Série « peintresses en France » : une introduction

Autoportrait de Catherine van Hemesen (Wikipedia Commons)
« Les femmes sont, tout autant que les hommes, capables de perfection. »
Clément d’Alexandrie, Stromates, vers l’an 200

 

Pourquoi dans l’histoire des arts ne connaît-on pas de grand génie féminin de la peinture ? Pourquoi n’y a-t-il pas de Léonarda da Vinci, de Nicole Poussin, ou de Paulette Cézanne ? Linda Nochlin a été la première à poser la question, en 1971. Jusque là, visiblement, le problème n’avait attiré l’attention de personne.

En réalité, les femmes ont toujours créé. Comme les hommes. La mythologie grecque prête même l’invention du dessin à une femme : Callirrhoé de Sicyone, qui aurait dessiné au charbon le profil de son amant sur un mur. Alors surgit une nouvelle question : pourquoi dans la plupart de nos musées et de nos livres d’art sont-elles absentes ? Où sont-elles donc passées ? Combien demeurent aujourd’hui parmi toutes celles qui été englouties dans les oubliettes de l’Histoire ? Est-il encore possible de les sauver ?

Dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, on connaît encore le nom de certaines artistes. Les peintures antiques, dans l’ensemble, ont disparu, mais on a toujours la trace des enlumineuses (Anastaise, Bourgot, Guda), qui vers 1400 à Paris représentaient entre 10% et 15% des artistes exerçant cette profession. C’est vers la fin du Moyen Âge que l’on commence à différencier artistes et artisans, et à trouver leurs noms répertoriés. La Renaissance, dans le domaine de la peinture, ne laisse hélas pas beaucoup de place aux femmes. Mais dès le XVIe siècle, sans doute à la faveur des grands ateliers vénitiens et romains, elles recommencent à faire leur apparition. Ainsi, en Italie, Marietta Robusti, dite la Tintoretta, fille de Tintoret, que Philippe II d’Espagne voulut faire venir à sa cour (son père refusa). Ou aux Pays-Bas espagnols, Catharine van Hemessen, qui serait la première à s’être représentée dans l’acte de peindre, avant même ses collègues masculins. Dans presque tous les cas, les femmes qui réussirent à faire une véritable carrière en tant que peintres étaient elles-mêmes filles de peintres, telles Artemisia Gentileschi, ou Lavinia Fontana. Elles peignaient, elles avaient leur place au sein de l’atelier, mais rares furent celles qui parvinrent à se singulariser comme Sophonisba Anguissola, qui se rendit bel et bien à la cour de Philippe II d’Espagne, elle, et peignit entre autres un grand nombre de portraits.

En France, peut d’artistes féminines réussirent à percer au XVIIe siècle, à l’exception de Marguerite Bahuche, qui décora la petite galerie du Louvre avec son mari, et que Marie de Médicis nomma à la place de celui-ci après sa mort comme « peintre royal » et « conservateur des galeries de tableaux du Louvre et des Tuileries ». L’académie de Saint-Luc et surtout l’Académie royale de peinture et de sculpture, créées respectivement en 1649 et 1648, acceptaient d’accueillir des femmes. Néanmoins, Louise Moillon, les sœurs Boullogne et les sœurs Bouzonnet-Stella (nièces de Jacques Stella), toutes issues de familles de peintres, font figure d’exceptions.

Madeleine Françoise Basseporte, portrait d’une jeune fille, 1727 (Wikipedia Commons)

C’est au XVIIIe siècle qu’en France la situation commença vraiment à changer. Madeleine Françoise Basseporte, malgré des débuts très difficiles dans la vie, sut néanmoins se tailler une place de choix dans le monde de la peinture en devenant peintre du jardin du Roi, protégée de madame de Pompadour, et son talent fut même salué par Jean-Jacques Rousseau. Mais c’est vraiment après 1750 que les femmes firent leur entrée sur la scène artistique française. À tel point qu’en 1770, devant l’afflux « inquiétant » des vocations féminines, l’Académie (qui les acceptait déjà au compte-gouttes) décréta un quota : pas plus de quatre femmes pour environ soixante-dix places. Bien sûr, on pense aussitôt à Louise Elisabeth Vigée-Lebrun et sa carrière éclatante à la cour de Versailles : elle fut la seule à connaître une carrière aussi longue. Un certain nombre d’autres jeunes femmes conquirent leur place, principalement en passant par les ateliers de Jean-Baptiste Greuze et de Jacques-Louis David. Ainsi, Adélaïde Labille-Guiard, contemporaine de Vigée-Lebrun, qui fit elle aussi une belle carrière à la cour de Versailles, et obtint même des bourses d’État pendant la Révolution, ou Marie-Guillemine Benoist, qui fut « Premier peintre » officiel sous Napoléon, mais à la Restauration dut totalement s’effacer pour ne pas nuire à la carrière de son mari.

