Ardemment éditions est une toute jeune maison créée en novembre 2020 avec deux titres féminins à son actif : La femme à cœur d’homme de Clotho et La Tencin, Femme immorale du 18e siècle de Claire Tencin. C’est aussi une revue en ligne ouverte dont les premières contributions se réunissent sous le thème « le corps du présent », corps féminin ou masculin, vécu, vivant, qui se heurtent aux délimitations du corps normé et figé, les traversent, les questionnent. La particularité de cette revue est de proposer une parution de textes sur un temps progressif, restituant à la littérature sa part matérielle et temporelle, son work in progress. Elle s’enrichit au fil des collaborations et veille à inclure un espace de dialogue lecture-écriture par le biais des commentaires que peuvent apporter les lecteurs. Cet espace se veut lieu d’échange et de rencontre, lieu de circulation de textes qui décloisonnent les frontières. Le projet final aboutira à une publication papier de ces textes mis en ligne avec, en regard, les commentaires les plus constructifs publiés par les lecteurs. Le numéro d’avril qui vient de s’ouvrir sous le titre « France-Algérie : la guerre sans fin » propose une réflexion sur les questions mémorielles, et cherche, là encore, à offrir une diversité de points de vue à même de déconstruire les représentations figées. On y lira notamment un entretien de Claire Tencin (paru en dans Le Jeune Indépendant, Alger, 2012) à propos de son récit, Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul (éd. du Relief, 2012).

Revenons aux deux titres publiés. Sur leur couverture, on aperçoit une petite image en bandeau qui surmonte le nom de l’édition et que l’on retrouve sur les pages du site, une image dans laquelle des visages coupés disparaissent dans un fondu de gris. Au premier plan, le plus visible, un nez une bouche ; une bouche presque noire, visiblement maquillée, sur laquelle se superpose comme un trait de pinceau rouge vif qui semble la traverser. Rouge désir, rouge débordant, rouge fluide.
La langue, le corps, l’écriture et le désir, c’est ce qui innerve les deux récits publiés, deux récits de vie féminins, l’un auto-fictif, l’autre biographique. Clotho nous livre son premier récit : La femme à cœur d’homme, récit à la première personne autour d’un sujet extrêmement peu traité en littérature, la ménopause, que vit ici la narratrice nommé Clotho, du nom de l’une des trois Parques de l’antiquité, ces trois vieilles fileuses de nos destinées humaines. Du nom aussi de l’œuvre de Camille Claudel, Clotho, sculpture représentant le corps nu d’une vieille femme, un corps amaigri à la chaire affaissée, tête émaciée, couverte de cheveux en formes de cordes massives qui tombent jusqu’au sol et encerclent ses jambes comme le feraient des racines. Figure horrifique, transgressive d’un corps en pleine métamorphose : celle, inéluctable, de la mort. Miroir de la déliquescence, de la putréfaction, d’un devenir putride et dépravé. C’est à cette image du temps qui passe et du mythe qui fige que s’oppose Clotho, la narratrice de La femme à cœur d’homme. Elle le fait en filant le récit de soi, de son corps métamorphique, à l’âge où l’horloge biologique d’un coup s’affole, se détraque, à revers de la vie, comme le laisse transparaître toute la production mythologique autour de la vieille femme. Sorcière croqueuse de chair fraîche, écorcheuse de puissance virile. La ménopause, littéralement « arrêt des menstrues », nous rappelle Clotho, est signe de putréfaction : le sang, délétère, chargé des humeurs féminines, ne peut plus accomplir sa purge. D’où la mise au banc des femmes ménopausées. D’où le désir de Clotho de filer le récit de soi à rebours du mythe. Filer la vie, filer vers l’amour et la jeunesse retrouvée, c’est ce que tente la narratrice alors que son corps se détraque et que son mari a fui, loin, en Chine.
Si le thème du récit demeure d’un bout à l’autre la question du corps féminin ménopausé, ce dernier se construit de façon kaléidoscopique, fractionné en de courts chapitres qui entrelacent trois strates narratives : des « fiches » mêlant prises de notes et réflexions autour des lectures effectuées par la narratrice, la narration des cours dispensés par Clotho devant un amphi de jeunes étudiants, et le récit de ses amours avec un jeune ouvrier qui parle une langue étrangère, Azhar. Clotho recourt ainsi à un discours hétéroclite pour nous parler du corps féminin ménopausé : discours érudit, réflexif, démonstratif des fiches ainsi que des cours présentés aux étudiants ; réactions et mise en débat de ce contenu par les étudiants souvent dubitatifs ou mêmes goguenards face aux propos hors-norme de leur professeure quinquagénaire qui ne cesse de rajeunir sous leurs yeux ; enfin narration du désir et du plaisir sexuels de la narratrice au contact du jeune corps d’Azhar, dans la seule et unique langue du corps.
