« J’essaye au quotidien d’être le colibri qui transporte dans son bec sa goutte d’eau pour éteindre l’incendie ».
Dans son ouvrage qui vient de paraître aux éditions Elyzad à Tunis, Je vous écris d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt, Sophie Bessis offre à la lecture un précieux joyau. Historienne, journaliste, elle nous a habitués à des ouvrages denses, précis, documentés. Cette « lettre » écrite à une femme qui, comme le précise la quatrième de couverture, « occupe une place particulière dans la pensée du XXe siècle », donne la quintessence de ses ouvrages : l’originalité et l’audace du sujet, la clarté de l’argumentation, l’érudition présente, jamais écrasante mais donnée en partage, la fluidité heureuse de l’écriture.
L’objet « livre » est beau : la couverture réalisée par Héla Chelli, introduit, par les vagues de la mer (qui, avec Sophie Bessis, ne peut être que la Méditerranée), aux premières lignes de la lettre : « C’est l’été dernier, devant la mer, que s’est affermie ma décision de vous écrire. Vous ne connaissez pas l’été de la Méditerranée […] Si je vous en parle d’emblée, c’est qu’il dit, cet été-là et pas un autre, d’où nous venons. Vous découvrirez plus loin qui est ce nous ».
Pour qui a lu certains des livres antérieurs de Sophie Bessis, ce « nous » a déjà une épaisseur. Loin de moi la prétention de parcourir l’ensemble de ses ouvrages. Je signalerai simplement, en 2007, Les Arabes, les femmes, la liberté avec, en son centre, la question : « Peut-on être femme et libre dans le monde arabe ? » où elle met, entre autres, en question le couple oppositionnel binaire tradition/modernité : « L’histoire récente nous apprend que la tradition ne cesse de se réinventer à travers d’insolites appropriations de la modernité qui, elle aussi, s’imprègne des recompositions d’un passé qu’elle méprise. Et ce qu’on croit sculpter dans le marbre de l’ancien est une tradition « récente », cet oxymore résumant une partie des contradictions que connaît aujourd’hui le monde arabe.
Tout cela fabrique un monde moderne, non pas gagné à la modernité, mais situé dans la contemporanéité […] ».
Il s’agit d’un essai essentiel, toujours d’actualité et pas toujours de la meilleure façon, tant cette question « femmes » occupe le devant de la scène dès qu’il s’agit du monde arabe. Par ailleurs, et du côté plus autobiographique et personnel, je rappelle aussi le texte écrit sur son père, « L’homme d’à-côté », dans un collectif dirigé par Leïla Sebbar, en 2007, Mon père. Et plus encore, en 2010, Dedans, Dehors, devenu un de mes livres de chevet, où elle explore son rapport à la Tunisie et déploie « sa » Tunisie. A ce propos, la Libanaise, Hoda Barakat écrit : « Avec Dedans, Dehors, il y a plus. Le plaisir. Immense. Douloureux. Et des lumières, des odeurs, des goûts. Des blessures. Des vies… ». Sophie Bessis y offre une réflexion profonde sur les acteurs « périphériques » au sein de communautés dominantes d’une nation : acteurs incontournables que la « Lettre à Hannah Arendt » viendra encore éclairer. En 2010, elle écrivait : « Comment raconter ? Comment dire l’aventure, son naufrage ? Comment dire ce qu’il en reste, qui nous sauve ? Nous nous sommes crus faiseurs d’histoire, nous les rêveurs, les mélangés. Nous jugeant trop présomptueux, elle s’est vengée. Nous voilà des ratés, comme on dit des objets qui présentent un défaut car ils ne sont pas comme les autres, et qu’on met au rebut. Pas tout à fait. Nous sommes vivants. Nous laisserons notre trace, un fil. Mais c’est une autre histoire ». Ce constat l’entraîne vers l’autre question : est-ce nécessaire d’écrire et d’éditer : « Est-ce que ça sert les livres ? Il faut bien faire quelque chose. Alors je ramasse les mots et je les mets dans les livres. Au moins ils ne se perdent pas ».
Nous pouvons reprendre le fil de « la lettre ». La première interrogation porte sur le choix de cette destinataire. Sophie Bessis a beaucoup lu Hannah Arendt, revisiter ces lectures est bien sûrune manière de revenir sur ses propres livres ; elle lui écrit aussi parce que Hannah Arendt a « frôlé des gouffres » et les a « explorés ». Elle a toujours été exilée, c’est-à-dire solitaire et « cette solitude n’empêche ni les appartenances, ni les filiations. On les vit différemment, c’est tout et c’est essentiel ». Enfin, elle a vécu les tragédies du XXe siècle dont échecs et retombées sont toujours d’actualité.
