Leïla Sebbar propose depuis les années 80 une œuvre composée, en grande partie, de récits courts et plus particulièrement de nouvelles, genre qui convient parfaitement à son désir de raconter des histoires concises, avec une langue minimaliste. Son dernier ouvrage Dans la chambre en est une illustration remarquable. Ces 19 nouvelles, présentées en trois groupes distincts, s’inscrivent naturellement dans la continuité de recueils précédents comme La Jeune fille au balcon (1996), Aflou, djebel amour (2010), L’Orient et le Rouge (2017), entre autres. Il est parfois difficile de suivre la production de Sebbar tant elle est abondante, foisonnante, essentiellement fondée sur l’observation du monde des femmes algériennes ou émigrées en France. Pourtant, la clé de cette construction systématique qui pourrait sembler répétitive, est à chercher précisément dans les origines de l’auteure. Par son père, instituteur sur les hauts-plateaux du sud oranais, ce Djebel Amour auquel elle revient inlassablement, Sebbar construit son œuvre comme travaille une tisserande de ces terres algériennes. À l’instar de ces femmes qui composent les figures géométriques de tapis aux motifs traditionnels, Sebbar tisse des récits où elle présente inlassablement la voix de ces femmes arabes, des jeunes odalisques aux filles issues de l’émigration. Elle répète, comme un leitmotiv, « J’entends la voix des femmes arabes ».
Ce nouveau recueil nous semble être la synthèse des précédents, comme si Sebbar, en reprenant les mêmes motifs, au sens du tissage, les concentraient et parvenaient à une forme épurée, de plus en plus maîtrisée. Dans son excellente préface, Michelle Perrot, dont on sait l’intérêt qu’elle manifeste pour ce lieu clos qu’est la chambre (Une histoire de la chambre, 2009) définit très justement cet art de la nouvelle chez Sebbar en le reliant à l’espace de la chambre, présent dans la plupart de ces textes, comme « un théâtre du monde et des frontières qu’elle explore. Elle est le creuset de nos vies, elle condense des fragments d’existence.»
Le titre général de l’œuvre l’annonce clairement, en se focalisant grammaticalement, sur l’intériorité, par l’emploi de cette préposition dans qui marque bien le point de vue « du dedans » (de intus). Dans une des nouvelles les plus significatives à cet égard, « Les garçons, de l’autre côté », la voix de la narratrice « fille de l’étrangère » s’immisce dans un récit aux résonances autobiographiques plus marquées, par cette confession : « De la fenêtre d’une chambre fictive, je regarde et j’écris, à la frontière. »
Par ailleurs, ces nouvelles, bien qu’elles soient apparemment autonomes et toutes associées à une ville différente d’Algérie (Alger, Oran, Ténès, Constantine, Tipasa, OrléansVille, Tlemcen) ou de France (Strasbourg, Marseille, Rochefort, Clermont-Ferrand, Lille, Paris, ou Lyon) constituent, si on y regarde de plus près, un bloc homogène, traversé d’échos permanents entre ces histoires. Il s’agit, en fait, d’une polyphonie de textes reliés entre eux par l’espace commun de la chambre : celle des bains dans le harem, des métiers à tisser, de la prisonnière dans sa cellule, du bordel et ses alcôves, des esclaves, des amours secrètes, des chibanis. Parfois les personnages passent d’un texte à l’autre, comme ceux de « C’est le diable » à « Ils dorment ». Difficile de séparer ces histoires qui sont comme de petits contes, souvent poétiques, créant une chaîne de femmes prisonnières mais animées toujours d’un désir intense d’amour et d’une volonté de braver les interdits et de personnages étranges pareils à ces folles, ces colporteurs, ces photographes.
Comme toujours Sebbar pratique l’art de l’ellipse dans la mise en place directe de ces histoires et de leur dénouement tragique, violent, caractérisé par la mort d’un des protagonistes. Le discours narratif est minimaliste : dans « la grotte » pour retranscrire les amours du chef de la tribu et de la fille du colon, elle dit simplement : « Elle l’a aimé. Il l’a aimée » ou dans « La favorite » pour dire la fin tragique : « Le maître a ouvert la porte de la chambre du fond. Deux femmes nues, endormies, Les amies, dans les bras l’une de l’autre. Elles seront décapitées » ou malheureuse dans « La chibania » : « L’homme étreint sa femme, la chibania. Elle rit : – Tu es fou…. Soudain, il s’affaisse » ou dans « Un bordel de poupées » : « L’homme court. Le gardien tire. La poupée tombe. L’homme se précipite sur elle : Lili. ! Lili chérie ! Elle est morte. Elle est morte. Il s’allonge sur elle en pleurant » ou heureuse, plus rarement, comme dans « L’atelier » : « Victor regarde Gabrielle. Gabrielle regarde Victor. Ils vivent dans la maison de la mer. À Tipasa. ».
La concision dramatique des titres renforce cette impression de conte, voire même de romance traditionnel, comme ces poésies du Moyen Âge qui mettent en scène des drames d’amour, de secrets, d’interdits : « La favorite, Dans la vitrine, La Maison bleue, La grotte, Isabelle E. Outremer, Les Trois sœurs, L’Atelier, La chibania, Un balcon sur la mer, Les garçons de l’autre côté, Maître et disciple, Dans la maison Loti, L’odalisque, La prisonnière, Maria, Minna, Soraya, C’est le diable paysan, Ils dorment, Les deux frères de Belleville ; Un bordel de poupées. ». On est plus proche d’un discours théâtral ou poétique plutôt que de celui d’une narration réaliste. Le ressort principal de ces histoires est l’attente, la tension de l’attente, celle de la femme enfermée qui rêve de liberté et de noces. Femmes musiciennes, danseuses, artistes. L’Histoire, avec ses guerres, celle de la lutte pour l’Indépendance ou celle des islamistes assassins plus récemment, traverse brutalement et bouscule les rapports avec la société et les hommes.
Toutes ces figures féminines baignent enfin dans une atmosphère érotique provoquée par l’abondance des sensations auditives, olfactives, tactiles. La présence d’une nature florissante, enivrante, avec ses figuiers, ses bougainvilliers, ses oliviers, l’eau de ses fontaines et la mer en arrière fond, renforce cette impression. C’est l’aspect le plus attachant de ces textes, certes éparpillés mais qui trouvent une valeur poétique par leur accumulation, leurs correspondances au point de constituer un ensemble cohérent, chacun renvoyant à l’autre. On est emportés, nourris, conquis par ces histoires, loin de tout exotisme superficiel. On peut dire que Sebbar, par un travail d’orfèvre de concentration, parvient à une sorte de perfection classique dans l’art de la nouvelle.
Signalons enfin la qualité des aquarelles et des dessins de Sébastien Pignon qui ponctuent, comme d’habitude, dans des contrepoints sensuels, les ouvrages publiés par les éditions Bleu autour, et avec beaucoup de finesse, les textes de Sebbar.
Leïla Sebbar, Dans la chambre, éditions Bleu autour, mai 2019, 121 p., 15 €