Sarah Hall : Sœurs, yes, sœurs (dans la guerre)

Bruxelles @ Christine Marcandier

« Les choses ne sont pas ce qu’elles sont ; elles sont ce qu’elles deviennent », écrivait Bachelard, cité par Sarah Hall en exergue de Comment peindre un homme mort (Christian Bourgois, 2010). La phrase aurait pu ouvrir Sœurs dans la guerre qui vient de paraître chez Rivages, formidable roman qui tient de la contre-dystopie, mise en récit d’un monde de cauchemar dans lequel une communauté de femmes tente de résister à la menace totalitaire comme au désastre écologique. Alors, oui, plus que jamais, être femme revient à le devenir autrement, à changer l’ordre des choses, dans comme par le récit.

Sarah Hall, née en 1974 dans le comté de Cambria, à la frontière (anglaise) de l’Écosse, a vu son Michel-Ange électrique être sélectionné pour le prix Orange de la meilleure œuvre de fiction, en 2003, aux côtés des romans de Toni Morrison et de Margaret Atwood. Il paraît important de le signaler tant Sœurs dans la guerre semble justement dans la double lignée, féministe et écopoétique, de ses deux aînées.

Dans un futur qui évoque immédiatement le pire possible de nos avenirs, même si aucune date n’est précisée, le monde a irrémédiablement basculé : pourtant « on ne redoute pas les possibles quand on est jeune. On ne croit pas que le monde puisse vraiment se fracturer ou que rien d’affreux se produira de son vivant ». Mais le pire est bien advenu, qui additionne dérèglements climatiques majeurs, épidémies et régime politique totalitaire. Depuis « l’effondrement », puisque c’est ainsi, à la Jared Diamond, que l’on désigne le double collapse, la population est parquée par zones, surveillée, mises en rangs serrés, les moindres séditions durement réprimées en centres de détention, avant condamnations à mort.

« Des communautés indépendantes étaient possibles.
Des sociétés alternatives »

La narratrice de Sœurs dans la guerre a été assignée à résidence à Rith, sa ville de naissance. Tout lui est insupportable, l’usine, l’absence de liberté, les pluies semi-tropicales, « le dur régime de la Réorganisation civile » et ce « régulateur utérin » qui lui a été posé. « L’autorité » réglemente la maternité et l’oppression pèse, d’abord, sur le corps des femmes. Elle décide de partir, quels que soient les risques, de quitter Rith, son mari Andrew, son travail, pour rejoindre une communauté rurale et féminine à Carhullan, dans les montagnes. Elle conserve précieusement depuis quelques années des coupures de presse quasi élimées, elle n’est pas même certaine que ce lieu ait résisté aux assauts de l’Autorité mais son « unique ressource était l’espoir ». Carhullan est le nom de « l’endroit sur lequel j’avais placé tous mes espoirs de vie nouvelle ». Une fois ce choix fait, elle sait se détourner « de la société pour devenir rien et personne ». Elle sera « Non-Officielle », ennemie du régime, résistante et rebelle.

Mais pour cela il lui faut rejoindre la communauté des femmes de la Région des Lacs et éprouver, jusque dans son corps, ce que Jackie avait déclaré à la presse, à propos de son « meilleur des mondes », quand les journaux paraissaient encore : « Tout tourne encore pour nous autour de la sexualité. Ce sont des moyens de nous contrôler, psychologiquement, financièrement et à jamais. Nous souscrivons à cette compétition entre nous instituée par les hommes qui nous désunit et nous dépossède de nos véritables capacités. Nous ne nous croyons pas capables de mieux nous gouverner, et tant que nous n’y croirons pas, nous n’y arriverons pas. Le moment est venu d’une société nouvelle ».

Sarah Hall © Christine Marcandier

« Tout à coup, tu sais quand le monde est au bord de s’effondrer »

La narratrice veut y croire. C’est pourquoi elle quitte Rith, les habitus machistes acquis, les comportements contrôlés pour un lieu pensé comme un promontoire « à l’écart d’un monde urbain défaillant », voulu par la visionnaire Jackie comme une « disposition d’esprit issue du paysage ». On ne sait rien de Carhullan mais la narratrice a la certitude, depuis des années, que ce lieu est pour elle le seul moyen de devenir qui elle est. Oui, les habitants de Rith en parlent comme de « sorcières » « lécheuses de chattes ». On dit le lieu, alternativement, « utopique, militaire ou monacal » (il tient des trois, d’ailleurs). Qu’importe, la narratrice prend la route et finira par atteindre la communauté retranchée dans les montagnes, elle s’y fera (durement) une place, sera de celles décidant de combattre l’Autorité, armes à la main.

Son récit prend place après ce combat, il s’énonce depuis sa nouvelle identité : « Mon nom est Sœur.
C’est le nom qui m’a été donné il y a trois ans. C’est comme ça que les autres m’ont baptisée. C’est comme ça que je m’appelle moi-même. Mon nom avant n’avait aucune importance. Je n’ai pas souvenir qu’on l’ait utilisé un jour. Il n’est pas question que j’y réponde aujourd’hui, ni que je m’entende le prononcer. Pas question non plus que je l’approuve par ma signature. Il n’existe plus. Vous m’appellerez Sœur ».

C’est ainsi que s’ouvre le récit rétrospectif d’une résistante active, un témoignage consigné dans une série de « fichiers ». Il est difficile de dire plus de la situation de la narratrice alors, sans dévoiler une partie de l’histoire, de son suspens extraordinairement tendu alors même qu’il ne cède en rien aux sirènes à grands effets de trop de dystopies. Rien de tel ici : au lecteur de reconstituer par bribes un double après — l’effondrement depuis notre présent, le combat des femmes de Carhullan contre le régime autoritaire. Au lecteur d’accepter que ce suspens soit intérieur, sans progression artificielle à grand spectacle. À lui de tirer les leçons pour le présent de cet avenir pas si fictionnel qui nous menace.

Tout, dans Sœurs dans la guerre, parle de nos présents, à commencer par les atteintes aux libertés individuelles, la mainmise sur le corps des femmes (assignées à procréation ou interdites de procréation), les « nouveaux virus (…) trop agressifs pour qu’on sache les vaincre », la lassitude d’une majorité de la population qui abandonne et se résigne au pire. Soulignons que le livre a été publié en 2007, même s’il vient de paraître en français, et qu’il n’est pas inspiré par une pandémie récente. Tout parle de ce qu’il est encore possible de faire, au sein même du pire, pour résister, faire l’expérience de communs, vivre en harmonie avec l’environnement, construire non pas tant une utopie qu’un lieu à soi, sororal et offensif, pleinement dans le monde en ce qu’il s’affirme à l’écart.

Sarah Hall, Sœurs dans la guerre (The Carhullan Army, 2007), traduit de l’anglais par Éric Chedaille, Éditions Rivages, mai 2021, 304 p., 20 €