James Scudamore, dont le quatrième livre, Monstres anglais, paraît aujourd’hui aux éditions La Croisée, est le romancier du temps perdu et retrouvé, des strates de vie en grande partie oubliées qui composent nos identités. Sans recomposer ces archives et traces, impossible de se (re)construire, tel est le rôle du récit, dans cette (en)quête, sur soi comme sur les autres.
Dans Fils d’Heliópolis (2009 et 2010 pour la traduction française), le roman par lequel les lecteurs français ont découvert James Scudamore, Ludo dos Santos né dans une favela a été adopté par Zé Carnicelli, richissime propriétaire de la chaîne de supermarchés MaxiMarket, il poursuit ses études aux États-Unis, mène une carrière de publicitaire, avant de vivre parmi les nantis brésiliens. Mais peut-on couper avec son passé, oublier avoir été un favelado, se sentir libre dans le piège doré que la vie lui a réservé ? À travers un personnage à l’identité suspendue aux récits lacunaires que d’autres lui font de sa propre vie, James Scudamore saisissait les tensions d’un pays : le Brésil entre pauvreté et richesse tout aussi indécentes l’une que l’autre. Dans La Clinique de l’amnésie, premier roman de Scudamore (2006 et 2014 en traduction française), ces failles sont figurées, cette fois en Équateur, par deux amis que tout sépare, Fabián et Anthony dit Anti, qui grandit dans le milieu des expatriés anglais. Dès ces deux premiers romans, exils à soi et à son pays, sentiment de déplacement, poids du silence forment la trame des récits.
Dans La Clinique de l’amnésie, Anti imagine que ne pas poser de question à Fabián sur la mort de ses parents prouve qu’il appréhende « la notion de manque avec autant de tact qu’un autre », mieux « qu’ignorer le sujet était un comportement adulte ». Scudamore, de livre en livre, explore les silences qui nous lient, les drames et les récits imaginaires ou légendes construites qui les peuplent, ce Dédale du passé, titre de son troisième roman (2013 et 2016 en traduction française) qui signe le retour de ses romans en Angleterre, après l’exploration des terres latino-américaines. Dans ce roman, Jasper Scriven habite un hôpital psychiatrique désaffecté, Wreaking, sur la côte sud de l’Angleterre, il hante les bâtiments vides dont il consigne les souvenirs qu’il envoie chaque semaine à sa fille qui travaille comme monteuse pour une chaîne d’info à Londres. Entre présent et passé, double matière tensive du récit, le roman explore un drame qui s’est déroulé à Wreaking , un accident terrible qui tourmente tous les personnages du livre et refait peu à peu surface.
Monstres anglais, qui paraît aujourd’hui, rassemble tous les thèmes obsessionnels de l’œuvre de Scudamore : un présent plombé par un passé dont les souvenirs sont incertains, enfouis ou volontairement tus, le déchirement entre plusieurs pays dont les cultures s’entrechoquent pour construire le parcours comme la personnalité du personnage central du roman. Ici, Max Denyer dont les parents vivent overseas, au Mexique tandis qu’il vit exilé de sa propre famille dans un pensionnat privé anglais, à quelques kilomètres de chez ses grands-parents maternels. Longtemps pourtant, il a passé ses étés dans la ferme de ce grand-père expert en création de souvenirs et récits aussi lestes que drôles, dont le « credo » était « simple. Travaille dur. Vis bien. Sois gentil. Dis les choses, surtout dis les choses ». C’est pourtant un tout autre monde que Max va découvrir dans le prestigieux pensionnat où il est contraint de poursuivre ses études, puisqu’elles sont payées par l’entreprise de son père. Il a dix ans et va certes forger là les amitiés de toute une vie, en particulier Simon et Luke, mais surtout faire l’expérience d’une éducation anglaise d’élite, si compliquée quand on n’est pas issu de ce monde et qu’on a le sentiment d’être un « étranger », à soi comme aux autres, à une caste qui a ses codes et ses lois. Il lui faudra « entrer dans le système », même à son corps défendant.
Le roman déploie la vie de Max autour de plusieurs périodes comme autant d’étapes clés dans un apprentissage de ce « système », sur trois décennies : les étés idylliques avec son grand-père adoré, aussi terrien que fantasque (« la vie d’avant la Chute », en 1987), puis « l’école de la colline » et le dur apprentissage du pensionnat. Puis viendront l’« année flottante » de galère financière et exploration de tous les possibles avec Holly à Londres, et quelques années d’une vie d’adulte, avec Katharine, enceinte de leur premier enfant. « Ma vie était faite d’intermèdes », constate Max, elle est « remise à zéro périodiquement ». Tout se mêle dans le magma de sa mémoire, la manière dont son grand-père a tenté de l’armer pour la vie, en lui apprenant autant à côtoyer le danger qu’à tirer une force de récits merveilleusement consolants ; la découverte de la violence et de l’arbitraire dans ce pensionnat monstrueux (« rien ne brûle dans la mémoire comme l’injustice ») mais aussi la puissance de l’amitié pour résister au pire.
