Marianne Alphant : « L’Histoire est en lambeaux, il nous faut l’assumer » (César et toi)

Marianne Alphant © John Foley / P.O.L

Cette rentrée d’hiver est éclairée par la parution chez P.O.L du très beau César et toi de Marianne Alphant. Centré et concentré autour de la figure de Jules César, ce puissant texte est une enquête archéologique, une exploration biographique, une tentative d’approche de César, du césarisme, de la fascination que le guerrier romain a pu exercer au fil des siècles jusqu’à nous. A partir des restes de l’histoire, dans les trous du texte latin, Marianne Alphant se saisit de César pour mener une remarquable réflexion sur les fragments du temps présent et passé. Diacritik ne pouvait manquer d’aller à la rencontre de l’écrivaine le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau César et toi qui vient juste de paraître. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à « ce dictateur déplumé, sa folie des grandeurs, ses crises d’épilepsie, son cheval aux sabots fourchus » ? Qu’est-ce qui vous a plus précisément attiré dans la figure de Jules César ? Vous vous posez la question d’emblée : « Que les hommes de pouvoir se passionnent pour un chef de guerre, rien d’étonnant. Mais toi ? » Alors vous, serait-on tenté de vous demander ?

La question s’est posée très vite, comme si ce départ à la suite de César tenait du faux pas. Il y a quelque chose d’irrémédiable dans un livre ; quand l’élan est donné on n’ose pas le casser, il vous contraint, il faut voir ce qu’il produit. Le premier chapitre était là, impulsif, il fallait faire avec.

L’intention d’origine était toute autre, je voulais écrire sur le pouvoir de certains lieux : un livre de géographie intime en quelque sorte. C’est dans ce contexte que je reprends un jour mon vieil exemplaire des Commentaires sur la Guerre des Gaules, et que César s’impose : une figure en mouvement, un tempo, une vitesse. Quelque chose de grisant dont j’ai pensé qu’il allait porter l’écriture, l’accélérer, brusquer ma lenteur habituelle. Je ne sais s’il y a eu contagion de vitesse mais je me suis retrouvée avec un chef de guerre. Je n’en revenais pas. Jules César m’était étranger, je n’avais jamais éprouvé d’intérêt pour la vie militaire ni pour la stratégie des batailles. Ce n’était pas un choix naturel. J’en avais la confirmation anxiogène en retrouvant chaque matin dans mon bureau un livre de Bruce Chatwin Qu’est-ce que je fais là, en anglais What am I doing here, que j’avais laissé en évidence, comme un rappel de ma propre situation.

Par chance, je n’étais pas seule à suivre César, j’héritais d’une longue histoire de fascination et d’enquêtes, des personnages survenaient à chaque étape du récit, imitateurs, émules, traducteurs, commentateurs, historiens, archéologues. Leur trajectoire accompagnait et brouillait le texte de César, c’était un moyen d’échapper à cette guerre de conquête, de la mettre à distance. De la ralentir aussi. Si cela s’est passé chez nous, sous nos pieds, il doit en rester des traces. L’archéologie française est liée à Jules César ; c’est pour écrire sa vie que Napoléon III crée une commission de topographie des Gaules, lance des fouilles et crée le musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Je retrouvais cette question des lieux qui m’avait occupée avant de tomber sous l’emprise de César ou plutôt sous le charme de sa vitesse. La guerre des Gaules et son récit vont vite, mais leur lecture s’arrête partout.

Si, notamment avec Claude Monet, une vie dans le paysage, vous vous étiez déjà livrée à la biographie au sens strict, ce nouveau livre, César et toi, affirme cependant une ambition toute autre, refusant ostensiblement la biographie stricte, pleine et linéaire. A commencer sans doute par la manière même dont vous procédez pour évoquer la figure de César, par touches, par approches successives et partielles. A l’instar de l’un de vos précédents livres, Ces choses-là, vous déployez en effet ce qu’il conviendrait de nommer une véritable poétique du détail, du petit rien qui pourrait donner un aperçu historique, comme fugitivement saisi, en plein mouvement, d’une figure historique telle que César.
Ma question procèdera en deux temps : tout d’abord, est-ce cela que vous désignez au cœur de votre livre comme « l’enchantement des détails » ? Pourquoi le détail, le petit fait, capte-t-il votre attention ? Est-ce pour la raison que vous donniez dans Ces Choses-là, à savoir « Des riens retenus sans qu’on sache pourquoi : pour leur forme insolite, coupante, l’excitation, le charme, un souvenir, des regrets » ?

