Le silence de ce grand bruit : Rosmarie Waldrop, George Herriman, Jacques-Armand Cardon

© Alix Rosset

1.Rosmarie Sebald est née à Kitzingen am Main en Allemagne, le 24 août 1935. C’est dans cette petite ville de Bavière qu’elle rencontre en 1954 Keith Waldrop, soldat américain. Ils se fréquentent, tout d’abord dans les parages de Kitzingen et Würzburg où elle étudie la littérature, l’histoire de l’art et la musicologie, et un peu plus tard en France, à l’université d’Aix-Marseille, où Keith Waldrop (né à Emporia, Kansas, le 11 décembre 1932, soit six jours après Jacques Roubaud) passe son GI. Bill en 1956-57, avant de retourner aux États-Unis où il invite Rosmarie à le rejoindre. Après leur mariage, elle prend le nom de son époux. Elle poursuit ses études universitaires tout en écrivant et traduisant – du Français, mais aussi de l’allemand – de la poésie, principalement. En 1961, le couple fait l’acquisition d’une presse à imprimer et fonde la maison d’édition Burning Deck. Vers la fin des années 1960, ils s’installent à Providence, Rhode Island (où plane l’ombre de Lovecraft, mais apparemment pas sur leurs travaux). Leur activité d’auteur, de traducteur et d’éditeur est considérable. Ils sont, non seulement de subtils écrivains, mais aussi de grands passeurs, notamment de la poésie française “d’avant-garde” (disons plutôt : attachée à des courants pointus, parfois radicaux, de la modernité) qu’ils n’ont cessé de traduire et de publier, d’Edmond Jabès à Claude Royet-Journoud, Emmanuel Hocquard ou Jacques Roubaud, ce qui contribue à nous les rendre assez proches. Je me souviens avoir entendu très tôt leurs noms de la bouche de ces poètes, avant même de découvrir leurs travaux personnels – le premier livre traduit de Keith Waldrop, Poème de mémoire, l’ayant été par Anne-Marie Albiach (Orange Export Ltd, 1982) ; et le premier de Rosmarie Waldrop, Comme si nous n’avions pas besoin de parler, par Roger Giroux (Terriers, 1980).

C’est la parution d’En voie d’abstraction aux Éditions de l’Attente qui est le prétexte de cette petite virée dans le Rhode Island. Traduit par Françoise de Laroque, c’est, nous dit-on, le douzième livre en français de Rosmarie Waldrop depuis quarante ans, et le troisième chez cet éditeur bordelais après La route est partout (2011, traduction et postface d’Abigail Lang) et La revanche de la pelouse (2012, traduction de Marie Borel et Françoise Valéry). Ajoutons, aux mêmes éditions, plusieurs petits ouvrages cosignés par les époux Waldrop ainsi qu’un étonnant récit autobiographique de Keith, Tant qu’il fera jour, traduit par Paol Keineg, en 2015.

Dans ce dernier livre nous sont rapportées les dérives insensées de la famille de l’auteur, en particulier du temps de ses jeunes années, où “Keith part, sous la conduite de sa mère avec ses deux demi-frères et sa demi-sœur, à la recherche de la vraie religion. La famille atterrit en Caroline du Sud dans un college fondamentaliste (…). Puis elle se disperse… Leurs retrouvailles seront l’occasion d’impayables séances de spiritisme autour d’une planche de ouija, dont les deux demi-frères font un usage effréné. Au-delà de l’anecdote, l’auteur nous livre une méditation sur les rapports entre folie et spiritualité, sur la recherche du sens et sur sa perte (…). Comme dans sa poésie, Keith Waldrop écrit avec une sérénité malicieuse sur l’expérience et la mémoire. Ce roman sentimental, burlesque, philosophique, nous en apprend plus sur l’Amérique dite profonde que ne le feraient cent livres de voyageurs pressés (note de l’éditeur).” Notons au passage qu’un de ces demi-frères se prénomme Charles, ce qui ne peut que faire écho à l’histoire d’une autre famille américaine, les Crumb.