Les amis de « l’école de la colline » font retour au moment des études universitaires, à la faveur d’une réunion des anciens. Max est alors confronté à ses souvenirs, à ce qu’il avait remarqué sans s’appesantir et même refusé de voir pleinement, dans une forme de déni, celle que pointe peut-être son patronyme, Denyer : il a vu pourtant Ali Price, le frère de Luke, prostré et comme absent à lui-même tant il est enfermé dans une souffrance sans nom ; il a lui-même été battu, des coups qui ne sont rien face à ce que Weathers-Davis (appelé Weathers des Vices par les pensionnaires) semble imposer à d’autres ; il avait conscience de la chape de silence de ses camarades sur tout ce qu’ils subissent, « nous étions des enfants terrifiés » ; Neil finira même par se suicider, beaucoup ont été marqués à vie, physiquement comme émotionnellement par leurs années de pensionnat mais ils se taisent. « J’étais sidéré par les termes de ce contrat que je n’avais aucun souvenir d’avoir signé. Le système m’imposait déjà sa propre logique, si violemment qu’il me paraissait désormais absurde de demander à la personne en qui j’avais le plus confiance au monde [son grand-père] si c’était bien ainsi que les choses devaient se passer ». Tous subissent vexations et jeux cruels sans broncher, se murent dans cette violence qu’ils retournent en silence. Tous s’abstraient, Max comme les autres qui perfectionne une technique pour « s’échapper de lui-même ». Il est « étranger » à tout, jusqu’à lui-même, et pas seulement parce que ses parents l’ont fait vivre hors d’Angleterre au gré de leurs déplacements professionnels. Simon, durant ses années d’école, perfectionne ses connaissances en informatique, il a commencé à composer un « jeu de labyrinthe basé sur la topographie de l’école », Mindshadow, « on se réveille sur une plage en ayant perdu la mémoire, et on doit partir en quête de qui on est », un jeu vidéo qui lui permet d’extérioriser, obliquement, ses démons.
Cette quête inlassable d’une identité dont un passé oublié serait la clé est aussi celle de Monstres anglais. Dans « l’école de la colline », tout était étrange, jusqu’à la compassion du professeur Crighton, dit Crimble, qui prend certains élèves (dont Max et Simon) sous son aile. Mais la violence, les brimades et châtiments étaient rapidement devenus une normalité, « jour après jour, nous devenions des êtres que nos parents ne connaissaient plus, et notre propre étrangeté passait totalement inaperçue tant que nous nous conformions à celle de l’école ». Et puis, « les enfants n’analysent pas, ils se contentent de vivre ». Peu à peu la mémoire de Max devient une nappe de brouillard dans laquelle tout coexiste, « comme dans le bric-à-brac d’un grenier. Incidents, habitudes et légendes sont indistincts les uns des autres. Une fois l’étrangeté du quotidien acceptée, les événements m’ont marqué pour des raisons moins évidentes, ou bien elles sont apparues bien plus tard ».
Mais tout finira par refaire surface, de l’implosion souterraine à la déflagration publique : Max raconte sa vie à Holly, « dessinant les sommets et les abîmes » de son enfance, un professeur de l’école est condamné pour sévices et viols sur mineurs. Simon montre ses archives à Max, il bâtit un jeu vidéo, Monstres anglais, citation shakespearienne qui est une clé pour révéler qui a abusé de lui enfant et manière de recouvrir l’endroit et sa mémoire « par son équivalent imaginaire ». La parole, longtemps empêchée, se libère et Max parvient à formuler ce qu’il a vu sans alors (vouloir) comprendre, sa fascination ambiguë pour ce « particularisme anglais », ce type d’éducation, cette société de classe, son élite à laquelle il a toujours, inconsciemment, voulu appartenir. Avoir un enfant avec Katharine, la sœur d’Ali et Luke, serait alors une manière sans doute, de tout réunir, pardon comme ascension.
À l’heure d’une parole qui se libère partout, en Angleterre comme en France, le roman de James Scudamore s’offre comme l’exploration d’une mécanique imparable, celle d’un pouvoir sur les corps qui passe par la contrainte au silence, la protection coûte que coûte de qui vous a dévasté. Longtemps Max a oublié le mantra de son grand-père, « surtout, dis les choses » ; il est un peu comme sa grand-mère qui ne cesse de relire le deuxième tome de La Recherche du temps perdu, « ça fait six ans qu’elle est dessus. Lorsqu’elle arrive au bout, elle recommence au début. Parce qu’elle n’arrive pas à se rappeler » ; ce chemin vers la révélation est aussi figuré dans le roman par « la maladie du poumon des fermiers » qui finira par emporter le grand-père de Max, longtemps sourde et cachée avant de devenir fatale. Ainsi sont les traumas d’enfance dans le dédale du passé, têtus et taiseux. Mais un récit souterrain fait son chemin, jusqu’au moment où « toutes les vieilles histoires sont ressorties », chacun assemblant une pièce du puzzle : « c’était dans le passé que tout se passait ».
James Scudamore, Monstres anglais (English Monsters, 2020), traduit de l’anglais par Carine Chichereau, éd. La Croisée, février 2021, 416 p., 22 € — Ici la présentation du livre par sa traductrice, Carine Chichereau.