En 2020 les éditions Cheyne ont fêté leurs 40 ans. Une exposition, Cheyne, 40 ans de création et de poésie, réalisée en partenariat avec Littérature au Centre, la Semaine de la poésie, la Bibliothèque du Patrimoine et l’Université Clermont Auvergne s’est déroulée de février à avril 2020 à la Bibliothèque du Patrimoine de Clermont-Ferrand. L’ouverture de l’exposition s’est déroulée en présence des éditeurs Elsa Pallot et Benoît Reiss, avec une visite déambulatoire de l’exposition suivie de lectures de textes du catalogue de Cheyne.
Une autre exposition s’est déroulée à la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu, de juillet 2020 à avril 2021, Sous les mains de qui aurait l’audace. Une collection comportant 6 livres a été dédiée aux 40 ans. Le festival Littérature au Centre a souhaité souligner cet âge très respectable parmi les maisons d’édition, et particulièrement parmi les maisons d’édition vouées à la poésie contemporaine. La thématique des animaux a conduit à David Dumortier, un auteur qui a intégré Cheyne éditeur en 2000 avec un titre phare de la collection jeunesse, La Clarisse. De l’année 2000 à 2012, six titres ont trouvé place dans la collection « Poèmes pour grandir », et un titre dans la « Collection verte », celle qui a ouvert la maison d’édition en Haute-Loire, au Chambon-sur-Lignon.
David Dumortier a participé à plusieurs reprises à la Semaine de la poésie à Clermont-Ferrand, et c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés, puis au cours du festival Les lectures sous l’arbre, au Chambon-sur-Lignon, où on rencontre de nombreux auteurs, sur les lieux même de la maison d’édition. David Dumortier a une bibliographie considérable chez de nombreux éditeurs : Cheyne, Éditions Motus, Le Temps des cerises, Paris-Méditerranée, Rue du monde, l’Atelier du Colophon, Al-Manar, Bayard, Sarbacane, Le Dilettante, Les petites Allées, la Poule qui pond, Actes Sud. On sent à ces noms d’éditeur une tonalité jeunesse dominante, sans étouffer une autre voix adressée au grand public.
À lire ta bibliographie actuelle on peut croire que ton premier livre est La Clarisse, édité chez Cheyne en 2000. Pourtant d’abord dans mes souvenirs puis dans les réserves de la bibliothèque de l’INSPE j’ai fait émerger Instants fermiers, paru à L’Arbre en 1997, maison d’édition aujourd’hui disparue. Peux-tu nous raconter comment tu es arrivé à Cheyne avec le texte La Clarisse ?
Je suis arrivé chez Cheyne par la Poste. Avec La Clarisse. J’avais d’abord envoyé mon manuscrit à la revue Décharge qui l’avait refusé. Et cela m’avait un peu peiné. Mais les refus sont toujours à bénir, ils vous invitent à aller ailleurs où ce sera peut-être encore mieux. Suite à ce refus, et après avoir découvert le recueil de Jean-Pascal Dubost Les quatre chemins publié aux Éditions Cheyne, je me suis mis à rêver d’un très beau livre pour La Clarisse. Pour moi c’était une évidence : ce texte était pour Cheyne. Je ne l’ai jamais envoyé chez un autre éditeur. J’ai patienté près de huit mois pour obtenir une réponse, positive… J’avais eu une intuition de jeune poète. Je crois à l’intuition immédiate. Cette croyance m’a souvent porté chance…
Dans La Clarisse on trouve brièvement « trois cochons de banlieue », animal central dans Instants fermiers. Clarisse traverse également la basse-cour et croise les rares pintades qui ont échappé à la mort nourricière pour la famille, puis les poules et leur unique coq qui a, du fait de son unicité, une grande responsabilité.
Au centre de la petite propriété de Barbettes, c’est le quartier des poules, le pas toujours léger sur la terre, picorant sans faim quelques petites graines, la crête bien mise chantant des airs d’opéra après la grande ponte du matin et bavardant autour d’un ver avec quelques pintades et la grosse dinde.
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Ces animaux ont également trouvé place dans le livre qui comprend Une femme de ferme, suivi de Le livre des poules, dans la Collection verte.
Elle a tué le cochon, fait ses rillettes et elle a donné un morceau de boudin à ses voisins. C’est pas perdu de donner : quand ils tueront à leur tour, elle compte bien sur un bout d’eux.
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Des cochons, des vaches, des lapins, des poulets, des dindons et bien-sûr le renard qui vient semer le désordre dans cette sorte d’animalerie qu’est la ferme. On peut aussi noter la cagouille, mieux identifiée sous le nom d’escargot. Il s’agit à nouveau d’un animal qui délecte certains humains, sans être un animal d’élevage dans le poème. Bien que sauvages, libres, la fermière sait où les trouver pour en avoir une collection suffisante dans sa boite et se décider à les cuisiner.