Ce que la biographie m’a appris, c’est qu’il faut se rapprocher de son objet. J’ai commencé à comprendre l’entreprise de Monet en allant sur les lieux, en regardant de près où il se tenait. On voit alors les détails : la hauteur de la falaise, l’instabilité de la barque où il peint, les distances, l’espace autour de sa toile, le vent, la terre, les haies, l’herbe. C’est là que le récit commence, au contact du réel. Quand Goethe raconte sa Campagne de France, cette guerre qu’il suit avec l’armée des princes dirigée par Brunswick et qui sera défaite à Valmy par les soldats de la jeune République, il s’intéresse davantage aux détails qu’à la stratégie militaire. Il note comment un tesson, dans l’eau d’un bassin, colore les poissons qui nagent autour de lui ; la survivance d’une vitrine de porcelaines intactes dans les ruines de Verdun ; un cheval qui se traîne en boitant, les pattes avant prises dans ses propres entrailles. Il s’aventure même dans le champ de tir, sous les boulets, pour faire l’expérience de la fièvre du canon, un moment de grande chaleur où tout ce qui l’entoure prend un ton brun rougeâtre. Le détail est épiphanique, il accroche le regard, comme le punctum que Barthes désigne dans la photographie. Il touche, il poigne, c’est un excitant, une particule de lumière. Il est indiscret, sans doute, il est inquisitorial mais aussi amoureux. C’est Flaubert qui se remémore les « papillotes remuantes » sur les épaules de Louise Colet, ou le narrateur de la Recherche qui porte sur son bras la jaquette d’Odette et y regarde longuement « une satinette mauve».

Il me fallait des détails pour suivre César, pour enchanter, si vous voulez, ce parcours dramatique. La conquête de la Gaule est sanglante, confuse, répétitive : techniques de sièges, harangues, relations de batailles. Comme un rappel du brouillard et des difficultés de la version latine. Malgré un rythme enlevé, il y a des tunnels dans ces Commentaires, surtout pour qui ne partage pas l’enthousiasme de ces clubs de fans qui reconstituent les batailles en tenues de légionnaires. Je n’étais pas sauvée de l’ennui par une victoire sur l’ennemi mais par un détail.

Les Commentaires en sont pauvres, conséquence de cette concision de style toujours vantée, mais on peut les glaner ailleurs, autour de César, chez ceux qui s’occupent de lui. Montaigne les cherche en relisant plusieurs fois la Guerre des Gaules, il relève ces ponctilles de chaque accident (déjà le punctum de Barthes) et les note précieusement. Les détails font le charme terrible de la Vie des douze Césars de Suétone, ils accompagnent les dictées de Napoléon à Sainte-Hélène, comme l’ouverture de son « grand nécessaire », pour en inventorier le contenu devant Las Cases. Le détail est l’oublié de cette guerre, son manque, mais aussi son reste. De quoi transformer cette course en toute autre chose : enquête, chasse au trésor, déploration. 

Enfin, second temps, s’agissant de cet enchantement des détails, César et toi, histoire antique oblige, procède à partir de « riens » particuliers, à savoir depuis une esthétique des fragments et des ruines. Ces riens que le récit ramasse sont autant de bribes, de débris laissés dans son sillage par le travail du temps et les ravages de l’histoire. En quoi, selon vous, procéder par manques, fragilités et incomplétudes fournit la poétique nécessaire à tout récit ? Est-ce cela qu’il faut entendre lorsque notamment vous évoquez matériellement, « les restes des temples et ceux d’une langue. Reliquiae. Les fragments d’une culture. La mélancolie que Boswell appelaient L’heure de l’Antiquité » ? Est-ce que la ruine, la partie pour le tout, fait partie d’une métonymie de la rêverie nécessaire à l’écriture ? 