L’incipit de Tant qu’il fera jour : “J’ai lu beaucoup d’histoires de revenants et d’apparitions. Mes fantômes à moi se contentent de disparaître. Je ne les vois jamais. Ils me hantent en n’étant pas là, à la table où personne ne mange, à la fenêtre vide qui laisse entrer un soleil sans ombre” m’a fait remonter cette phrase étonnante de son tout premier livre (trouvée dans L’irrattrapabilité, entretiens de Peter Gizzi avec Keith Waldrop, Théâtre Typographique, 2013, et aussitôt mémorisée) : “La chose terrible avec les fantômes, c’est que nous savons qu’ils ne sont pas là.” Tant qu’il fera jour tout comme Le vrai sujet (traduit par Olivier Brossard, Corti, 2010) ne sont pas épuisés, profitez-en avant qu’il ne soit trop tard.

Comme nous disons parfois “les Waldrop”, puisqu’il leur arrive de cosigner certains livres, on pourrait être tenté de les confondre, ou de penser que l’une ou l’un influence l’autre ; alors que quand on s’immerge dans leurs écrits, on apprécie ce qui marque leurs différences, sans pour autant gommer de réelles affinités. En voie d’abstraction est composé en deux parties. La première s’intitule Lignes électriques distendues ; la seconde donne son titre au livre. Le livre est publié dans l’excellente collection “Philox” de l’Attente (qui nous a donné, entre autres, quatre ouvrages d’Etel Adnan dont nous avons récemment rendu compte ici-même). Mais comment amorcer quelque commentaire critique à propos de ces cent cinquante pages entre prose et poésie, récit, notations, reportage intime et réflexion philosophique, qui ne soit pas en-dessous de l’original dont il est toujours préférable de reprendre quelques fragments, surtout si on vient d’une autre pratique que celle de l’écriture poétique ? (Ce que j’écris là n’est pas de l’ordre de la précaution, mais du constat). Une chance : ces vingt-quatre pages en hommage à John Cage, intitulées “La musique est une simplification excessive de la situation dans laquelle nous nous trouvons”, qui sonnent un peu comme un commentaire de ce que le compositeur, poète et plasticien américain nous a légués. Une fois encore, s’opère une entreprise de frottages entre deux intimités à la fois distantes et sensibles qui tentent d’atteindre à une certaine forme d’abstraction. Mais qu’est-ce que l’abstraction, sinon le plus concret de ce qui surgit ? Cage affirmait qu’un camion passant dans la 5e avenue est tout aussi musical qu’un quatuor de Beethoven. Ce que confirme Rosmarie Waldrop :

“LE SILENCE DE CE GRAND BRUIT. Les sons prennent place. Bruit de camion. Où que nous soyons. La fureur de ma mère dans mon cœur. Ce camion lancé à quatre-vingt à l’heure. Une voix en provenance de l’enfer. Ou une porte ouverte, quatuor pour moteur à explosion, vent, battements du cœur et glissement de terrain. Cheveux dressés d’harmonie refusée. S’enfermer dans le son. Ça tient chaud au corps, confisque l’horizon. Oreilles grandes ouvertes. Notés ou non, les sons rongent l’espace, un moyen de transport éclair. Non écrits, ils passent pour du silence. L’oreille est-elle sous verre, comme l’œil ? Supposons que je trouve des pépins de son au fond de ma poche, devrais-je épousseter cette intimité chromatique ?” La toute dernière phrase qui parachève cette suite en hommage à Cage est magnifique : “Cette musique qui n’a pas d’histoires à raconter est si nue que l’effort sera considérable pour se soustraire à son charme.” On peut alors rêver ce que Cage aurait pu lui répondre. Probablement quelques silences – mais peut-être pas

La seconde partie, intitulée En voie d’abstraction, s’ouvre par une citation de Léonard de Vinci : “L’esprit est sans voix, parce que là où est une voix est un corps.” Rosmarie Waldrop : “Les mots qui dorment dans le corps toute la nuit et se lèvent avec le jour et te touchent comme la chaleur d’une main.” (…) “Beaucoup ont pensé que la voix pouvait sauver le corps. De l’abstraction dans laquelle nous vivons. / (…) / Cela semble extravagant d’avoir besoin de jambes pour aimer Emily Dickinson. Mais si je sais quoi que ce soit, c’est parce que mon corps a signé un pacte avec le monde physique.” Et en excipit – manière à la fois sèche et généreuse de prendre congé : “Contredire si besoin”.