C’est assez atypique ces animaux d’élevage, ces animaux qui nourrissent les hommes dans des livres de poésie. En littérature jeunesse nous connaissons les animaux de la ferme de Delphine et Marinette dans les Contes du chat perché de Marcel Aymé, parus entre 1934 et 1946. Le chat et tous les animaux de la ferme y apparaissent sous des traits anthropomorphisés. C’est également le cas dans un poème de Jacques Prévert Le chat et l’oiseau, paru dans Paroles en 1946. Et on peut remonter aux Fables de Jean de la Fontaine, où le bœuf de La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf dans le premier recueil des Fables de La Fontaine édité en 1668, paraît sous des traits anthropomorphisés comme le corbeau ou le renard.
Comment les animaux d’élevage se sont-ils imposés à toi ? Est-ce un choix conscient de les avoir conservés dans leur aspect animal d’élevage pour consommation humaine à venir ?
On peut dire que l’Homme a créé plusieurs castes dans le règne animal :
– les animaux aristocratiques, domestiques ou de zoo, choyés, protégés, nommés, bénéficiant parfois d’une stèle funèbre (le cimetière animalier d’Asnières en est le symbole)
– les animaux libres, sauvages, les serpents, les oiseaux, les renards…
– et les animaux d’élevage : la très très très grande masse des animaux. Ceux qui n’ont pas de nom. Ce sont des kilos de viande, une matière première amassée dans des camps de concentration.
Quand les écrivains évoquent les animaux, généralement ils mettent en scène les animaux aristocratiques ou les animaux sauvages, les chats, les chiens, Bambi, le vilain petit canard, Babar… Ils les transforment souvent en êtres uniques, en victimes, en héros, en êtres parlant… Le renard échangeant avec le Petit Prince… Pour ma part, ma tristesse ira toujours au vrai paria de notre monde. Et le Paria habite la masse, le paria c’est la masse. Ce que j’affirme là est autant valable pour les animaux que pour les humains. Et quand la masse réclame son indépendance, sa liberté, son existence, cela finit régulièrement dans un bain de sang, un massacre. On l’a encore vérifié avec les Gilets Jaunes (honneur à Eux).
Un animal d’élevage pourrait se sauver, tenter d’échapper à sa condition (la chèvre de Monsieur Seguin a franchi le pas) mais ce fugitif ne saurait pas se nourrir dans la nature, trop habitué aux farines de l’élevage. Il se condamnerait à mort dans un environnement dont il ignore tout. Plus on vous donne à manger gratuitement plus celui qui vous nourrit est votre maître… Pour recouvrer la liberté, il ne suffit donc pas de se sauver, il faut aussi, pour un animal comme pour un homme, posséder un savoir sauvage.
Le choix d’évoquer les animaux d’élevage a bien entendu été un hymne en mémoire de ces milliers et milliers de cochons que j’ai soignés, curés et vu mourir dès l’âge de mes huit ans dans la ferme industrielle de mes parents. Que ces animaux sachent que je les aime toujours et que je dirai partout sur mon chemin qu’ils ont une âme…
Dans Cligne-Musette – Poèmes diminutifs et gymnastiques, livre paru en 2008 dans la même collection Poèmes pour grandir, on trouve également des animaux : l’éléphanteau, la mouette, la chouette, le papillon, l’araignée, l’aigrette, le serpent. On quitte l’univers de la ferme, et c’est une sorte d’imagier poétique où se succèdent des objets et des animaux, avec une belle proportion de mots se finissant en ‘ette’ dans un jeu sur la petitesse du mot dérivé. On peut penser à des mots que tu n’as pas choisi d’illustrer comme la fourche et sa petite fourchette, ou la courge et sa petite cousine la courgette. Mais voici certains de tes poèmes.
Sur les sept titres parus chez Cheyne, cinq ont bénéficié de retirage. Le titre le plus vendu est Ces gens qui sont des arbres, suivi de près par La Clarisse. Ce sont six titres dans la collection Poème Pour Grandir, tout comme Jean-Pierre Siméon. Peut-on dire que comme lui tu es un pilier de cette collection ?
Un pilier soutien un édifice, une église par exemple. Dans une maison d’édition, le pilier c’est l’éditeur. Celui qui donne toute sa vie pour son entreprise. Celui qui a aussi pris tous les risques, surtout financiers… Il est celui qui choisit ce qu’il désire prêcher. L’éditeur c’est le prêtre. Je n’oublie pas non plus les sacristains, les grandes mains qui font tous les jours le travail de correction, de fabrication, d’expédition…
La grande voûte d’une maison d’édition ce sont les lecteurs. Sans les lecteurs la maison d’édition et les auteurs disparaîtraient aussitôt. Les lecteurs se sont les fidèles.
