Le livre de Marius Loris Rodionoff, composé à partir d’archives historiques concernant l’armée française durant la guerre d’Algérie, est pourtant un livre de poésie autant qu’il est un livre politique et critique dans la lignée de l’objectivisme de Reznikoff ou du Guantanamo de Frank Smith. Entretien avec l’auteur.
Procès-verbaux est écrit à partir des archives des dossiers de procédures d’un tribunal militaire en Algérie durant la période 1954-1963. Intitulé ainsi sur la page de titre du livre « Procès-verbaux – La justice en temps de guerre – Un tribunal militaire en Algérie 1954-1963 », l’ensemble composé de 13 sections restitue les interrogatoires de soldats de l’armée française à partir d’un matériau d’archive dans la composition d’un texte poétique. Comment le travail d’historien parvient-il à se connecter à un travail d’écriture poétique ? Quelles sont ici les différentes opérations effectuées sur le matériau d’archive ?
J’ai découvert ces archives lors du long et patient travail effectué pendant ma thèse en Histoire portant sur l’obéissance et la désobéissance dans l’armée française durant la guerre d’Algérie. Ces archives sont à proprement parler des archives du contrôle, pour reprendre les termes de Michel Foucault. Leur spécificité tient dans la rencontre entre l’auteur d’un délit ou d’un crime et la justice militaire. Seul le pouvoir a cette capacité à faire sortir de l’ombre les trajectoires anonymes de ces hommes. Sans leur rencontre avec la justice, il n’y aurait pas eu de traces ni de récit de ces vies. Ces archives sont donc à la fois politiques, puisqu’elles sont fermées au public et qu’il faut de longues démarches administratives pour y avoir accès, et en un sens poétiques car elles révèlent des vies obscures.
Mais ce qui permet véritablement de passer de l’archive au travail poétique, c’est le travail de coupe et de mise en série du document. Aussi, ces procès-verbaux, en partie fictionnalisés pour ce qui est des noms, des lieux, des dates et de petits détails pour éviter de tomber sous le coup de la censure, ne représentent qu’une infime partie des dossiers de procédure de la justice militaire : il y 15000 jugements rien que dans le tribunal militaire de Constantine sur toute la guerre d’Algérie. Ces dossiers imposants sont composés de plusieurs centaines de pages. On y trouve des rapports psychiatriques, des enquêtes de gendarmerie, des rapports de discipline, des informations personnelles sur les prévenus. J’ai choisi de ne garder que les procès-verbaux pour chaque affaire. Les questions sont menées par des officiers de police judiciaire, les réponses donnent à lire sans distinction les témoins de l’affaire et le prévenu lui-même.
Chacune des sections se structure selon un découpage régulier : interrogatoire avec le prévenu et les protagonistes d’une situation (question/réponse), notice biographique relative au prévenu puis motif d’accusation et décision du tribunal, sentence. Les décisions clôturent chacune des sections. Ainsi une accusation d’outrage et voie de fait sur supérieur pour laquelle est notifiée une condamnation à dix mois d’emprisonnement avec sursis (section dans un train), ou une accusation de plusieurs viols pour laquelle est notifiée une condamnation de trois mois de prison avec sursis et un acquittement (section viols de guerre). Selon quelles modalités les situations et procédures ont-elles été ici retenues ? Cette structure qui marque l’ensemble des sections a-t-elle d’emblée été mise en place ?
Le choix des cas a été dicté par un principe simple : j’ai essayé de prendre des cas représentatifs des types de jugement au sein de mon corpus – désertion, voie de fait, meurtre, accident etc. – et de la nationalité des prévenus. En effet, le tribunal militaire de Constantine juge majoritairement des appelés français, des soldats algériens de l’armée française et des légionnaires étrangers. Ceci vise à donner un échantillon réaliste de ce qui se passait durant les audiences. Concernant la structure, elle a été le fruit d’une réflexion engagée avec le poète Luc Bénazet puis poursuivie avec Laurent Cauwet, l’éditeur d’Al Dante. Il apparaissait que l’accusation et la sentence notifiée à la fin venait marquer la fin du texte mais qu’elle créait aussi une coupure dans le texte. Ce choix permettait d’apporter une dimension documentaire supplémentaire, peut-être un peu plus de lisibilité pour le lecteur. Aussi, il y a bien les procès-verbaux qui sont le ready-made à partir de l’archive puis une petite conclusion sur la peine.
Peut-on parler pour Procès-verbaux d’une approche objectiviste dans le travail d’écriture ?
J’aimerais reprendre à mon compte cette citation du poète objectiviste américain Charles Reznikoff : « Je vois une chose, elle m’émeut, je la transcris comme je la vois. Je m’abstiens de tout commentaire dans ma façon d’en parler. Si j’ai bien décrit la chose, il pourra y avoir quelqu’un pour être ému à son tour, mais aussi quelqu’un pour dire : Mais Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Peut-être les deux auront-ils raison. » Il s’agit bien ici de décrire, non pas en réécrivant en vers les rapports d’audience de la justice comme Reznikoff l’a fait dans Testimony, mais en réalisant un collage documentaire, c’est-à-dire un ready-made d’archive.
Il y a toutefois un biais de lecture qu’il ne faut pas oublier. Ce travail documentaire est la retranscription d’un langage policier qui est propre aux interrogatoires d’une enquête. Ce livre donne à lire le langage du pouvoir. J’espère montrer son arbitraire et son absurdité par la mise en série des procès-verbaux et des affaires parfois ridicules mais néanmoins tragiques pour ceux et celles qui y sont embarqués, l’affaire du petit chat par exemple.