En voie d’abstraction est un des plus beaux écrits de Rosmarie Waldrop, même si lisant ou relisant, dans la foulée, La route est partout, La revanche de la pelouse (déjà cités) ou La reproduction des profils (traduit par Jacques Roubaud, Melville, 2004), on n’a guère envie de hiérarchiser la douzaine d’opus (du moins en traduction française) qui composent cette œuvre où poèmes et proses les plus anciens tiennent encore et toujours la route. Et comme il est justement écrit sur la quatrième de couverture, il s’agit d’un embarquement “dans l’histoire humaine (grandes découvertes, guerre d’Irak, musique, peinture, finances, croyances, philosophie) pour observer les progrès de notre pouvoir d’abstraction qui, malgré tous les ponts qu’il édifie sur le vide, ne le résoudra jamais.”

Rosmarie Waldrop : “À la base de toute chose je trouve un mot qui la fait exister. Et j’écris. J’ai fait un pacte avec le néant. Je fais l’amour avec des corps absents. Et bien que je ne puisse combler l’espace resté vacant, leurs ombres se dressent entre moi et le ciel léger.”

 

2. The Kat Who Walked In Beauty : The Panoramic Dailies of 1920 est sorti des presses de Fantagraphics en 2007. Les inconditionnels de George Herriman l’ont probablement acquis à parution, même si la plupart d’entre eux avouent ne pas toujours comprendre l’anglo-américain mâtiné de français, d’espagnol et de navajo qui rend certains dialogues originaux de cette bande dessinée insaisissables (mais les Américains, nous dit-on, ressentent les mêmes difficultés). Heureusement – comme nous l’avions déjà relevé dans une première recension publiée ici même au moment de la sortie de la biographie d’Herriman, Une vie en noir et blanc de Michael Tisserand (Les Rêveurs, 2018) – les versions françaises où le traducteur (Marc Voline par exemple, pour nommer le plus récent, le plus opiniâtre, et aujourd’hui le plus éclairé d’entre eux) accomplit un travail de haute voltige commencent à s’accumuler : après le Charlie Mensuel de Wolinski et les Éditions Futuropolis d’Étienne Robial et Florence Cestac, ce sont Les Rêveurs qui s’y collent depuis 2012. Krazy Kat : les quotidiennes panoramiques de 1920 est le septième volume qu’ils consacrent à la propagation de l’œuvre considérable de Herriman en France (le huitième si on inclut la biographie), après l’intégrale des planches du dimanche de Krazy Kat (1925-1944) en quatre volumes de format 26,5 x 37 cm (chacun se déployant sur 264 à 280 pages), un volume à l’italienne rassemblant Les quotidiennes de 1934, et un autre, Les aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Koko Land. Ce nouvel et époustouflant “florilège de strips rares” de format 38 x 28 cm est en grande partie composé de “panoramic dailies” (ou “mini-sundays”), “une exceptionnelle séquence de libre espièglerie – pour reprendre les mots de Derya Ataker – qui dura du 4 mars au 30 octobre 1920”, il y a donc très exactement un siècle. Mais, pour notre plus grand bonheur, cette séquence est précédée de deux autres, plus brèves : Le Kat émancipé (24 strips de 1910) et Le Kat libéré (florilège de 26 strips verticaux de 1914 présentés horizontalement, tels qu’Herriman les a dessinés) ; et suivie, d’une part, par des “panoramic dailies” de 1921 se raccordant parfaitement à ceux  de l’année précédente ; et d’autre part, par Krazy Kat A Jazz Pantomime (1922), courte partition composée par John Alden Carpenter et illustrée comme il se doit par Herriman : 14 numéros avec un dessin légendé, et entre deux et quatre mesures de transcription de la musique au piano. La version française du livre s’achève, comme toujours, par des notes fort utiles du traducteur, l’érudit Marc Voline.

© Herriman, Les Rêveurs

On pourra gloser à l’infini sur cet univers inépuisable, s’émerveiller devant cette ingéniosité graphique et narrative, cet art éprouvé de la variation, ce métissage en actes qui défie – et renverse – toute question de genre, ne pouvant que déranger les tenants des catégories établies ; on pourra tenter de démontrer en quoi cet art du dessin est unique, voire inimitable, même s’il a pu influencer par la suite (et ce n’est pas fini) de nombreux auteurs ; et échanger jusqu’à plus soif sur les versions françaises potentielles de ce qui aura donc été écrit, selon l’heureuse expression de Proust, dans une sorte de langue étrangère ; mais, il convient de le dire, marquant ainsi les limites mêmes des plus pertinents d’entre les commentaires : ces dessins, ces bandes, ces planches, il faut les voir, non seulement “pour le croire”, mais surtout pour en éprouver la singularité de ce qui n’a rien perdu, un siècle après, de son pouvoir subversif – de  sa force inouïe. On n’a donc d’autre choix que de s’embarquer dans une analyse aussi aiguë qu’interminable du moindre strip, accumulant ainsi des feuillets impubliables, si l’on veut éviter de se cantonner dans des généralités au fond peu satisfaisantes, mais pouvant cependant proposer une sorte de “teaser” d’un chef d’œuvre annoncé. À moins de tenter une sorte d’entre-deux, à base de montage de notes et de citations, de remarques marginales et de relevés détaillés.