Par sa puissance de réflexion, Clotho entend conquérir l’amphithéâtre d’étudiants dans lequel elle entre comme dans un ring, prête à en découdre avec les représentations figées que la jeunesse, et notamment la jeunesse masculine, se forme sur le corps féminin ménopausé. Par la puissance de son désir aussi, elle entend reconquérir son corps, un corps outsider qui cherche à échapper aux conventions en outrepassant le féminin imposé par la loi des genres. Libérer les corps, c’est avant tout libérer le désir : « le désir de jouir de son corps quand celui-ci a été aboli dans sa fonction sociale » (p. 40). Un corps simplement corps. Un corps qui baise. Un corps redevenu corps brut et qui cherche par ce biais à atteindre le dénuement le plus total, quand baiser c’est « se pénétrer par la peau, le sexe, les yeux, les oreilles, la bouches et chuter dans le néant » (p. 45). Un corps qui ne serait ni homme ni femme, mais « la troublante vérité d’être homme et femme dans un même corps insaisissable » (p. 47). C’est bien là le propos de La femme à cœur d’homme, mettre en chantier une œuvre dont le but n’est pas de reconquérir son corps au détriment de l’autre dans une inutile guerre des sexes, mais de le reconquérir avec l’autre, dans l’autre, en revendiquant l’autre corps autant que le sien.
Une fois son corps accepté, son corps libéré, Clotho s’échappe la nuit comme une voleuse dans les rues de la ville pour peindre sur les murs des phallus ailés, puis c’est au tour des murs de son appartement de se couvrir de dessins indéfiniment retravaillés, se « recouvrant de signes frais qui à leur tour seront effacés » (p. 125). Tels des graffitis, ces phallus ailés se pérennisent dans l’éphémère, le transitoire. Réécriture inlassable du corps, tout comme le désir qui affleure, s’épanouit, puis disparaît pour revenir encore.
Le second récit, biographique, écrit par Claire Tencin, également auteure de Aimer et ne pas l’écrire, Montaigne et Marie (2014) et Le silence dans la peau (2016), relate la vie de Claudine Alexandrine Sophie Guérin de Tencin, femme influente méconnue par l’histoire, qu’elle en soit tout simplement ignorée ou insidieusement maltraitée. La Tencin, Femme immorale du 18è siècle se présente comme une œuvre de réhabilitation ainsi qu’une rencontre, à des siècles d’écart, entre deux écrivaines homonymes, Mme de Tencin et Claire Tencin. C’est une biographie engagée qui cherche à revisiter l’histoire d’une vie en adoptant un point de vue non genré. Si Mme de Tencin est immorale, comme le souligne son titre, c’est parce qu’elle est femme. Ces multiples amants, ses aspirations politiques, son célibat, son refus de la maternité, le reniement de sa vie religieuse en ont fait une personnalité peu appréciée des historiographes qui ne s’épargnent pas de l’égratigner quand ils le peuvent. Aussi Claire Tencin se propose-t-elle de nous fournir un nouvel éclairage sur cette femme réprouvée, exclue de nos mémoires parce que femme indigne du genre auquel elle appartient.
L’histoire de Mme de Tencin est celle d’un refus obstiné des injonctions sociales faites aux femmes à une époque où l’esprit moderne des Lumières renouvelle le champ littéraire et philosophique. « Femme immorale », car il ne peut en être autrement d’une femme qui récuse la destinée fixée par son père à sa naissance. En tant que cadette de la famille, et tout comme le dernier-né des frères, Pierre, elle est vouée à la vie religieuse. On ne pourvoie pas de dot la plus jeune de la famille afin de mieux pouvoir les autres enfants. Son histoire débute donc au couvent et aurait dû y finir, si la jeune Alexandrine ne s’était pas battue avec ténacité contre sa destinée sociale quitte à en mourir. En 1698, à seize ans, elle se voit dans l’obligation de prononcer ses vœux contre son gré, vœux qu’elle s’acharnera à faire annuler durant plus d’une dizaine d’années. Elle en sera enfin libérée en 1711, à la mort de son père. A vingt-neuf ans, elle peut enfin faire son entrée dans la société parisienne après des années de réclusion, de démarches infructueuses et d’attentes incertaines. Ce ne sera bien évidemment pas pour subir une autre forme de réclusion, bien plus commune, qui est celle du mariage et de la maternité. C’est ainsi que pour préserver son indépendance, elle choisira d’abandonner son fils à la naissance, le futur Jean d’Alembert, philosophe et encyclopédiste.