Rosa Bonheur, Le Marché aux chevaux, 1823 (Wikipedia Commons)

La Révolution, l’Empire et ses lois très dures envers les femmes, puis enfin la Restauration sonnèrent le glas de cette première période d’ouverture. Il fallut attendre le milieu du XIXe siècle pour que les femmes conquièrent leur place de haute lutte. N’oublions pas qu’en 1850, Paris est en quelque sorte la capitale universelle du monde des arts (et pas que), et le restera pratiquement jusqu’à la seconde Guerre Mondiale. La société quant à elle a évolué, s’est modernisée, et les femmes y trouvent une place nouvelle, moins contraignante. On les accepte, à condition qu’elles se comportent comme des hommes, ainsi que l’exprime si parfaitement ce commentaire de Théophile Gautier à propos de Rosa Bonheur en 1854, alors qu’elle est au firmament de sa notoriété : « …avec elle, il n’y a pas besoin de galanterie ; elle fait de l’art sérieusement et on peut la traiter en homme. La peinture n’est pas pour elle une variété de broderie au petit point. »

Rosa Bonheur avait bien compris que c’est grâce à l’apprentissage qu’on fait les talents, puisqu’en prenant en 1850 la direction de l’École impériale gratuite de dessin pour demoiselles, à la mort de son père, elle déclara : « Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons. » La révolution de la place des artistes féminines passait en effet par l’apprentissage. En 1850, le dessin d’après modèle vivant leur était toujours interdit, ainsi que la formation aux Beaux-Arts. Mais des écoles privées allaient naître et se multiplier, en rencontrant un grand succès. Les premières à s’ouvrir à l’enseignement aux femmes furent les ateliers de Léon Cogniet vers 1850, dont la sœur et l’épouse, toutes deux peintres, assuraient la formation (notamment de Nélie Jacquemart et Laure de Châtillon), puis ce fut le tour de l’atelier de Charles Chaplin (qui forma entre autres Mary Cassatt, Louise Abbéma et Henriette Browne) en 1866. En 1866 également, puis en 1870, furent respectivement fondées les Académies Julian et Colarossi — L’Académie des Beaux-Arts ne s’ouvrit pas aux femmes avant 1897, et le prix de Rome en 1903, grâce aux efforts inlassables de Virginie Demont-Breton. L’académie Julian, créée par le peintre Rodolphe Julian, attira aussitôt toutes sortes de peintres féminines, car c’était le premier lieu où l’on peignait d’après modèle vivant nu, femmes et hommes (les messieurs restaient « caleçonnés ») : une véritable révolution ! Le succès fut immédiat avec une portée internationale : on comptait dans les rangs des élèves beaucoup de Britanniques comme Eileen Gray, et d’Américaines telle Lila Cabott Perry – les ressortissantes de États-Unis furent à elles seules un bon millier à venir étudier à Paris –, mais aussi des Russes comme Marie Bashkirsteff, des Suédoises comme Julia Beck, des Suissesses comme Louise Catherine Breslau et Sophie Schaeppi, et bien sûr des Françaises comme Marie Bermond, Juliette Delance-Feurgard et Hermine David. Les élèves féminines devaient toutefois payer le double de leurs condisciples masculins pour pouvoir étudier. Les professeurs de toutes ces écoles étant présents dans les salons, où l’on jugeait l’œuvre et non l’artiste, les femmes y trouvèrent soudain des appuis. Il faut également noter que lors de l’exposition universelle de Chicago en 1893, une centaine de peintres féminines furent conviées, dont une trentaine de Françaises.

Virginie Demont-Breton, À l’eau (Wikipedia Commons)

Beaucoup des artistes de cette époque sont hélas tombées dans l’oubli car on les jugeait « trop académiques », pas assez avant-gardistes. Ainsi, au Salon d’automne de 1905 où éclatent les Fauves, pas une seule femme n’était présente. Mais ne fallait-il pas passer par les fourches caudines de l’apprentissage classique avant de pouvoir dépasser cet enseignement ? Au cours de la révolution qui se produisit au début du XXe siècle dans l’art, qui allait balayer d’un seul coup des siècles de peinture, peu de femmes émergèrent. Maria Blanchard fut une des très rares cubistes. La plupart de ses collègues étaient encore sans doute trop timides pour oser briser toutes les règles, et celles qui le firent étaient souvent isolées. Quant au Bauhaus, son fondateur, Walter Gropius ne disait-il pas lui-même que les hommes pensaient en trois dimensions, et les femmes en deux ?