Le détail est aussi enchanteur que mélancolique ; de cette histoire qui nous constitue, dont nous sentons le poids, que nous voulons connaître, nous n’avons que des débris. S’il y a de l’excitation à reconstituer un ensemble à partir d’un indice sur le principe de l’enquête, la totalité nous échappe ; on ne retrouvera pas César mais la course aux reliques se poursuit, on continue à creuser la terre. L’histoire n’est jamais finie, nous ne cessons de la réélaborer comme fait le récit du rêve avec ces bribes de la nuit qu’on trouve au réveil et qu’on tente d’agencer — Joseph chez Pharaon, Freud dans son cabinet — ces bribes qui nous disent qui nous sommes et qui nous sont si précieuses. A l’image des paysans romains d’Hubert Robert, nous habitons dans des ruines, nous y grimpons, nous en volons des morceaux. L’Histoire se construit à partir des restes, le livre aussi. J’y note que le passé rend fou : d’amour autant que de mélancolie.

Comme un corrélat de la précédente question, pourquoi vous est-il aussi apparu nécessaire, dans cette esthétique du fragment, de procéder vous-même par récit fragmenté, par courts chapitres ? S’agissait-il pour vous de répondre aux fragments par un récit répondant lui-même d’une esthétique du discontinu ?

La fragmentation qui n’était pas préméditée s’est imposée dans un de ces tunnels que j’évoque, alors que je me demandais, une fois de plus, ce que je faisais dans cette histoire, dans cette galère à la Molière. Je relisais pour me réconforter Les Fourberies de Scapin et il m’arrivait de trouver comiques ces démêlés avec les lieux, les noms des peuples, les alliances, les trahisons, et le personnage du géotrouveur garde la trace de ces moments de gaieté. Mais ils étaient rares, je ne voulais pas transformer cette guerre en comédie. Comment avancer, continuer, trouver l’angle ? J’essayais toutes les manières d’aborder César : de biais, de loin, de l’intérieur, aux Tuileries, à Sainte-Hélène, chez Montaigne, Suétone, Shakespeare, en allant lentement, en allant vite, en creusant la Gaule, en la survolant, ce qui produisait des changements de ton et un certain disparate. Il fallait coudre ce patchwork, imaginer une circulation entre ces morceaux, les monter comme un film : déplacer les séquences, les émietter davantage, trouver où placer les très petits fragments qui en résultaient. L’Histoire est en lambeaux, il nous faut l’assumer. Et nous rappeler Walter Benjamin : « N’achève l’œuvre que ce qui la brise, pour faire d’elle une œuvre morcelée, un fragment du vrai monde. »

Si on a pu s’intéresser jusqu’ici au traitement matériel des riens et des fragments, l’essentiel de la conduite du récit s’établit textuellement, et cela à partir des récits que César lui-même a pu laisser derrière lui. César est un homme de littérature mais aussi un sujet littéraire en soi, et cela, comme vous le rappelez, avec « Suétone, Du Bellay, Montaigne, Géotrouveur, Shakespeare, Dante, Cicéron, Stendhal, Napoléon III, Mérimée, Gibbon, Las Cases. » Comment avez-vous procédé avec ces sources textuelles ? En quoi vous étaient-elles nécessaires pour écrire ? Est-ce là encore à partir des manques de ces textes que vous avez procédé comme vous le suggérez à propos de La Guerre des Gaules, « tout en ellipses, concentré sur la guerre, mais tu peux t’en évader par instants, imaginer la rencontre d’un laurier, pourquoi pas » ? Est-ce qu’écrire sur César, cela a été pour vous s’immiscer dans les trous du récit et saisir l’histoire non par son envers mais les manques qu’un récit laisse déjà en soi ?

