Du plus loin qu’elles s’en souviennent

Depuis des temps immémoriaux, la Tunisie, ce grand petit pays, le seul du monde arabe à n’avoir pas réduit à rien ou transformé en guerre la vague révolutionnaire née en janvier 2011 sur son sol, s’est fait une spécialité… de ses femmes. Coïncidence ? Des femmes parfois insoumises, voire rebelles. Et assoiffées de liberté – bien avant que ne soit proclamé, en 1957, sous la présidence d’Habib Bourguiba, le fameux Code du statut personnel, qui fait des Tunisiennes, contre vents et marées, les moins discriminées du monde arabo-musulman. Trois livres en témoignent, signés Sophie Bessis, Michèle Lesbre et Saber Mansouri.
cvt_les-valeureuses_5568Les Valeureuses, sous la plume de l’historienne Sophie Bessis, fait le portrait de cinq femmes. D’Elissa-Didon, l’antique et rusée fondatrice de Carthage, à l’actrice et chanteuse Habiba Msika, star des années 1920, vie transgressive et fin tragique, en passant par la géniale Aïcha Sayida Manoubia, sainte affranchie du XIIIè siècle vénérée jusqu’à aujourd’hui, sans oublier la princesse Aziza Othmâna, dame-activiste de charité sous la Régence, et Habiba Menchari, dont les déclarations féministes, faites en public en 1929, suscitèrent un immense tollé, chacune de ces femmes est à la fois un mythe et une énigme.

Car on ne sait rien d’elles ou si peu ! En-dehors des quelques faits d’armes qui les ont fait entrer, quasi par effraction, dans l’Histoire officielle écrite par les hommes et qui, pour l’essentiel, ne parle que d’eux, on ignore tout ou presque de leur existence. Retracer la vie de ces héroïnes, aussi célèbres que méconnues, « qui participent, chacune à sa manière, de ce que l’on appelle communément la tunisianité », relevait donc de la gageure. Et conduisait, de surcroit, à faire peu ou prou l’histoire de l’Histoire. « Quelques mentions au détour d’un récit, une poignée de lignes dans les marges d’un texte, voilà ce qui est mis à notre disposition pour tenter d’explorer un continent noir, celui de l’histoire des femmes sur notre rive de la Méditerranée », prévient l’auteure dans sa préface.

Aventure réussie : captivant, édifiant, étonnant, Les Valeureuses inscrit ces figures féminines d’exception dans une histoire locale plusieurs fois millénaire. Il donne raison, avec une fulgurante ironie, à l’adage misogyne qui a longtemps fait rire les voisins maghrébins : « Le Marocain est un lion, l’Algérien un homme (ou inversement) et le Tunisien une femme ! » (ou femmelette, selon les versions), se gaussait-on, du moins jusqu’à la « révolution de jasmin », dans les rues d’Alger et de Casablanca.

Née à Tunis, où elle est, comme en France, une figure intellectuelle reconnue, Sophie Bessis – auteure d’une douzaine d’ouvrages, parmi lesquels L’Occident et les autres, histoire d’une suprématie (La Découverte, 2001), Les Arabes, les femmes, la liberté (Albin Michel, 2007) ou encore La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand (La Découverte, 2014) – connaît sur le bout des doigts le paysage maghrébin, ses blagues, ses drames et ses coulisses. Les Valeureuses est un livre d’histoire qu’on lit comme un roman. 9789973580665fsPublié par la maison d’édition tunisienne Elyzad, il est le deuxième titre d’une nouvelle collection, Méditerranéennes, inaugurée en 2014 par l’historienne Michelle Perrot : Des femmes rebelles, faisait le portrait d’Olympe de Gouges, de Flora Tristan et de George Sand. Le choix du prochain livre et d’un troisième pays – du pourtour méditerranéen – n’est pas encore arrêté.