© Herriman, Les Rêveurs

Page 66, Strip 524. Ignatz Mouse chante : “Petits enfants savez-vous qu’il y a très longtemps là où se dressent vos jolies maisons était jadis la terre d’un Indien.” Krazy Kat : “Bonté devine « Ignatz » c’est vrai ?” Ignatz : “Bien sûr « idiot », toute cette terre appartenait à un Indien.” Krazy : “Oh le pauvre Indjin, le pauvre, pauvre, Indjin.” Ignatz : “Oh tais-toi, n’allons-nous pas la rendre un jour prochain, dès qu’on trouvera l’Indien qui la possédait.” Krazy : Ah-h super super super.” Quatrième et dernière “case” (qui n’en est pas une) : Ignatz lance, comme à chaque fois ou presque, une brique sur Krazy. “Voilà une brique faite dans la terre que cet Indien possédait.” Et en même temps que l’on déchiffre les dialogues, étonnants, surtout côté Kat (devine plutôt que divine ; Indjin plutôt qu’Indien), on est fortement attiré par le dessin, tout sauf académique, ne cédant jamais aux impératifs d’une représentation fluide : fait de petits traits, de hachures, déposant savamment, en réserve, les blancs (la composition visuelle étant non moins sidérante que l’usage des mots). On circule en tous sens dans chaque strip de Herriman, même si notre première approche est le plus souvent linéaire afin de pouvoir apprécier le “gag” (ou le propos). Mais très vite, on remarque un arbre dont le feuillage est en forme de M, et on s’aperçoit qu’il entre en résonance avec le dessin de la queue de la souris. Le paysage – le fameux désert de Coconino – est, au-delà d’une “scène” (même “autre”), du pur dessin, c’est-à-dire un mix de tracés, d’inscriptions et de réserves, de plein et de vide (d’encre et de sens). Mais, écrivant ceci, je ne dis quasiment rien. Il faut, une fois encore, le voir, et surtout le revoir, questionner cette forme singulière qu’Herriman expérimente au jour le jour, et qui, peu après la naissance de qui s’est avéré aussitôt tant un art qu’un artisanat, tire la bande dessinée vers le haut, c’est-à-dire, la rend aussi vivante, énigmatique, inventive, en recherche, ouverte, que ce que les pratiques artistiques plus “traditionnelles” produisaient simultanément (souvenons-nous que ce fut le poète E. E. Cummings qui rassembla le premier recueil de strips de Krazy Kat ; ou qu’un Picasso allait volontiers chez Gertrude Stein lire les bandes dessinées publiées dans les quotidiens américains). On pourrait ajouter qu’il s’agit d’une des bandes dessinées les plus musicales qui aient été rêvées, et pas seulement parce qu’on y trouve des chansons interprétées par des personnages jouant d’instruments de musique, ou des adaptations comme cette pantomime jazz qui nous est offerte en fin de volume. Krazy Kat est une véritable partition graphique dont le lecteur doit jouer avec finesse, en donnant du sien, pour son propre plaisir.

“Dans la beauté je marche / La beauté devant moi, je marche / La beauté derrière moi, je marche / La beauté au-dessus de moi, je marche / la beauté autour de moi, je marche.” Krazy Kat, suivant sa route aussi sinueuse qu’un chant traditionnel, une mélopée Navajo, est aussi en voie d’abstraction, tout en manifestant les choses les plus concrètes qui soient (si les fantômes ne cessent d’y proliférer, rien de plus physique que ce trait qui nous parle, de corps à corps).