On peut dire que le dialogue engagé est un faux dialogue puisque la destinataire n’est plus. Cette absence est compensée par la sollicitation de ses textes : des accords seront soulignés, des désaccords ne seront pas esquivés : « Vous verrez dans ces pages que j’ai des choses à vous reprocher. Mais ce que j’ai lu de vous sonne en moi comme un appel à fouiller la mémoire, à lire l’Histoire à travers elle aussi pour aller de l’avant ». Aussi, ne peut-elle pas dire si les fils qu’elle va tirer de cette œuvre conduisent « vers des impasses ou des commencements » ?
À cette étape, rappelant le contexte de l’écriture de la lettre, Sophie Bessis évoque la pandémie que nous vivons depuis le début de 2020 : l’essayiste est en France, pourra-t-elle retourner en Tunisie, dans ce va-et-vient qui lui est essentiel ? A ce propos, elle a quelques appréciations qui donnent à réfléchir : « Le capital a fabriqué de l’argent avec tout. Il dissèque désormais jusqu’à notre vivant, fouille au plus loin de nos intimités, colonise nos rêves et vend nos cellules. Dans La Crise de la culture que vous publiez en 1961, vous dites que l’obstination des hommes à vouloir à tout prix marcher sur la lune quand ils ont tant de mal à occuper correctement notre planète est un révélateur de la crise que traverse la pensée scientifique ». Et plus loin : « Heureusement, il n’y a pas de Martiens, sauf dans les contes. S’ils existaient, les Cortèz et les Pizarre d’aujourd’hui leur réserveraient le sort qu’ils ont fait subir aux Indiens d’Amérique afin de leur voler leur or ». Plus loin encore : « Le mal en l’homme vous occupait suffisamment. Depuis que vous avez quitté cette terre, les dieux ont fait retour, redoublant de férocité ». La pandémie a transformé le rapport à la mort mais, contrairement à ce qui est affirmé, ce n’est pas la guerre : « La nature est heureuse. Elle respire, un moment libérée des poisons quotidiens que nous lui administrons. Pendant que tout se fige, elle reprend la place dont notre folie l’avait privée. Elle n’a pas besoin de nous, qui avons cru pouvoir la réduire à notre merci. Le printemps qui éclate est plus beau que jamais. Il dit la vie, impérissable et souveraine ».
Conjointement, tout ce qui nous préoccupait n’est-il pas devenu dérisoire ? : « Quand un virus nous somme d’habiter autrement notre terre – souhaitons-lui la bienvenue s’il nous y oblige –, faut-il être empêchés de vivre par ces remugles du passé refusant de céder la place au nouveau qui doit advenir ? Mais le passé dure, et nous devons le solder pour devenir enfin libres d’entrer dans autre chose ». L’explication qu’elle avance de ce qu’elle nomme « la folie humaine » est le refus d’accepter l’Autre, d’accepter qu’il nous est indispensable. Au contraire, tout est bon pour pérenniser « la loi de l’homogène » ; le remède proposé est « l’entre-soi » : « L’Autre, pourtant, n’est pas uniquement à côté ou en face, il est en nous. Il nous faut le reconnaître, et c’est de cela que je souhaite vous entretenir, en revenant au passé pour tenter de le conjurer. Mais un passé particulier, le vôtre, le mien, qui en même temps nous lie et nous sépare […] Le rejet du différent […] mène toujours, sous des formes diverses, au seuil du désastre ».
L’objectif profond de la lettre est ainsi bien formulé. Leur position particulière dans le monde, à Hannah Arendt et à elle-même, Sophie Bessis, leur a donné les armes pour penser l’altérité. Elle se permet une incise pour déplorer l’usage qui est fait de phrases et de segments d’Hannah Arendt à toutes les sauces : « tout le monde se réclame aujourd’hui de vous. Vous êtes commode ». La liberté d’être et de penser qui est la marque fondamentale de la philosophe a eu pour conséquence son refus d’attaches étroites à un parti ou à un courant idéologique : « je ressens comme un effet de saturation à vous voir convoquée si fréquemment, mise à toutes les sauces philosophiques si vous me pardonnez la métaphore culinaire ».