D’Olympe de Gouges, il est aussi question, un instant, dans le récit incisif et rêveur de la romancière Michèle Lesbre, Chère brigande, consacré à une Robin des bois bretonne du 18è siècle : Marion du Faouët. A l’instar cvt_chere-brigande_8988d’Olympe de Gouges, qui signa la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et fut guillotinée, Marion du Faouët, bandite de grands chemins, finit sa courte vie au gibet, à l’âge de trente-huit ans. Michèle Lesbre, qui signe ici son onzième livre, est partie sur ses traces. Chère brigande est un carnet de voyage, un subtil jeu de ricochets : sous la forme d’une lettre à la disparue, ce récit bref (80 pages) s’offre comme une promenade douce-amère dans une mémoire française – celle des luttes pour la justice et la liberté.

Née en 1717 dans le Morbihan, Marion du Faouët est une Bonnie sans Clyde : la cheffe de bande, c’est elle. Entourée de ses hommes, des pillards pas soudards, elle s’est beaucoup amusée à détrousser les riches pour distribuer aux pauvres. Elle s’est bien amusée tout court. Et sa vie hors normes agit comme un miroir, où les espérances, les croyances passées, les révoltes de l’auteure se reflètent, s’interrogent. De la guerre d’Algérie à la jungle de Calais, les parias d’hier et d’aujourd’hui se croisent et se font signe. Penser à Marion du Faouët, c’est penser à la petite Anita, une sauvageonne de six ans, fille de gens du voyage, « les mains noires et le regard plein de défi », à laquelle Michèle Lesbre, autrefois enseignante, avait eu le temps d’apprendre à lire.

Le récit entraîne le lecteur des trottoirs parisiens, où apparaît et disparaît une troublante sans-logis à la chevelure rousse, jusqu’en Bretagne, aux monts d’Arrée et aux rues de Quimper. Passé et présent se questionnent, comme dans un jeu de glaces. Marion du Faouët est une mauvais herbe, une jeune inconnue à la révolte vive, dont l’orgueil résonne jusqu’à nous. « Tu m’as sauvée pendant quelques jours de notre démocratie malade, des grands voleurs qui, eux, ne sont presque jamais punis parce qu’ils sont puissants, de ce monde en péril », lui écrit à la fin Michèle Lesbre. Le voyage continue.

Explorer le « continent noir » des femmes, pour en ramener quelque chose d’utile, d’inattendu ou d’éclairant, le caillou blanc de la sœur du petit Poucet, Une femme sans écritureun cri de jouissance ou de rage, un rire insolent, étouffé, quelque chose qui nous dise, autrement que nous le serine le disque rayé des romans couillus nationaux, de qui nous sommes les enfants ? C’est à cet exercice que s’est livré, après d’autres natifs du Maghreb (on pense à Fawzia Zouari, auteure du très iconoclaste Le corps de ma mère ou au Boualem Sansal de la Rue Darwin) le romancier Saber Mansouri.

Son deuxième livre Une femme sans écriture, à paraître début mars, plonge lui aussi dans le passé – ici, de la Tunisie – et donne la parole à celles qui ne l’ont jamais eue. Des années 1820 à aujourd’hui, de Sihème à Gamra, à Zina puis à Mabrouka, ces femmes « sans traces écrites » mais à la mémoire vive, « racontent la guerre des hommes » et l’histoire de leur société. Elles sont la vérité crue du pays, semble dire l’auteur, dont le premier roman, Je suis né huit fois (Seuil, 2013) posait déjà la question du passé familial/national – et de son récit.

Sophie Bessis, Les Valeureuses, Cinq Tunisiennes dans l’Histoire, Elyzad, 2017, 228 p., 14 dinars tunisiens/15 €. En librairie en France depuis le 4 février.
Michèle Lesbre, Chère brigande, lettre à Marion du Faouët, Sabine Wespieser, 2017, 80 p., 12 €. En librairie depuis le 2 février.
Saber Mansouri, Une femme sans écriture, Seuil, 2017, 352 p., 20 €. En librairie le 2 mars.