Goldie Goldbloom : « Qu’était-elle devenue ? » (Division Avenue)

Division Avenue © DK

Surie Eckstein est une femme empêchée : elle a 57 ans, dix enfants, elle se pensait ménopausée et apprend qu’elle est enceinte de jumeaux, 13 ans après sa dernière grossesse. Il lui est impossible de même imaginer avorter, elle appartient à la communauté juive hassidique de Brooklyn. Comment vivre avec ce corps qui semble lui échapper ou lui rappeler qu’il est sien ? Avec Division Avenue, Goldie Goldbloom signe un exceptionnel portrait de femme, tout en nuances et empathie, un roman qui est une véritable parabole sur les impasses que créent en nous nos croyances et silences et sur le long chemin pour tenter de s’en libérer.

Surie semble en effet découvrir son corps avec l’annonce inouïe de cette grossesse à 57 ans. Jusque-là, les naissances de ses dix enfants entraient dans la logique du monde : donner une descendance à son mari Yidel Eckstein, rabbin et scribe, célébrer la vie et, pour cette famille décimée dans les camps d’Europe centrale, émigrée de Hongrie, prendre une revanche sur la mort programmée par la folie des hommes, sur l’holocauste — sa mère lui disait que « chacun des enfants auxquels elle avait donné naissance était un doigt enfoncé dans l’œil de Hitler ». Pour Surie aussi, son couple avec Yidel était la chance de bâtir « une nouvelle vie, un nouveau foyer, loin de l’ombre de l’Europe »

Surie connaît pourtant mal ce corps qui a porté tant d’enfants, les images et radios sont interdites, elle vit selon des règles strictes dont beaucoup d’interdits, elle parle mieux le yiddish (mâtiné de hongrois) que l’anglais et elle vit avec le poids de la mort de Lipa, son sixième enfant, mort très jeune, bien trop jeune, loin des siens, une mort qui a jeté l’opprobre sur sa famille. Être enceinte revient pour Surie à se confronter à des questions qu’elle préfèrerait taire et étouffer en elle, à un deuil jamais vraiment fait, à l’amour tel que Lipa le concevait et le vivait si loin de ses propres règles, à ce qui divise le couple qu’elle forme avec Yidel. Si leur mariage a été arrangé, ils s’aiment depuis des décennies, et les jumeaux qui vont naître affichent qu’ils ont encore une vie sexuelle, alors même que Surie devrait ne plus pouvoir avoir d’enfant… Honte et incrédulité se mêlent, sidération, incompréhension de la logique d’un corps qui lui échappe. Comment la communauté où « chacun se conform<e> à un code invisible » va-t-elle réagir, et ses propres enfants, son propre mari ? Comment être une mère quand la mort d’un enfant vous a brisée, quand vous êtes déjà grand-mère et bientôt arrière-grand-mère ? Comment, pour commencer, l’annoncer à Yidel ?

Alors Surie se tait. Bien sûr, elle va à l’hôpital se faire examiner, cette grossesse est si risquée à son âge, mais elle refuse de prendre les vitamines qu’on lui prescrit, elles ne sont pas kasher. Surtout, elle dit à Yidel et à ses enfants qu’elle y va pour aider les malades. Elle le fait bien sûr avant de se rendre au service d’obstétrique. « S’il s’agissait d’un mensonge, c’était par omission ». Surie a peur : peur de la réaction de sa famille, de sa communauté, peur de son propre corps qui la trahit, de son âge (75 % de risques d’une fausse couche, sans compter les maladies et malformations probables), elle s’enferme dans « la solitude de son secret ». Elle est fatiguée, un mensonge en entraîne un autre, elle dit à sa fille Tzila Rudel que son ventre est de l’embonpoint, elle repousse Yidel la nuit venue, elle se mure dans un silence qui ne barre cependant pas les douleurs et souvenirs si longtemps enfouis en elle qu’ils la hantent désormais sans relâche : la rafle pendant la guerre à laquelle elle a miraculeusement échappé, la mort atroce de Lipa, son mariage, les interdits que lui impose sa communauté, ses propres interdits face à son mari « Ce n’était pas la crainte de sa réaction qui la retenait. C’était autre chose. Mais quoi ? ».

