« La langue se souvient de toutes les phrases qu’elle a dites, de tous les mots qui sont venus la rendre vive et la parer. Chaque mot est la surface d’apparition d’un sens qui s’est constitué peu à peu, au cours de siècles et de siècles de formation. » Il en va, d’une certaine manière, de même avec l’œuvre de Jean-Christophe Bailly (dont je viens de citer deux phrases, extraites de Saisir, 2018, p. 121) : chacun de ses essais se souvient de toute une constellation de livres dont il actualise et relance la réflexion proliférante.
Ces livres, ce sont d’abord ses propres recueils d’articles, La fin de l’hymne (1991) Panoramiques (2000) ou l’Élargissement du poème (2015) ; mais aussi ceux des penseurs amis, publiés dans la collection « Détroits » qu’il dirigeait avec Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe ; enfin, toute la descendance d’une matrice problématique née avec le romantisme allemand, dont Jean-Christophe Bailly a tôt édité une anthologie, La légende dispersée (1976). C’est ainsi que Naissance de la phrase (désormais NP), publié aux éditions NOUS, est un livre court mais qui porte avec lui cinquante ou deux cents ans de méditation sur l’origine du langage et l’action du poème.
Le livre est composé de deux articles. L’un, « Naissance de la phrase », semble poser une question. De l’autre, « Le recommencement du poème », on dirait plutôt qu’il affirme quelque chose. Mais les deux articles se succèdent sans que l’affirmation du second se présente explicitement comme une réponse à ce qui, dans le premier, fait question. Ils se côtoient, simplement, et se touchent, selon cet art subtil du « tuilage » dont Bailly est coutumier, demandant finalement au lecteur de prendre ses responsabilités : c’est à lui que revient d’assumer le geste de clôture. Il peut la refuser — et laisser ouverte la signification de cette succession ; mais s’il veut relancer la boucle du sens (lui donner direction et vitesse) il lui faut le canaliser.
Quelle était la question ? Celle, classique dans l’histoire de la philosophie, de l’origine du langage. À la différence près que Bailly nomme son objet « naissance de la phrase », dans une double référence à Chercher une phrase de Pierre Alféri et surtout Phrase de Philippe Lacoue-Labarthe. Dans ce dernier ouvrage, celui-ci proposait une « question […] strictement informulable », celle, donc, de « l’origine de la phrase » (p. 20). Si cette question est informulable, c’est parce que la formuler impliquerait d’être déjà pleinement dans le langage, et donc à une distance infinie de l’extériorité qu’il s’agit justement d’envisager pour penser son apparition, ou le passage du néant à l’être que serait un commencement. La naissance de la phrase s’offre donc d’abord comme un objet impossible à thématiser : tout se passe comme si, pour Lacoue-Labarthe, la phrase était toujours déjà-là. Elle n’est pas cette phrase-ci, ni la langue, ni même le langage, mais « ce qui se prononce en moi — loin, ailleurs, presque dehors — depuis très longtemps » (p. 11). C’est donc à ce défi — formuler l’informulable origine des formules dans lesquelles du sens se donne et se fabrique — que tente de répondre Jean-Christophe Bailly dans le premier essai.
Le problème n’est celui de l’origine ni du langage (la faculté humaine), ni des langues (les systèmes de signes), car ces deux catégories relèvent d’une approche linguistique « pure ». Or il n’y a pas pour Bailly d’un côté un monde de faits (déjà signifiants quoique non formulés), et d’un autre côté les outils linguistiques qui permettraient de les exprimer a posteriori : c’est dans le dispositif d’une phrase que le sens se fabrique et se donne. Il n’y a pas non plus d’instance extérieure au langage (que cette « autorité » fût celle d’un dieu, d’un sujet transcendantal ou de règles de logique) qui puisse se porter garant de sa conformité avec le réel. Il y a : des phrases, et l’intégrale de toutes les phrases qu’est, si l’on veut, la Phrase — celle qui nous submerge comme une vague (mais qui viendrait, en quelque sorte, de l’intérieur).