3. Cardon – il faut dire, me semble-t-il, “Cardon”, même si on sait qu’il se prénomme Jacques-Armand – est un des dessinateurs les plus frappants de sa génération. Né en 1936 au Havre, il a passé les années de guerre, son père étant captif à Stuttgart (il mourra en 1943 en captivité), en se déplaçant de lieu en lieu, jusqu’à Rostrenen en Bretagne, avant d’entrer en apprentissage à l’Arsenal de Lorient à l’âge de 15 ans. Il étudie ensuite la gravure aux Beaux-Arts à Toulon où ses obligations militaires le conduisent. Puis il monte à Paris au début des années 1960 où il rencontre l’équipe de Hara-Kiri et l’éditeur Jean-Jacques Pauvert qui le publie dans sa revue Bizarre. De caractère plutôt “engagé”, il participe à plusieurs brûlots politiques, notamment dans les journaux éphémères créés par Siné, publie dans la presse communiste, avant de devenir un des piliers du Canard enchaîné à partir du milieu des années 1970. J’ai l’impression d’avoir toujours vu ses dessins, mais il me semble me souvenir que le premier, c’était dans un des volumes de l’Anthologie Planète (dont le maître d’œuvre était Jacques Sternberg). Son trait, sa manière de dessiner (d’avoir appris diverses techniques de gravure n’étant pas sans effet), sont identifiables au premier coup d’œil. Les dessins de Cardon font partie de notre quotidien. Ils demeurent dans la tête de qui les a, ne serait-ce qu’une fois, frôlés du regard.

© Cardon, Super-Loto/Le Monte-en-l’air

Si ses dessins n’ont cessé d’être reproduits dans des revues, des journaux, des anthologies, les livres de Cardon disponibles ne sont pas si nombreux. On note qu’en 1972, Albin Michel a publié Ligne de fuite. L’année suivante, c’est La Véridique Histoire des compteurs à air aux éditions de La Courtille. Puis, en 1986, Comment crier et quoi aux Éditions du Héron qui publient aussi en 2002 une monographie, Cardon, Dessins, regroupant une sélection de sa production. En 2010, Cardon, Vu de dos30 ans de dessins plus que politiques paraît aux éditions L’Échappée. En ce qui me concerne, j’ai en bonne place dans ma bibliothèque la réédition de 2012 de La Véridique Histoire des compteurs à air aux Cahiers dessinés, un récit dessiné en noir et blanc et selon diverses bichromies contant l’histoire d’un monde où l’air étant devenu une denrée rare, les hommes doivent porter des appareils respiratoires dotés d’un compteur à air. Ce qui était, à l’origine, un projet de dessin animé est devenu un beau livre de tonalité fortement anxiogène, mais irrigué par un esprit subversif car, bien entendu, les appareillés se révoltent. Cependant leur rébellion sera sans issue. Frédéric Pagès qui préface cette réédition écrit que Cardon “est un amoureux déçu des lendemains qui chantent et de la classe ouvrière qui déchante. Quand on regarde ses dessins, on entend le bruit des bulldozers et de toutes les machines à uniformiser, araser, calibrer, formater. Heureusement, comme le dit un personnage de ce formidable album : « Rien ne fait consommer d’air comme de rire. »” Humour noir – toujours.

© Cardon, Super-Loto/Le Monte-en-l’air.

Mais si cette Véridique Histoire était déjà mémorable, ce n’est rien à côté de ce qui nous est proposé aujourd’hui, ce copieux volume de dessins réalisés au format raisin (65cm de long sur 50 de haut) au cours de plusieurs décennies, que Super-Loto Éditeur (petite structure sise dans le Lot dont chaque projet marque un temps fort de la production de livres d’images ou de bandes dessinées), associé au Monte-en-l’air, la fameuse librairie de Ménilmontant qui se risque de plus en plus du côté de l’édition, vient de rendre merveilleusement concretwork in progress ô combien sensible, hallucinant et halluciné, que l’on est en droit de caractériser comme étant autobiographique. “Cathédrale de Cardon est un projet exceptionnel qui relève du monument et de la geste testamentaire” nous dit-t-on. “Les dessins et l’enchaînement des scènes de Cathédrale reprennent symboliquement les grandes étapes de la vie de Cardon, de sa plus tendre – et pas si tendre – enfance jusqu’à aujourd’hui.” L’autobiographie est en ce cas un espace mental où le trait, que le cerveau commande à la main qui ferraille avec lui, tente de traduire une “vérité” qui ne serait pas celle de faits rapportés, mais ce qui a marqué physiquement, psychiquement, le dessinateur, tout aussi narrateur, en l’absence, cette fois, de mots sur les dessins, même en légende.

