini, 1977 © Succession Luigi Ghirri

« On a souvent écrit que la photographie montre toujours ce que l’on sait déjà. Or, à mon avis, cette assertion doit être corrigée de la manière suivante : la photographie montre toujours ce que l’on croit déjà savoir »

Luigi Ghirri, Azzurro © Succession Luigi Ghirri

Toutes les photographies de Ghirri, sous leur apparente simplicité, voire banalité, usent de cadres donnés par le réel lui-même (fenêtres, objets du décor, panneaux et titres qui légendent les paysages) ; elles réfléchissent nos images publiques — les affiches publicitaires qui doublent le circuit automobile de Modène, les emballages de panettone, un journal froissé et abandonné sur un trottoir romain —, la mise en fiction de nos quotidiens, nos représentations, donnant du relief à ce que nous ne voyons plus, faisant saillir l’infraordinaire, le graphisme du banal.

Luigi Ghirri, Salzburg, 1977. Collection privée. Courtesy Matthew Marks Gallery © Succession Luigi Ghirri

Ghirri décale, de manière infinitésimale, ce que nous pensons connaître, avec une véritable espièglerie, une ironisation constante. La photographie est moins pour lui une saisie immédiate qu’une re-production et une dé-construction, par des montages, des diptyques, des mises en perspective, des analogies implicites. L’immense écrivain Leopardi devient le nom d’une route banale et désertée ; les stations balnéaires sont arpentées hors saison, désertées. Un panorama est vu depuis une carte et les têtes de ceux qui regardent non la vue mais la liste de ce qui vaut le coup d’œil (Diaframma). Ghirri photographie ceux qui regardent et photographient, des carrousels de cartes postales. Tout est latence, attente, imaginaire en suspens, image d’une image, dialectique du vrai et du factice.

Luigi Ghirri, Modena, 1971. Courtesy Matthew Marks Gallery © Succession Luigi Ghirri

« Le photomontage est déjà là : c’est le monde réel »

Luigi Ghirri, Bologna, 1973. CSAC, Università di Parma © Succession Luigi Ghirri

L’exposition du Jeu de Paume est immanquable, le travail de Luigi Ghirri absolument exceptionnel, pensé comme un « récit », un montage, une invitation à « une lenteur du regard » par ses lignes de fuite, ses implicites — chaque cliché est un arrêt sur image, l’invitation à observer les détails dans le flux ininterrompu des images qui nous submergent. L’œuvre, « ouverte », est pensée, selon les propres termes de Ghirri, sous la forme d’« une grande et unique œuvre », elle est « un voyage continu dans le grand et le petit, dans les variations à travers le règne des illusions et des apparences, des labyrinthes et des miroirs, de la multitude et de la simulation ».

Luigi Ghirri, Calvi, 1976. Collection privée. Courtesy Matthew Marks Gallery © Succession Luigi Ghirri

L’œuvre s’offre ainsi comme une « encyclopédie ouverte », forme même du XXe siècle pour Calvino (Leçons américaines). Ainsi peut-on voir dans Calvi 1976, ce présentoir de cartes postales kitsch de soleils couchants, moins un photomontage que le métonyme de toute l’œuvre. Pour Genette lisant La Poétique d’Aristote comme pour Perec dans La vie mode d’emploi, la case vide est celle qui permet la mise en mouvement du récit, le jeu du signifiant. La carte postale manquante est ici la trame de l’œuvre de Ghirri, quand l’architecture du réel se superpose à l’architecture textuelle et photographique.

• Jeu de Paume, 1, Place de la Concorde, 75008, Paris
« Cartes et Territoires« , Exposition Luigi Ghirri, jusqu’au 2 juin 2019
Mardi (nocturne) : 11 h – 21 h – Mercredi à dimanche : 11 h – 19 h – Fermeture le lundi – Plein tarif : 10 € Tarif réduit : 7,50 €

• Catalogue de l’exposition Luigi Ghirri, Cartes et territoires, James Lingwood (dir.) Textes de Jacopo Benci, Maria Antonella Pelizzari, James Lingwood et sélection d’écrits de Luigi Ghirri, Coédition Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía / Jeu de Paume / Museum Folkwang / MACK, mai 2018, 376 p., 300 ill. n. & b. et coul., 45 €

• Luigi Ghirri, Kodachrome (1978), MACK, 2017, 39 €

Luigi Ghirri, Rimini, 1977 © Succession Luigi Ghirri
Luigi Ghirri, Rimini, 1977 © Succession Luigi Ghirri
Luigi Ghirri, L’Île Rousse, 1976. Bibliothèque nationale de France © Succession Luigi Ghirri