Les histoires racontées dans cet essai sont vraies, écrivait Valeria Luiselli dans Raconte-moi la fin (2018), Essai en quarante questions, recueil de paroles d’enfants ayant tenté de passer la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Archives des enfants perdus, paru en poche hier chez Points, est en partie le pendant romanesque de cet essai, même si les genres littéraires ne sont pas aussi tranchés que les frontières géographiques et politiques.
Dans Raconte-moi la fin, les témoignages enregistrés forment des « récits complexes ». Si tout a été vécu, si tout est attesté et frappé du sceau du réel, si tout est archives recueillies au tribunal de l’immigration de New York où Valeria Luiselli œuvra bénévolement en tant qu’interprète dès mars 2015, les histoires rassemblées sont autant de récits de vies et de romans potentiels : Valeria Luiselli ne se contentait pas de traduire en tant qu’interprète de l’espagnol à l’anglais, elle a traduit en tant qu’écrivain, restituant la chair d’expériences, muant les statistiques et chiffres bruts en autant de visages et moments. Il lui faut dire ce qui s’exprime de manière éparse, aussi chaotique que l’expérience vécue, muer « leur histoire en récit », sans début, milieu et fin puisque ces destins sont à jamais inachevés et déplacés, sans plaquer une cohérence narrative à ces existences auxquelles on refuse une situation et un ancrage.
Raconte-moi la fin est la première manière de relier ces archives du vivant : on y voit Valeria Luiselli au tribunal à New York, témoin et interprète de ces paroles d’enfants, on y voit un couple et ses deux enfants dans leur voiture, franchissant le Washington Bridge puis traversant le pays vers l’Arizona et la frontière américano-mexicaine pour un « road-trip en famille », s’arrêtant à Roswell, écoutant la radio, racontant aux enfants « des histoires du vieux Sud-Ouest américain », elle dépliant une « énorme carte » du pays pour les guider, lui rivé au volant : ce bandeau d’asphalte et de voix sera la trame d’Archives des enfants perdus. Dans Raconte-moi la fin, donc, la première manière, non fictionnelle, d’écrire « pour essayer d’assembler les nombreuses pièces du puzzle — inimaginable histoire — qui se déroule juste à l’extérieur du petit monde protégé de notre voiture de location ». Dans l’essai, qui déploie les quarante questions posées à toute personne tentant d’entrer sur le territoire états-unien, les éléments sont factuels, familiaux :
« Il y a certaines choses qu’on ne peut comprendre que rétrospectivement, après de nombreuses années se sont écoulées et que l’histoire s’est achevée. Entretemps, on ne peut que la raconter encore et encore au fur et à mesure qu’elle se développe, bifurque, se noue sur elle-même. Et il faut qu’elle soit racontée, car avant de comprendre quoi que ce soit, il faut qu’elle soit narrée de nombreuses fois, de multiples façons différentes et sous des angles différents, par de multiples esprits différents ».
La première manière de narrer est orale, c’est la transmettre à ses enfants, répondre aux questions récurrentes qu’ils posent, durant le voyage et après — « souvent, ma fille me demande : Alors, elle se finit comment l’histoire de ces enfants ? Je ne sais pas encore comment elle se finit, lui dis-je habituellement » —, la seconde est d’écrire cet essai en novembre 2015, la troisième sera d’en faire un roman puisque l’élection de Donald Trump a accentué le pire déjà là, puisque rien ne peut épuiser ce sujet.
Là naît Archives des enfants perdus, un texte inclassable comme l’était Histoire de mes dents, à la fois roman et boîtes d’archives, album de polaroids, récit cadre et récit enchâssé (les Élégies pour enfants perdus). Tout part du réel, d’histoires attestées (celle d’enfants migrants, celle de l’auteure qui a elle aussi attendu sa carte verte après avoir été nonresident alien (étrangère non résidente). Archives des enfants perdus est un récit alien pour ces aliens que sont les enfants migrants (on conçoit l’ironie tragiques des expulsions avec financements privés sur un petit aéroport non loin de Roswell, terre des OVNI). C’est un roman qui piétine les frontières, qu’elles soient géographiques, politiques ou littéraires : Luiselli brasse la littérature mondiale, fait référence autant à des auteurs sud- et nord-américains que français et plus largement européens ; elle hybride allègrement les territoires de la fiction et de la non fiction, de la biographie et du récit ; elle commente journaux, romans, fabrique un puzzle exceptionnel qui recompose le territoire américain, en souligne les failles et drames, qui ressuscite un passé tu (les Apaches), un présent invisibilisé (le sort inhumain réservé à des gamin.e.s).
Le récit qui dévoile peu à peu le contenu des boîtes d’archives du coffre familial, à mesure que les États américains sont traversés déploie l’histoire passée et récente de l’Amérique depuis ses enfants : ceux qui posent des questions (« les enfants voudront savoir, parce que c’est comme ça : les enfants posent des questions »), ceux qui sont des questions (ces enfants sud-américains qui tentent, seuls, d’immigrer aux USA pour rejoindre leurs parents). Et toutes ces questions nous sont posées : quel monde voulons-nous transmettre à nos enfants, quels récits pouvons-nous leur raconter ?
Valeria Luiselli est une conteuse hors pair qui archive le monde contemporain et déplace ses récits, refusant les syntaxes et grammaires qu’on veut nous imposer au profit d’un hymne à la liberté et l’humanité.
Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus, trad. de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, éditions Points, octobre 2020, 512 p., 8 € 50