À l’impossibilité de penser, donc, l’origine de la phrase, « Naissance de la phrase » ne répond pas à proprement parler par une thèse. À la place, Bailly soumet deux images à la réflexion du lecteur : l’une en ouverture et l’autre en clôture de l’essai. La première est la description d’un rite Guarani, dans lequel le père d’un enfant à naître trace un chemin dans la forêt « afin d’ouvrir la voie à la parole de l’enfant à venir. » (p. 10). La seconde concerne les figures et les empreintes déposées par nos lointains ancêtres dans les grottes de Lascaux ou de Chauvet. En effet, écrit-il, « c’est justement entre la figure et l’empreinte (entre le contour et la résonance) que vient se configurer l’intervention du nom et que s’ouvre, à partir des noms (auxquels s’incluent ici naturellement les verbes) la possibilité de la phrase. […] Ce qui est phrasé avec les chevaux, les liens, les taureaux, les cervidés comme avec les mains positives ou négatives, les systèmes de points ou même les rares apparitions schématiques de silhouettes humaines, ce sont des récits qui, pour l’essentiel, nous échappent, mais c’est avant tout la possibilité même qu’il y ait eu récit, ou chant. » (NP, p. 37) Le point commun de ces deux images, c’est qu’il s’agit de phrases (là phrasé du chemin, ici « nomination » de l’empreinte) d’avant la langue, phrasé non pas virtuel mais extérieur au langage quoique fonctionnant comme lui, phrasé-sans-phrase d’un sens pur se donnant dans une structure de proto-phrase, que Bailly appelle aussi l’« intenté » (selon un concept, repris à Benveniste, à ne pas concevoir psychologiquement). Cet intenté concerne tout autant chaque phrase singulière, que la faculté de phraser ou la Phrase : « Là où tous les mots étaient comme en dormance, un intenté qui surgit les éveille ou du moins en éveille quelques-uns, et la langue n’est rien d’autre, en nous, que cette possibilité de re-commencement sans fin reconduite. Dès lors qu’une phrase s’invente, elle rejoue le scénario pourtant à jamais inconnu de la naissance du langage. » (NP, p. 29)
Bailly ne démontre pas cette affirmation ; démontrer n’est pas son jeu. C’est pourquoi je disais en ouverture que son essai mettait en scène une question, plus qu’il n’y répondait : il soumet une idée à son lecteur, et semble lui dire « Alors, qu’en penses-tu ? » Plutôt qu’affirmer, il s’agit plutôt de mettre en relation, superposer, suggérer — un essai n’est-il pas lui aussi qu’un phrasé au travail ? La thèse est bien, comme il le note ailleurs, « une tentation » pour l’essai, mais ce genre relève d’abord de la littérature, et sa capacité à formuler le monde n’est finalement pas absolument différente de celle du poème dans son mode opératoire : « l’idée conductrice de l’essai, c’est au fond de conserver dans son élan quelque chose de la notation, quelque chose qui relèverait d’une sorte de pensée tactile » (« L’essai, une écriture extensible », in L’Élargissement du poème, p. 118). Il s’agit donc moins de démontrer quelle est l’origine du langage, que d’incarner ou de dramatiser la question dans des figures : quel est le point commun entre le rite par lequel on accueille un futur être parlant en traçant un chemin dans la forêt, et les empreintes laissées sur le mur d’une caverne ?
Dans un essai précédent, Bailly avait déjà fait de la forêt une image de la naissance du sens : « Lire, ce n’est donc pas seulement marcher sur les traces de la différence produite par un livre, c’est aussi, d’une certaine façon marcher dans la forêt entière où ces traces ont déjà été suivies ou le seront. Dans cette forêt, chacun est seul, mais chacun, s’il le veut, peut aussi entendre d’autres pas que le sien. » (« La Tâche du lecteur », in Panoramiques, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 23) Manière de dire que — parmi toutes les façons de phraser qui rejouent l’origine du langage tout entier — la littérature est sans doute celle qui y touche au plus près. Elle est « ce qui sans relâche […] tend et retend pour les rendre vibrantes les cordes par lesquelles le monde est désigné par le langage. Cette vibration n’est pas tant le fruit d’une volonté esthétique que le phénomène qui se produit quand la performance du langage est à son comble, autrement dit lorsqu’il se, jusqu’à ployer, sur ce que lui donne la venue du sens. » (p. 35)
Ce détour par Panoramiques correspond à ce qui, justement, n’est pas explicité dans Naissance de la phrase : la relation entre le premier et le second essai, qui est une méditation sur Paterson — le livre de Williams comme le film de Jarmusch. J’ai présenté plus haut cet essai comme l’énoncé d’une affirmation. Elle concerne la « situation de langage » du poème. Quelle est-elle, d’après Jean-Christophe Bailly ? « Le poème, en quelque sorte, se retrouve au centre du langage, comme son point d’écoute et d’intensité, comme ce qui est à l’écoute de l’intensité qui vient, qui peut venir avec les mots. » (NP, p. 60) Lieu où le sens s’incarne dans son jaillissement même, au plus près de cette boucle que la lecture doit perpétuellement relancer, le poème (quoiqu’œuvre de langue) se situe au lieu même de la naissance de la phrase : c’est l’événement du passage de la non-phrase à la phrase, dans la phrase. Pourquoi ? Parce que, ne se soumettant à aucune autorité (ni celle du genre littéraire, ni celle du discours, ni celle de la logique, ni celle de la morale, ni d’aucune autre) il peut tout accueillir du monde et tout mettre en relation.