© Cardon, Super-Loto/Le Monte-en-l’air

En ouverture de Cathédrale quelques dessins plutôt dépouillés, puis un assez long texte, signé Jacques-Armand Cardon et intitulé Fondations, dans lequel le dessinateur nous conte quelques épisodes fondateurs de sa formation (au sens de Guyotat), en premier lieu ces années de guerre marquées par la vie à la ferme, la religion qui lui est associée (le catholicisme), la recherche d’espoir – d’espérance folle, dit-il – en un temps où la mort ravit son père et où les avions mitraillent les lieux de refuge. Pas question de faire ici un résumé de ces neuf grandes pages sur deux colonnes. Mais on peut noter que le jeune Cardon découvre les bandes dessinées de ce temps-là, “reste dans parler huit jours à dessiner Nimbus que [son] oncle [lui] découpait dans le journal” ou à lire les Pieds nickelés. Après la mort de son père, l’enfant de sept ans s’ennuie à Rostrenen (ville qui a fait naître ou habiter beaucoup d’écrivains ou artistes remarquables), passant du temps à ingurgiter les textes pieux, à se confesser, à hanter les chapelles. Quelques épisodes joyeux rompent la monotonie d’un quotidien sinistre et cependant, une fois encore, formateur. Et enfin, c’est la libération qui ne rompt pas le sentiment d’ennui, “torpeur et désœuvrement dans l’attente de je ne savais quoi et dont on ne me disait rien” écrit Cardon. La famille rejoint Paris, et c’est alors les visites dans les musées, les séances au cinéma. “Tout me fascinait, m’enchantait. J’étais éponge, insatiable.” Et ce choc causé par Notre-Dame – “la” cathédrale – “l’œil tout de suite capté, séduit par ces étages de pierre, balcons et plates-formes, comme des ponts entre les tours, où se penchait tout un peuple de chimères”. Mais Cardon n’est pas Hugo. “Nul anankè – dit-il – sur les pages du livre de pierre”, “rien de ce que j’avais vécu, constaté de visu, ne portait le seau d’une quelconque puissance autre qu’humaine : les pendus, les yeux crevés (…), les photos des atrocités rapportées par les journaux, la mort de mon père étaient le fait des nazis en chair et en os et de rien d’autre”. Ne pas “dédouaner les hommes de leur responsabilité dans les malheurs du monde”.

© Cardon, Super-Loto/Le Monte-en-l’air

“La cathédrale doit contenir bien d’autres choses…” Et maintenant, aux lecteurs de jouer : ouvrir grand les yeux et passer à ce monde de silence si bruyant qu’est celui des grands dessins où l’on reconnaît plus d’un signe, ou d’une figure (du Christ à Agnès Varda en passant par Charlot et quelques présidents contemporains), où réel, imaginaire et symbolique jouent leur partie, et où surtout un auteur s’exprime en prenant le temps d’accorder au moindre détail, aux trames les plus fines, autant d’importance qu’à ce qui attire en premier lieu le regard. Lire Cathédrale, c’est apprendre à ralentir, ou plutôt à changer, au feeling, de tempo. Plus on croit comprendre “ce qui s’y dit”, plus on doit prendre distance avec ce premier plan, pour s’attacher à ce qui sourd.

Un des sujets de ce livre, c’est la lumière. Un autre, la mémoire. J’ai songé aussi au concept de prison imaginaire cher à Piranèse, mais dans une version dépouillée (on rêve d’un livre de Cardon où les allégories, les symboles s’effaceraient au profit de ce presque rien fait de tissages en voie d’abstraction qui ne cesse de réclamer voix au chapitre). Et aussi que ce récit de formation est celui de la naissance et de l’entretien d’un trait unique, même si proche parfois d’autres grands artistes du dessin (et du récit – Topor par exemple ; ou Gébé ; même s’il est impossible de les confondre, ils ne sont pas sans affinités). Ouvrage testamentaire ? Peut-être – mais pourquoi ne pas imaginer ce work in progress toujours en cours, non pour restaurer ou rebâtir la Cathédrale, mais pour continuer à en explorer la splendeur ruinée.

Rosmarie Waldrop, En voie d’abstraction, Éditions de l’Attente, octobre 160 p., 14 €
George Herriman, Krazy Kat, Les quotidiennes panoramiques de 1920, Les Rêveurs, octobre 136 p., 30 €
Cardon, Cathédrale, Super-Loto éditions / Le Monte-en-l’air, octobre 2020, 160 p., 30 €