Maria Blanchard, Composition cubiste, 1919 (Wikipedia Commons)

La première Guerre Mondiale donna un nouveau statut aux femmes, dont beaucoup avaient participé à l’effort de guerre, tandis que les mouvements féministes à travers différents pays leur permettaient enfin d’exister sur la scène politique, ce qui allait ouvrir une période extrêmement féconde pour beaucoup d’artistes. Les peintres étrangères continuaient d’affluer à Paris, et les femmes se fédéraient, créant des structures qui leur permettaient d’exister pleinement, comme la Société des femmes artistes modernes en 1931. Les artistes féminines, qui ont toujours été touche-à-tout, étaient aussi illustratrices, graveuses, elles travaillaient les textiles et se mêlaient même de mode, comme Sonia Delaunay (ce qui diminuait grandement son statut aux yeux des puristes). En outre, les femmes devinrent aussi galeristes, et participèrent également à la promotion des artistes féminines, comme par exemple Jeanne Bucher. Dans toutes les disciplines artistiques, émergeaient de fortes personnalités féminines, comme Marie Laurencin ou Tamara de Lempicka, qui étaient de plus en plus nombreuses à refuser le mode de vie traditionnel pour se consacrer à leur art (on compte en particulier beaucoup de couples de femmes qui partageaient leur vie et s’entraidaient dans leur carrière, comme par exemple Claude Cahun et Suzanne Malherbe, ou Romaine Brooks et Natalie Barney). Enfin, le surréalisme tenta de recréer l’image de la femme, et nombreuses parmi les artistes s’en servirent pour déconstruire justement cette image, comme Frida Kahlo, Leonora Carrington, Leonor Fini, Dora Maar, ou Remedios Varo. Mais n’oublions pas qu’en 1982, dans son livre L’autre moitié de l’avant-garde. 1910-1940, Lea Vergine parle à propos des femmes de « la moitié suicidée du génie créateur de ce siècle ».

Sonia Delaunay, Jeune Italienne, 1907 (Photographie Carine Chichereau)

La seconde Guerre Mondiale mit fin à la suprématie parisienne dans le monde de l’art, qui soudain bascula vers New York. Toutefois la France continua à jouir d’une certaine aura et à attirer des femmes de l’étranger, comme par exemple Novera Ahmed, Anna Eva Bergman ou Lygia Clark. Ce décentrement, conjugué à l’explosion de l’art, qui s’éloignait de la peinture pour trouver de nouvelles formes esthétiques (performances, installations, land art, body art…) allait également permettre aux femmes de trouver une nouvelle liberté. Elles avaient suffisamment de recul pour avoir absorbé et digéré tous les enseignements académiques et pouvaient désormais partir explorer des contrées que personne encore n’avait défrichées – pas plus les hommes que les femmes. Elles commençaient vraiment à s’émanciper. Mais les années 1950 restaient encore très masculines, et l’abstraction, courant artistique phare de l’époque, mit surtout en valeur des hommes. En 1958, à Bruxelles, eut lieu l’Exposition universelle : pour deux bonnes centaines d’artistes masculins, on comptait… douze femmes — statistiquement, elles étaient moins représentées qu’à l’Exposition universelle de Chicago en 1893.

Il fallut attendre les années 1970, l’émergence des théories féministes et des revendications politiques en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes pour que le problème de la différence de traitement entre les hommes et les femmes dans l’art émerge réellement. Aujourd’hui, les filles sont plus nombreuses que les garçons dans les écoles d’art. Mais elles ne représentent que 10% des grandes expositions internationales. Des artistes contemporaines majeures ont dû atteindre un âge vénérable avant d’être réellement reconnues dans toute l’étendue de leur génie, comme par exemple Louise Bourgeois ou Etel Adnan. N’oublions pas enfin ce critère imparable : le record de vente jamais atteint pour un artiste masculin vivant est de 80 millions de dollars (David Hockney), alors que pour une artiste vivante, il est de 12,4 millions (Jenny Saville) ; pour enfoncer le clou : le record de vente d’un artiste masculin décédé est de 300 millions de dollars (Willem de Kooning), tandis que celui d’une artiste décédée est de 44,4 millions (Georgia O’Keeffe). Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir.