Il est, écrit Bailly, « l’espace d’expérimentation de ces transferts et de ces rebonds de sens, de cette contamination permanente de tout par tout et de l’un par l’autre, flux sans commencement ni fin dont le poème extrait en les filtrant des quantités variables, allant du tout petit insert et de la quasi notation à la grande embardée d’un geste récapitulatif. » (NP, p. 49-50). En ce sens, le poème est une sorte de reconstitution à ciel ouvert, sur la page, du réel lui-même, ou le contact apparemment anarchique des choses est l’événement même de leur organisation et l’apparition d’un sens — peut-être balbutiant, peut-être à phraser et rephraser sans cesse. Aussi, du miracle dont je parlais plus haut, il fait son seul spectacle : il figure, performe le commencement même du sens. Il est chorégraphie première de « l’intenté ».
Il ne s’agit pas seulement Paterson, car tout poème parle pour la première fois, comme Bailly l’écrivait dans un essai précédent : « à chaque instant du poème, la masse de la langue (son lexique et ses flexions) est toujours présente, suspendue, alertée : le poème est la forme d’écriture qui se maintient dans l’état de son commencement. Le poème commence toujours […]. » (« Un chant est-il encore possible ? », in L’Élargissement du poème, p. 54). Mais il trouve dans Paterson, le livre comme le film, des éléments précis (les « deux points » inauguraux, dans le livre ; le cadeau de pages blanches, qui conclue le film) qui dramatisent encore davantage, par une espèce de métonymie révélatrice, le travail du poème en général : « l’éclosion du sens » (p. 54), tout simplement. Si le poème peut accomplir cet office, c’est parce qu’il « restitue le nom dans son assise et son flottement, ce qui le place et le distend entre l’originaire et l’inouï. […] À chaque nom le poème tremble : le poème est le tremblement du nom, il s’écrit ou se dit comme une suite fixe de noms tremblés qui l’entraînent » (p. 55). Le poème, pour Bailly, est ainsi une sorte de fleuve où jaillissent les noms, un flux sans autorité extérieure mais structuré par des courants immanents qui en permanence rejouent les rapports entre les choses : une immense phrase. Sans autorité extérieure, ce qui ne signifie pas qu’il soit lui-même une sorte d’autorité. Il n’est pas une structure transcendantale mais le lieu même où elle affleure : expérimental, c’est-à-dire libre, le poème, c’est ce que dit aussi Paterson, « échappe à toute volonté d’en imposer » (NP, p. 47). Il est, sans jamais jouer au fondement, ce qui toujours commence (laissons-lui le dernier mot) et fait jaillir le sens,
de telle sorte que le phrasé tout phrasé
pourrait se décrire comme la résolution lente
ou spontanée d’un problème de moulage d’air ou
d’hydraulique (je me souviens d’un exposé
de Pierre Alféri qui allait dans ce sens, en Corée
à Taejon, lors d’un bizarre symposium)
l’ensemble évoluant sans précédence
sur des chemins qui s’ouvrent à mesure
le poème ne jetant là-dessus aucun sceau
au contraire, rien qu’un droit peut-être à se retirer
plus vite encore que la couche d’air
que la voix fait bouger
………………
une affaire de conduites, l’antique histoire du ductus
par conséquent filtres clapets tamis tubulures
courants d’air et d’eau chenaux canaux
échangeurs bretelles chicanes écluses
ponts passerelles marelles dominos commutateurs
toboggans va-et-vient régulateurs balances
par conséquent ce qui a lieu : le lieu parti
et non le cadre formel la lyrique décidant
que la formule à chaque instant est complète
les imperfections résultant d’erreur de pose
mais d’erreur en erreur comme d’une
enjambée l’autre le vif nie la stèle
ou la forme en étoile : stele stellata
telle est la constellation sans majuscule
le noyau adhérant inséparable à sa gangue
………………….
en un mot et pour répondre à Alain Badiou :
le poème n’est pas impérial ou en tout cas
il ne l’est plus et « se soutient » de cette perte.
(Jean-Christophe Bailly, Basse continue, Seuil, 2000, p. 160-161)
Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, éditions NOUS, juin 2020, 80 p., 12 € — Lire un extrait