Alors peu à peu Surie se construit autrement et ce qui est d’abord une forme de stratégie d’évitement de son ventre qui grossit, des jumeaux qui commencent à bouger en elle, devient une forme de libération. À l’hôpital elle aide Val, la sage-femme qui la suit, elle traduit du yiddish à l’anglais ce que disent médecins et infirmières à leurs patientes hassidiques, elle commence à acquérir des connaissances médicales, apprend les gestes de soignants, finit même par se rêver infirmière. Elle seconde Val qui devient une confidente et amie et voudrait « faire quelque chose de bien pour les femmes de <sa> communauté ». Le lecteur suit Surie dans son quotidien, ses pensées intérieures, ses questionnements et déchirures, un flux qui mêle les épisodes passés sans chronologie, dans le désordre provoqué par cette grossesse impossible, les espoirs tout aussi fermés, les questions insolubles liées au présent comme au passé. Surie est hantée par Lipa qu’elle voit partout, et plus elle évite le présent en tentant de se donner un avenir, plus le passé lui revient comme un boomerang.

La famille Eckstein partage un immeuble sur Division Avenue. Ce nom n’est pas seulement le titre du roman ou un toponyme, le nom d’une avenue centrale du quartier juif de Williamsburg, Brooklyn. C’est bien sûr une parabole, celle des déchirures intérieures d’une femme, celle des frontières que cette communauté orthodoxe édifie avec le reste du monde, taisant tout ce qui dévie ou ne répond pas à la loi, celle de « cette chose qui avait déchiré le tissu familial », une « chose » multiple et rhizomique : la mort de Lipa, le trou béant qui se creuse entre Surie et Yidel, entre Surie et sa famille qui ne la voit pas, avec la naissance à venir des jumeaux, toujours plus enfouie en Surie à mesure que son ventre grossit. Comment ceux qui l’entourent et disent l’aimer peuvent-ils à ce point ignorer ce qu’elle traverse, ce que son ventre affiche ? Surie est, à l’extérieur de son quartier, « quelqu’un dont les gens croyaient tout savoir  — une étrangère, une fanatique, une farce anachronique, une mère sans instruction ». Mais elle est tout aussi inconnue et invisible pour les siens, « les membres de sa famille <qui> croyaient la comprendre ». De manière plus générale, « une si grande part de la vie d’une personne reste dissimulée, même à son conjoint, à ses meilleurs amis, à ses enfants. Tout un monde de pensées et d’images dont nul n’a jamais connaissance » mais que découvre le lecteur de Division Avenue dans un récit tout en nuances, respect des différences de chacun, justesse psychologique, à travers une femme qui finir par formuler qu’elle veut « quelque chose de différent ».

À travers Surie, Goldie Goldbloom interroge les représentations du monde que l’on (se) construit, le poids des habitudes et des coutumes, des non-dits et tabous, des croyances et de l’image que chacun se forge des autres. Roman de l’amour mis face à l’urgence de redéfinir ses contours et sa manière de le dire, de l’oubli de soi jusqu’au risque de mourir, d’un enfermement dans des codes qui étouffent et empêchent d’être soi, d’un devenir femme et mère contre ce que des règles nous imposent, Division Avenue se tient sur un fil délicat, sans jamais le rompre. Si Surie lutte contre ce qui l’empêche d’être elle-même, si elle sort peu à peu de sa terreur pour tout ce qui est extérieur à sa communauté, si elle développe un « nouveau sentiment d’une curiosité circonspecte envers le monde », elle sait aussi que devenir sage-femme ou infirmière, « continuer à étudier (…) reviendrait pour elle à divorcer de sa communauté. Et cela jamais elle ne le ferait ». « Elle restait celle qu’elle avait toujours été. Même si elle apprenait le métier de sage-femme, elle continuerait de tresser les challoth pour shabbat, de préparer le tcholent, de se raser la tête et de la couvrir d’un foulard ». Mais le pourra-t-elle vraiment, est-ce même possible ?

C’est en cela que Division Avenue diffère d’autres récits des communautés hassidiques : le roman de Goldie Goldbloom n’est ni Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen (2017, Prix Médicis) ni Unorthodox, l’extraordinaire série d’Anna Winger (2020) : il ne s’agit ici pas de partir pour ne plus revenir mais bien de parvenir à être soi dans un cadre qui a toujours été le sien, de s’émanciper de l’intérieur, ce que figure et manifeste cette grossesse inattendue. Ce livre porte un magnifique message de tolérance envers ce qui n’est pas soi, conduit par une autrice elle-même mère de huit enfants, membre de la communauté hassidique et militante des droits LGBTQ+, qui conçoit la religion dans son sens étymologique, ce qui relie et non ce qui divise. Ce que l’on pense le plus loin de nous nous ressemble et pourrait nous rassembler, Lipa pour ses parents, Surie pour sa communauté ou pour Val : « vous vous habillez différemment et vous parlez une langue différente, mais vous êtes tout comme moi ». Surie, c’est nous tou.te.s.

Goldie Goldbloom, Division Avenue (On Division), traduit de l’anglais (USA) par Éric Chédaille, éditions Christian Bourgois, janvier 2021, 360 p., 22 €