La question néanmoins reste en suspens : pourquoi ce déséquilibre perdure-t-il, dans les musées, c’est-à-dire pour les artistes du passé, comme dans l’art d’aujourd’hui ? Il existe en fait de nombreux facteurs, qui au fil du temps n’ont fait que se conjuguer les uns aux autres. D’abord, tout simplement, l’infériorisation des femmes par rapport aux hommes dans les sphères économiques et de pouvoir. Pendant des siècles, il allait de soi que les hommes occupaient une place différente de celle des femmes et qu’ils étaient considérés comme supérieurs (ce qui est toujours le cas selon la loi de certains pays). Les activités professionnelles, notamment, étaient genrées. Certaines professions n’étaient tout simplement pas ouvertes aux femmes, car leur nature disait-on, ne pouvaient s’en accommoder. Au Moyen Âge, les artisans reconnus étaient le plus souvent des hommes. Éventuellement, ces hommes prenaient auprès d’eux leurs filles comme apprenties, ainsi au XIVe siècle l’exemple de Bourgot, l’enlumineuse, fille de Jean Le Noir, enlumineur. Même chose au XVIe siècle, alors qu’on commençait à trouver des peintres féminines en Italie et aux Pays-bas. La fille travaillait auprès de son père, puis souvent elle épousait un peintre, donc n’avait pas « besoin » de travailler pour vivre et ne fondait pas son atelier comme les garçons, ni ne reprenait la suite de son père. Au final elle sortait rarement du lot, parce qu’elle conservait presque toujours au mieux une place secondaire, que la maternité mettait souvent fin à sa carrière, sans oublier le changement de nom qui dissolvait encore un peu plus son identité. En outre, jusqu’à la fin du XIXe siècle, en France, il n’était pas « convenable » pour une femme de pratiquer la peinture autrement que comme un hobby.

On pourrait dire que le deuxième biais qui a longtemps frappé les artistes féminines vient donc du fait qu’elles étaient toujours dans l’ombre d’un homme : Tintoret et sa fille Marietta Robusti ; Orazio et Artemisia Gentileschi. La même chose joue pour les épouses. Bien des grands peintres ont eu une épouse qui pratiquait le même art qu’eux, mais la plupart ont sombré dans l’oubli, phagocytées par la notoriété du maître et mari (en outre, souvent les artistes féminines ont épousé leur professeur, forcément plus âgé). Ainsi qui se souvient de Virginia Vezzi, épouse de Simon Vouet ? Qui sait que Marie-Jeanne Buzeau travailla avec son auguste mari, François Boucher ? Quant aux œuvres de Marie-Anne Fragonard, elles furent attribuées à son conjoint, le célèbre Jean-Honoré. On sait pourtant qu’elle travaillait avec lui sur ses toiles. De même, les Hollandais.e Maria et Godfried Schalcken, frère et sœur, tous deux peintres et célibataires, vivaient sous le même toit et peignaient de la même manière. Dans quelle mesure peut-on être sûr que les œuvres attribuées au frère ne sont pas en réalité de sa sœur ? Faites le test de « googler » les deux noms : la différence entre le nombre de tableaux attribués à l’une et puis à l’autre est confondant !

L’histoire de l’art ancienne est en effet en grande partie une histoire de l’attribution : les femmes qui travaillaient auprès d’un père, d’un mari, d’un frère ont souvent été « dépouillées » de leurs œuvres par la postérité. Il arriva même qu’on escamote le nom d’une femme au profit d’un homme afin de vendre plus cher les tableaux. Ainsi au XVIIe siècle, les toiles de Judith Leyster furent vendues par un marchand comme des œuvres de Franz Hals pour en tirer davantage de profit. Aujourd’hui encore, en effectuant des recherches, on trouve des exemples de prénoms tronqués : ainsi par exemple, Louise Hersent, peintre du XIXe siècle, devient « Louis Hersent » – une petite lettre en moins, et le tour est joué ! C’est seulement depuis le début du XXIe siècle toutefois, à l’heure où l’on cherche justement à réhabiliter les artistes féminines, que l’on commence à prendre conscience de cette invisibilisation.