Les lacunes de l’Histoire peuvent être une chance. Je ne suis pas une spécialiste, une historienne, une archéologue, une latiniste, je n’ai pas l’expertise de ces militaires passionnés d’analyse tactique et topographique des guerres de César, tel le baron Stoffel missionné par Napoléon III pour entreprendre des fouilles sur les lieux présumés des batailles. Je suis une lectrice. Suivre César, me faisait entrer dans une bibliothèque immense et dans une chambre d’échos : c’est un nom qui résonne, il est partout, dans le mois de juillet comme dans le roi de carreau des cartes à jouer, chez Montaigne et chez Dante comme dans les supposés « camps de César » qui parsèment le paysage et qui souvent d’ailleurs ne lui sont rien. Dans la peinture et dans les musées aussi bien que dans cette « Chaussée Jules César » qui va de Paris à Rouen et dont on voit encore l’appellation sur des panneaux de rues à Franconville, à Taverny ou à Saint-Ouen-l’Aumône.

César : un grand nom, qui peut tout, qui dit tout, un sésame. Un totem. Un marqueur. Il suffit de tirer le fil et tout revient. Comme je le disais au début, moi qui me croyais seule, sans légitimité, sans autre familiarité avec ce conquérant que des souvenirs de versions latines, je me suis retrouvée dans un vaste réseau de récits, d’études et de citations. Comme au centre de la culture. Dans la position des suiveurs qui glanent des souvenirs sur les champs de bataille. Il n’y a qu’à se pencher, sur les livres comme sur la terre, pour ramasser une monnaie romaine, une phrase de Dante, l’épée d’Austerlitz, un détail de Suétone.

La présence de César dans l’histoire de la littérature s’accompagne immanquablement de sa persistance dans l’histoire politique même, et cela au fil des siècles. Comme vous ne manquez pas de le rappeler, César fascine notamment depuis Napoléon et après lui Napoléon III qui, aidé de Mérimée, n’a pas manqué d’évoquer la grandeur militaire de l’homme de guerre romain. Ne pourrait-on pas alors considérer César et toi non pas tant comme un livre sur César que sur le césarisme, à savoir la manière dont, a posteriori, s’est construite la fascination pour César ? Ce « toi » dans César et toi, ne renvoie-t-il précisément à la part précisément fantasmatique et politique que cette figure romaine entretient dans l’ambition de ceux qui se rêvent grands hommes dans l’histoire ? 

J’ai trouvé des alliés pour prendre mes distances. Montaigne qui admire la langue de César a des mots très durs pour sa « pestilente ambition ». Machiavel est sévère. Le césarisme revendiqué de Mussolini n’arrange pas les choses, non plus que la trajectoire d’Ivan le Terrible ou de Guillaume II. César, que j’avais adopté pour sa vitesse, pour sa traversée éblouissante de nos origines, devenait une figure à combattre. Il fallait me débarrasser de lui, interroger sa violence, sa rapacité qui met la Gaule au pillage. Prendre le parti des vaincus, de l’Eduen Dumnorix qui meurt en proclamant sa liberté, de ces populations Atuatuques ou Vénètes vendues à l’encan, de ces Bituriges massacrés, de ces combattants d’Uxellodunum à qui César fait couper la main droite. Ces Gaulois extraordinaires, si longtemps obscurs, que nous font découvrir l’archéologie contemporaine et les fouilles de l’Inrap. Il faut lire On a retrouvé l’histoire de France de Jean-Paul Demoule et les livres de Laurent Olivier, Le pays des Celtes, par exemple, ou César contre Vercingétorix.

Revenons à présent si vous le voulez bien sur la méthode qui a été la vôtre pour écrire César et toi. Deux mots peuvent venir à l’esprit en vous lisant : archéologie et enquête. Dans sa patience, sa lenteur consentie à approcher les lieux, la géographie spectrale des combats de César, diriez-vous que votre récit est celui d’une archéologue ? De la même manière, en rassemblant différentes pièces, et en revenant sur les lieux mêmes des batailles, ne pourrait-on pas dire aussi bien que votre démarche le principe même d’une enquête ?