Alexandrine de Tencin est une femme cultivée, on la dit jolie, elle aime surtout exercer son esprit et admire celui des autres. Elle tombe immédiatement sous le charme de celui, lumineux, de Fontenelle, dramaturge et philosophe qui lui ouvre les portes de la vie mondaine. Parmi intellectuels et hommes politiques, elle se fait remarquer dans les conversations par sa perspicacité. Elle sait aussi investir son argent pour gagner son indépendance économique et ainsi écarter définitivement le mariage. Elle séduit les hommes dont elle admire l’intelligence plus que la beauté physique, hommes qui, pour une grande part, occupent des positions politiques dont elle peut tirer profit, en vue notamment d’avancer la carrière ecclésiastique de son frère Pierre qui deviendra par la suite cardinal. Mais c’est aussi par goût de l’intrigue soutenu par de réelles convictions politiques qu’elle agit. Les arcanes de l’Etat exercent sur elle un attrait irrésistible, elle apprécie par exemple de jouer les diplomates en faveur de la couronne française dans ses liens avec l’Angleterre. A la mort de Louis XIV, elle favorisera l’attribution de la régence à Phillipe d’Orléans et soutiendra sans relâche son grand ami et amant, l’abbé Dubois, précepteur du duc d’Orléans, puis cardinal, et enfin premier ministre. Ces multiples actions lui vaudront tout de même quelques rappels à l’ordre de l’oligarchie masculine qui prendra soin au passage de lui notifier sa juste place de femme.
La politique n’est pas le seul centre d’intérêt d’Alexandrine de Tencin, dans son prestigieux salon fleurissent également les pensées philosophique et libertaires : Fontenelle, l’abbé Prévost, Marivaux (qu’elle fait élire à l’Académie française contre Voltaire) et Montesquieu (dont elle s’occupera de la réédition corrigée de L’Esprit des lois) aiment à fréquenter un lieu où l’on peut porter sur les êtres et le monde un regard égal et sans présomption. « Je n’ai jamais jugé bon de me juger si le public a jugé bon de le faire », écrit-elle. Propos que Claire Tencin reprend à son compte : il ne s’agit pas de juger une présumée coupable, mais de resituer son parcours en dehors des bornes de l’opinion publique. Distante vis-à-vis du qu’en-dira-t-on, l’auteure tisse un portrait documenté sans pour autant se cacher derrière l’archive. Elle assume sa propre part d’engagement dans l’écriture biographique, dialoguant avec les sources qu’elle a consultées ainsi qu’avec son héroïne, nouant par l’écriture une amitié à des siècles de distance : « J’ai rencontré Alexandrine de Tencin à l’aube du siècle des Lumières et j’ai pu me surprendre en elle comme dans un miroir », confie-t-elle dans la préface. Entre documentation et projection imaginaire entièrement assumée, ce récit construit le portrait d’une femme atypique qui se forge comme un homme sans pour autant renier sa féminité : « à bien des égards Alexandrine est un homme, à d’autres égards une femme, et souvent ni l’un ni l’autre » (p. 58-59). Ce que la biographe et son personnage renient, c’est l’assignation aux bornes d’un seul genre. Sous la plume de Claire Tencin, la séduction qu’Alexandrine exerce auprès des hommes devient une arme dont elle use non seulement pour s’émanciper mais pour nouer des liens durables et réciproques. « Elle a tracé de lit en lit », écrit-elle, « le rhizome de son ascension politique, financière et intellectuelle » (p. 90), forme de « capitalisation amoureuse » par laquelle elle gagne sa liberté. Non pas simple objet sexuel, mais sujet à part entière, elle s’impose à égalité avec ses divers partenaires qui lui conservent d’ailleurs, jusqu’à la fin, une amitié profonde et sincère.
Femme d’une puissante volonté, Alexandrine de Tencin est aussi une femme de cœur par l’amitié qu’elle prodigue autour d’elle, aspect de sa personnalité moins facile à cerner à travers archives et historiographies : « Son jeune ami Marivaux loue avec admiration son cœur, le meilleur qui soit et le plus singulier. Et qu’ai-je fais de ce cœur ? », s’interroge l’auteure, « Je l’ai mis à l’index, me semble-t-il, sans doute parce qu’Alexandrine a veillé à dessein à ne pas l’exposer au monde » (p. 141). C’est à travers les trois romans rédigés par Mme de Tencin que la biographe découvre la part intime de sa personne : par le truchement du « jeu autofictionnel », la romancière questionne ses propres choix de vie, ainsi que les possibilités d’émergence de l’amour, du lien intime, dans un monde organisé selon « la loi des hommes ». Cacher l’intime au cœur de la fiction dans une œuvre au demeurant publiée sous pseudonyme, interroger des personnages sur leur passion comme on s’interroge soi-même, c’est dire la force de la fiction comme contrepoint à un réel qui peine à éclore et se dire sous le poids de la censure sociale. Un réel où s’étouffent les voix. Il fallait donc tout l’imaginaire désirant de Claire Tencin pour livrer un portrait à la fois fidèle et libre de cette femme immorale du 18è siècle.
Clotho, La femme à cœur d’homme, ardemment éditions, 2020, 124 p., 9 € — Lire un extrait
Claire Tencin, La Tencin, Femme immorale du 18e siècle, ardemment éditions, 2020, 209 p., 12 € — Lire un extrait