Virginia Vezzi, Judith et Holoferne, 1624-1626 (Wiki Commons)

Sans doute le facteur qui entrava le plus l’accès des femmes au statut d’artiste fut le refus de les laisser s’instruire, qui les condamnait nécessairement à l’amateurisme. Depuis Molière, on sait le danger d’instruire les femmes ! L’Académie royale de peinture et de sculpture fut créée en 1648 par Mazarin pour que les artistes puissent se différencier plus aisément des artisans, et former de façon méthodique les futurs peintres du royaume. Dans la foulée, virent le jour le Salon et le prix de Rome. C’était un progrès, car dans la corporation des peintres qui existait jusque là, les femmes n’étaient pas du tout admises, alors qu’elles étaient autorisées à entrer à l’Académie – elles ne pouvaient toutefois pas accéder aux grades supérieurs, ni même suivre les cours d’enseignement supérieur (en particulier parce qu’il était absolument impensable qu’une femme assiste à un cours où posait un modèle nu !). En tout et pour tout, jusqu’à sa dissolution en 1793, quatorze femmes y furent admises, presque toutes filles ou femmes d’académiciens. Pendant la Révolution, l’institution qui remplaça l’Académie royale refusa l’accès aux femmes. Il fallut attendre 1866, avec la création de l’académie Colarossi, pour qu’enfin soit brisé le plafond de verre, et que les femmes puissent suivre des cours avec des modèles nus ; puis 1897 pour qu’elles soient de nouveau admises à l’Académie des Beaux-Arts, et 1903, soit près de deux siècles et demi après sa création, pour qu’elles soient autorisées à concourir pour le prix de Rome. Il ne faut toutefois pas oublier non plus que la peinture était un domaine où régnait une forte hiérarchie, mise en place par l’Académie au XVIIe siècle. Le plus souvent, les femmes étaient donc cantonnées aux genres inférieurs, soit les natures mortes, les peintures de fleurs, les miniatures, le portrait faisant déjà figure d’art noble car il venait en deuxième position après la peinture d’histoire. Jusqu’au début du XXe siècle, on trouve encore ce déséquilibre entre ce que représentent les hommes et ce que représentent les femmes.

Outre les biais officiels, sociétaux et d’attributions, il est évident que beaucoup de femmes ont dû au cours des siècles (et aujourd’hui encore) renoncer à leurs carrières pour des raisons familiales : la charge des enfants et du ménage les accaparait trop et elle était peu partagée entre les époux. En outre, les changements de statut marital ont contribué à noyer leur identité. En effet, dans la plupart des pays occidentaux, les femmes devaient renoncer à leur nom de naissance en se mariant. Leur identité se dissolvait dans celle de leur époux, changements qui non seulement complique la tâche des historien.nes, mais aussi celle des critiques. Ainsi au XXe siècle l’exemple d’Isabel Nicholas, qui porta au cours de sa vie quatre noms différents, au gré de ses mariages : Delmer, Lamber et Rawsthorne. Une biographie récente de Carol Jacobi montre combien cette dissolution de son identité a empêché sa carrière de s’épanouir et de connaître le magnifique destin qu’on lui avait prédit.

Bien sûr que les femmes voudraient aspirer à l’universalisme, qu’on ne crée pas de distinction « femme artiste », ou « dame peintre », mais le fait que pendant des siècles on les ait rejetées, minorées, effacées les met, de fait, dans une catégorie à part. Le masculin est la norme universelle ; le féminin, un particularisme. Depuis le début du XXIe siècle, on se penche avec un intérêt grandissant sur le sort de ces artistes qui, du fait de leur genre, ont été écartées de l’histoire officielle – Camille Morineau, conservatrice et historienne de l’art, a lancé le mouvement en 2009 en organisant l’exposition elles@centrepompidou, puis en créant en 2014 le site AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). On constate que de plus en plus d’artistes d’hier, complètement oubliées, sont ici et là exhumées du silence de l’invisibilisation, comme Émilie Desjeux, que l’exposition de 2005 au musée Saint-Germain à Auxerre a fait ressortir de l’obscurité, ou plus récemment, Marcelle Deloron à Saint-Junien. Le but de cette chronique est donc d’arracher à l’oubli celles que le temps et les biais évoqués ci-dessus y ont plongé, tout en rendant hommage à celles qui ont réussi à surmonter les avanies du sort et les préjugés. Je me suis volontairement limitée aux artistes françaises, et à celles qui sont venues apprendre, travailler, ou s’installer au moins pendant un temps en France.

Etel Adnan, Poids de la lune V, 2019 (reproduit avec accord de l’artiste)