Cette conquête est à l’origine d’enquêtes sans fin. Où cela s’est-il passé ? Au nord de Bibracte ou au sud ? Était-ce au bord de la Sambre ou de la Seille ? A Berry-au-Bac ou plus loin ? L’importance que prend encore aujourd’hui, après si longtemps, la localisation des batailles de César est fascinante. Ce sont des débats qui n’en finissent pas, même à propos d’Alésia, malgré des campagnes de fouilles très approfondies. On croit la question réglée, mais non, un militaire à la retraite ou un archéologue amateur relance le débat et c’est reparti. Pourquoi est-ce si important ? Emprise de certains lieux, résonnance de la terre, sentiment que quelque chose peut revenir, surgir. Attente, partout, d’un signe. Les apparitions de Lourdes sont contemporaines des fouilles d’Alésia : ce qui fait signe, dans la grotte de Massabielle ou sur les pentes d’Alise-Sainte-Reine, nous l’ignorons mais nous l’attendions. Conquête, enquête, quête, les mots ont la même origine. Notre mémoire est dans la terre et le passé toujours à inventer.

Ma dernière question voudrait porter sur l’ultime mouvement de votre livre. Vous y convoquez notamment deux noms pour dresser le bilan provisoire de votre investigation : Aby Warburg et Pier Paolo Pasolini. L’historien de l’art comme le cinéaste sont tous les deux artisans d’une nouvelle manière de se saisir des événements, ainsi qu’a pu le montrer Georges Didi-Huberman, à savoir faire du pathétique une force et non plus uniquement une longue déploration appelant à l’inaction et la contemplation résignées. En quoi, selon vous, César et toi appartient à cette force pathétique, à ce pathétique de la puissance ?

J’avais voulu aller vite, mais on n’est pas maître du tempo, jamais. Il y a des ralentissements, des stagnations, des petites morts, des retours d’élan, c’est imprévisible. « La grâce », disait Vitez. « Comment vivre sans l’idée de la grâce ? Elle me permet de penser plus vite ». Ce n’est pas seulement son idée, bien sûr, c’est sa manifestation dans un certain enchaînement de phrases, une coïncidence, un geste réussi, une vague, un beau drapé.

Rétrospectivement, je dirais que tout ce qui venait facilement et qui me donnait l’impression d’avancer, ainsi des conversations entre Napoléon III et Mérimée, ou des échanges avec le géotrouveur, avait une légèreté suspecte. C’est une chose étrange, la tonalité. Le ton juste m’échappait, il fallait changer d’octave, trouver l’émotion, celle, par exemple qu’il y a chez Schubert, dans l’andante con moto de la Fantaisie en ut majeur.

J’avais besoin de gravité. Le détail a une puissance épiphanique : les chevaux pleurent César au bord du Rubicon, les Nerviens descendent une pente à toute vitesse, César dicte ses lettres en code. Le jeune Stendhal revient sur le champ de bataille de Marengo. Cicéron tend sa gorge aux tueurs.  Un chef éburon se suicide avec des baies d’if. Michel-Ange rêve, un jour de neige, dans les ruines du Colisée. Louis XIV traduit le premier livre des Commentaires. Les Gaulois coupent des mottes de gazon avec leur épée. Comment empêcher ces détails d’avoir un simple usage ornemental ? On les réunit, on les soupèse et il arrive qu’en les déplaçant leur dimension spectrale apparaisse. Il y a quelque chose de funèbre dans le soin du détail, c’est le grand Diasparagmos dionysiaque, le démembrement qui oblige à ramasser les fragments dispersés d’un corps. Chacun d’eux peut devenir le rameau d’or qui permet de suivre Enée aux Enfers. C’était cela que je cherchais dans ce livre : transformer le mouvement de la conquête en rassemblement accéléré des débris de l’Histoire. Faire entendre ce bruit des ossements qui se réunissent dans la vision d’Ezéchiel. Un lamento porteur, presque joyeux.

Marianne Alphant, César et toi, P.O.L, janvier 2021, 336 p., 18 € — Lire un extrait. Lire ici la critique de Christian Rosset