En définitive, ma démarche d’écriture vise à décrire et non à expliquer comme pourrait le faire un livre d’histoire ou de sciences sociales. J’espère que le sens surgira par la description de l’objet et non par l’administration de la preuve et l’argumentation qui sont propres au travail de l’historien.
Dans le prolongement de cette référence objectiviste, ce propos d’Emmanuel Hocquard extrait de La bibliothèque de Trieste concernant Testimony de Reznikoff : « La duplication fait apparaître, logiquement, le modèle sous un jour nouveau, implacable, accablant. Au travers de la répétition, dans cet écart, cette distance qui est le théâtre même de la mimesis, on voit soudain autre chose dans le modèle qui perd dès lors toute valeur d’original, d’origine. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases et pourtant ce ne sont pas les mêmes énoncés. Il est prodigieux de constater ce que cet infime déplacement du même texte, ce simple passage d’une forme à une autre, parvient – et avec quelle violence – à produire de sens tout en opérant, au seul moyen de la langue, un nettoyage considérable ». Emmanuel Hocquard poursuit ainsi : « Charles Reznikoff demande au poète de se contenter de donner à voir, à la manière d’un témoin devant un tribunal, sans chercher à influencer le jugement ou l’émotion du lecteur ». Comment situez-vous précisément votre propre démarche dans procès-verbaux au regard de ce rapport auteur / texte / lecteur ?
Cette phrase d’Emmanuel Hocquard, je pourrais la faire mienne. Elle exprime très bien cette démarche que je vise par la duplication des archives de la justice militaire. Je pense que le dialogue entre la poésie objectiviste et les sciences sociales est finalement évident. La citation, la série, le rapport aux sources sont importants dans les deux cas. Ce qui change, c’est la forme, dont on a déjà parlé. La comparaison du poète avec le témoin est intéressante. Elle se rapproche aussi de celle de l’historien qui ne doit a priori point juger et regarder les archives avec sa méthode critique pour produire un récit historique. Je pense que c’est cette idée que j’ai essayé de mettre en œuvre, une démarche entre l’Histoire et la poésie.
Ceci dit, je ne crois absolument pas dans le concept d’objectivité, notamment en Histoire et encore moins en poésie. Le choix d’un sujet n’est pas neutre : il est ici politique. Comme le choix des archives de l’histoire coloniale n’est pas anodin et dit, évidemment, des choses sur l’auteur. Ainsi, j’aime bien l’idée reznikovienne qui consiste à produire des idées, mais incarnées dans les choses seulement. Cette méthode empiriste et sensible est la voie que j’ai empruntée pour écrire ce livre.
Les différentes actions nécessaires mises en place dans la constitution du texte poétique (« fictionner », « anonymiser », etc.) modifient-elles d’une façon ou d’une autre les enjeux politiques de ce travail d’écriture ?
Ces actions servent à éviter la censure, notamment « fictionner » certains aspects du texte. Ce sont des archives « secret défense » qu’il est interdit de recopier tel quel. Le faire aurait exposé l’éditeur et moi-même à des poursuites judiciaires inutiles. Aussi, anonymiser les lieux et les noms des victimes comme des auteurs des crimes relève d’un point de vue éthique. Le poète ou l’historien ne sont point des juges, il me semble. C’est la lecture des procès-verbaux dans le livre qui permet de rendre compte du caractère colonial et arbitraire de la justice militaire en Algérie.
D’autres compositions à partir de ces archives sont réalisées en 2019 (revue Attaques n°2). D’autre part, un livre intitulé Désobéir en guerre d’Algérie – Une histoire des déviants et des réfractaires de l’armée française, 1954-1962 est à paraître prochainement au Seuil. Où se situe procès-verbaux au regard de vos différentes publications ?
J’ai effectivement composé en revue d’autres ensembles avec ces archives de la justice militaire. Ce travail était plus brut dans le sens où j’ai plus recopié directement les minutes de jugement du tribunal militaire. Ce sont des sources différentes des dossiers de procédure avec les procès-verbaux. Je n’avais pas encore eu l’idée de choisir exclusivement les interrogatoires qui donnent le livre actuel. Le livre au Seuil est un livre d’histoire tiré de ma thèse, qui était consacrée à la question de l’obéissance, aux formes de négociations et de résistance infrapolitique dans l’armée – terme de l’anthropologue James C. Scott qui désigne par ce terme les désobéissances cachées, dissimulées et non publiques mises en œuvres par les dominés et les subalternes –, et enfin aux désobéissances plus frontales.
Procès-verbaux puise dans la documentation de cette dernière partie uniquement. Le livre est un livre d’histoire qui cherche à comprendre comment, dans un contexte de crise de l’armée après la Seconde Guerre mondiale, les militaires français ont inventé de nouvelles doctrines de commandement durant les guerres coloniales, en s’inspirant du monde de l’entreprise notamment. Par ailleurs, cet ouvrage vise à réévaluer les désobéissances dans l’armée française en guerre, plus importantes que ce que pensaient les historiens de la guerre d’Algérie jusqu’à aujourd’hui.
Marius Loris Rodionoff, Procès-verbaux, Al Dante/Les presses du réel, mars é2021, 104 p., 12 €