Après cette précision, l’essayiste revient à son sujet : Hannah Arendt est juive. Certes. Mais elle est de celles et ceux « qui ont cheminé dans le siècle contre l’injonction identitaire, hors des cadres et des assignations ». Appartenance « à » ne signifie pas enfermement « dans ». Se réclamer d’une pluralité veut dire quelque chose et ce dont s’est réclamé Hannah Arendt – judaïsme, sionisme – est à apprécier dans un contexte. L’angle du débat se précise : la remise en cause des nationalismes. Ce qui n’a pas empêché la philosophe de célébrer « la légitimité du foyer juif en Palestine ». Alors, Sophie Bessis suspend son argumentation [ou la nourrit autrement] pour se présenter plus longuement que dans les premières pages. Elle est juive, elle aussi, élevée dans un milieu laïque et communiste, et son pays appartient au monde arabe : « je suis une juivarabe ». Hannah Arendt est européenne et américaine : elle a ignoré cette catégorie de juifs, elle l’a niée. Elle parle, en 1944 de « cette notion erronée du caractère non-européen des juifs qui a eu les plus profondes et les pires conséquences ». Si c’est vraiment le cas, interroge Sophie Bessis, pourquoi parler de « retour en Palestine » ?
À partir de là, elle s’engage dans un développement conséquent sur le Nord et le Sud, sur les héritages et les appartenances, en s’appuyant sur sa propre histoire familiale et, plus largement, sur celle des juifs et de leurs déplacements, de la Turquie à la Tunisie, de l’Andalousie à l’Italie. Ils n’appartenaient pas tous à la même classe sociale. Pour les plus pauvres d’entre eux : « leur langue était une mouture de l’arabe, comme votre yiddish est une déclinaison de l’allemand. Ils apprenaient le français à l’école et l’accommodaient ensuite à leur aise ». Elle revient sur le parallèle entre sa famille et celle de Hannah Arendt : « Vos parents étaient socialistes. La place qu’a occupé la pratique religieuse dans votre famille et votre enfance était probablement modeste, voire inexistante. Chez les miens, elle était réduite à sa plus simple expression ».
Dans sa famille, la prééminence allait vers les convictions communistes, la tunisianité plutôt que la judéité, l’universalisme et non le repli communautaire. « Nous étions tunisiens et, comme notre passé, notre avenir était inscrit sur cette terre, parents et ascendants en étaient convaincus. Ils m’ont donc fait apprendre l’arabe, eux qui l’avaient en partie perdu, et ont pris fait et cause pour l’indépendance, naturellement. Le 20 mars 1956 j’avais huit ans. Je garde le souvenir vague d’une matinée ensoleillée. […] Mon père, ce matin-là, m’avait prise par la main et nous avons déambulé dans les rues de notre ville où se pressait une foule ivre de fierté et de joie ».
En parallèle, l’histoire des juifs en Europe n’est pas la même. Ils étaient « assimilés », « ils ont été des producteurs de sa culture et de son destin politique ». Elle ajoute : « La pensée européenne n’a pas été une pensée juive mais une pensée largement construite par des juifs. Ils ont constitué partout les avant-gardes socialistes, ce que vous omettez de mentionner dans Sur l’antisémitisme. […] Vous êtes un produit de cette Europe-là » ; malgré « cet inconfort ontologique du juif assimilé, plus juif mais juif quand même, accepté mais…, européen, d’abord, européen seulement ». Ces juifs, européens avant tout, avaient la certitude de leur supériorité et le sionisme a voulu créer « un morceau d’Europe en Orient ». S’est enchaîné alors le processus de main mise sur des territoires pourtant habités car une colonisation de peuplement a besoin de place. Tout en envisageant les conditions d’une paix entre Arabes et Juifs de Palestine, Hannah Arendt n’a pas renoncé à la supériorité européenne comme en témoigne cette citation : « La Palestine était placée sous mandat britannique, c’est-à-dire une forme de gouvernement exclusivement conçue pour les régions reculées où les populations indigènes n’ont pas encore appris les règles élémentaires du gouvernement autonome ».