Dans cette cathédrale nommée Cheyne, j’ai apporté ma pierre. Une pierre honorable je crois. Mais au fond de moi, j’aimerais être son enfant de cœur…
Être édité en Poème Pour Grandir ou en collection verte, quelle incidence cela a pour toi ?
Être publié en jeunesse vous donne plus de liberté de jeu. Par le livre jeunesse je peux me rapprocher du travail du clown. Et le clown sera toujours pour moi au-dessus du poète. Il est mon maître parce que son langage est universel, parce qu’il dit tout et son contraire, c’est un oxymore à lui tout seul et parce qu’il met tout son corps dans son poème.
De plus, les livres jeunesse touchent un plus large public. Ils sont lus par l’enfant avec ses parents, ses grands-parents, la maîtresse… Et moi je désire être lu. Donc le format jeunesse correspond mieux à mon ambition. Les poètes qui écrivent pour eux-mêmes ne m’attirent pas beaucoup. Je les trouve égoïstes.
Sur les sept titres chez Cheyne, tu en as six dans la collection jeunesse Poèmes pour grandir. On retrouve de nombreux livres écrits pour la jeunesse parus chez Rue du monde, La poule qui pond, Motus, Actes Sud. Tous ne sont pas dans des collections de poésie, certains sont présentés comme albums par l’éditeur. Quand et comment as-tu su que tu pouvais être un écrivain pour la jeunesse ?
J’ai, disons, ressenti cela en rencontrant les enfants dans les classes. C’est eux qui m’ont exprimé leur immense besoin de mots, de langue… Je créais et je recevais dans les classes un retour quasi immédiat sur ma production. Et dans leur retour, je percevais de nouvelles pistes langagières à explorer. Ceci étant dit, je pense qu’un bon livre jeunesse doit aussi enchanter toute la maison… Tintin restera toujours pour toute la famille…
Pour conclure, par un appel, à cette question, je pense qu’il faut donner des armes aux enfants : les armes de la langue. Car c’est par la langue qu’ils se défendront et qu’ils démasqueront les injustices que leur famille ou eux-mêmes ont subies. C’est par la langue qu’un enfant de pauvre prendra la place d’un gosse de riche. Et ça, j’aimerais que ça arrive plus souvent !
Tu as connu deux collaborations avec des illustratrices chez Cheyne : de 2000 à 2010 cinq livres sont illustrés par Martine Mellinette qui était alors la directrice de collection, puis Des oranges pour ma mère est illustré par Estelle Aguelon. Que peux-tu nous dire de cette rencontre entre tes poèmes et des illustrations, ou la rencontre entre le poète et l’illustratrice ?
Je réponds souvent à cette question. Je n’interviens jamais sur le travail des illustrateurs ou des comédiens qui œuvrent sur mes textes. Je considère que les illustrateurs comme les comédiens sont des professionnels. Je n’ai pas à leur dicter ce qu’ils doivent faire. Dans ses couleurs, l’illustrateur est chez lui et le comédien est chez lui dans son théâtre. Et moi je suis chez moi sur mon brouillon. Le chef d’orchestre qui marie le texte avec les images c’est l’éditeur. C’est lui le patron. Et moins la relation est démocratique mieux c’est.
Pour finir, souhaites-tu développer ce que la maison d’édition Cheyne représente pour toi ? Ou nous présenter un projet chez un autre éditeur en résonance avec ce propos croisés sur une maison d’édition et la thématique des animaux ?
Cheyne Éditeur et les Éditions de l’Arbre représentent tout ce que je suis aujourd’hui. Merci à Jean Le Mauve et Jean-François Manier. Je suis né chez ces deux typographes…
J’étais une graine, mes deux premiers éditeurs l’ont arrosée… Ensuite l’aventure s’est poursuivie avec d’autres éditeurs. L’animal est aussi présent dans ma famille nombreuse, publié aux éditions Rue du monde. J’évoque un éléphant qui est en réalité un cochon connu dans mon enfance. Mon père avait mis à l’isolement une truie malade, dans un joli petit jardin clos. Avec mon frère, nous avons beaucoup joué avec elle. Elle avait échappé à la concentration de l’élevage. J’ai donc relaté ce souvenir en écrivant cet album.
Et je viens de publier aux Éditions Motus Les chaussures de l’hippopotame. L’hippopotame, encore un animal qui se roule dans la boue. Les animaux se nettoient en se salissant. Les hommes ne veulent plus se salir. Leur corps devient pour cette raison de plus en plus faible, de plus en plus dépendant des marchands d’hygiène. Nous assistons dans le même temps et le même mouvement au nettoyage de la langue. « On ne peut pas dire ça, on ne peut pas parler comme ça, il faut dire comme ceci et pas comme cela » … On étouffe… Pas étonnant que les maladies pulmonaires prospèrent si bien aujourd’hui…
Le poète doit continuer à se salir toute une nuit s’il veut ramener du fond de la fange ce qu’il y a de propre à chacun…