Pourtant, ces « régions reculées » ont inventé des formes d’État pendant des millénaires… Alors, « nous juifs du Maghreb, quelle place dans cette histoire ? ». Il est bon de (re)lire le Portrait du colonisé d’Albert Memmi : ils ont été dans un entre-deux. Les nationalismes excluant plutôt que rassemblant, ces juifs ont été dans l’obligation de choisir entre leurs deux appartenances ; cette bourgeoisie, « regardée avec méfiance par ceux qui ont pris les rênes du pays, pas musulmane, pas assez arabe, a rejoint le plus souvent dans les larmes le pays de la langue qu’elle avait faite sienne ». Et les autres, les masses pauvres, ont grossi les rangs du prolétariat dont l’état d’Israël avait besoin. Une longue mise au point est faite sur le « retour » des juifs du Yémen, d’Irak, du Maroc, de Tunisie, « les nationalismes s’alimentent l’un l’autre pour le pire, jamais pour le meilleur ».
Les uns se débarrassaient de leurs juifs, les autres les récupéraient : « On les envoya dans les « villes de développement », aux frontières qu’il fallait peupler de juifs pour rendre l’occupation irréversible ». Méprisés par les Ashkénazes, ils ont rejoint les partis les plus conservateurs : « vous savez comme moi qu’il est plus facile de haïr le proche que le lointain. C’est pourquoi les guerres civiles sont les plus cruelles. Mais la haine est souvent le résultat d’un amour contrarié. Et beaucoup de ces juifs ont conservé en eux leur part d’arabité ». Les juifs d’Europe n’ont pas eu cette partition identitaire : « Ces juifs qui étaient des vôtres ont transporté l’Europe en Palestine et, plus tard, ce qu’il y a de pire en Amérique. Ils pouvaient sans souffrir être en même temps européens, israéliens, américains, tout cela sortait de la même matrice. Ceux qui venaient de chez moi ont été sommés d’oublier ce qu’ils étaient pour mériter une place dans leur nouveau pays ».
Du point de vue de Sophie Bessis, l’état d’Israël ne pourra survivre dans la région que s’il retrouve « sa part orientale. Nul ne peut régner durablement en étranger ». L’hégémonie exigeait cette amnésie et c’est une erreur sur le long terme. L’essai approfondit l’analyse des nationalismes en apparence en opposition et, en profondeur, en correspondance car « sionistes et nationalistes arabes ont ainsi puisé dans les mêmes registres pour construire leurs récits nationaux ». Sont aussi analysées les raisons de l’impossible négociation alors que demeurent les traces de cohabitation. « Tout n’est pas figé » ni du côté des peuples arabes ni du côté d’Israël. L’assimilation de l’antisémitisme et de l’antisionisme nourrit un discours diffusé majoritairement : « Herzl estimait que « les antisémites seront nos amis les plus sûrs et les pays antisémites nos alliés » puisque la création d’un Etat juif les débarrasserait d’une minorité indésirable ».
Après ces pages d’une analyse au plus près, Sophie Bessis réitère son appartenance qui n’est pas assimilation pure et simple mais une part d’un ensemble où elle se reconnaît. Les siens sont au Sud : « Nous ne sommes pas identiques, les mémoires majoritaires et minoritaires sont fabriquées d’expériences différentes, mais nous savons avec certitude que je suis une part de ce qu’ils sont, comme ils portent en eux une partie de ce qui me fait. Et c’est pourquoi, ensemble, nous refusons les prisons identitaires. Je ne suis la preuve de rien mais j’existe. C’est donc que le mélange est un héritage dont on peut faire un présent. Il ne se divise pas. Je l’ai pris entier, je veux tout, mon orient et mon occident, et c’est avec ce tout qu’il faut construire ».
Même si elle n’aime pas le mot « orient » pour toute son ambiguïté, elle y revient car le Levant, l’Orient, a su produire dans l’Histoire, un vrai cosmopolitisme avec les cohabitations les plus improbables et qui pourtant ont existé : « on peut parier que le Proche-Orient ne serait pas ce champ de ruines qu’il est devenu s’il était demeuré plus levantin ». Dialoguer, négocier n’est pas que l’un se fonde dans l’autre : « Jamais les deux récits palestinien et israélien ne feront qu’un et il ne faut pas le leur demander. Mais, en allant vers l’autre, chacun peut retrouver sa part d’universel qu’il s’acharne à détruire ». Son rêve à elle : « contempler la vertigineuse beauté de notre terre blessée et y trouver une place nouvelle ».
Sophie Bessis, Je vous écris d’une autre rive – Lettre à Hannah Arendt, Tunis, éditions Elyzad, mars 2021, 88 p. 13 € 50 — Lire ici l’article de Emna Belhaj Yahia