Résister au désastre : avec Isabelle Stengers et les éditions Wildproject

Quelle place pour la littérature, et plus largement la culture, dans notre époque, au sens étymologique de ce mot, epokhê, point d’arrêt ? Comment se situer, agir, partager et résister au désastre, sans tomber dans la caricature bourgeoise, atterrante et pour le moins indécente de certains de ces journaux d’écrivains planqués dans leurs résidences secondaires, observant le monde depuis leur fuite ? Des auteurs et éditeurs ont fait le choix de la résistance selon une « écologie du partage ». Les librairies sont fermées ? ils mettent en ligne, en open access, une partie de leur catalogue, des titres qui résonnent comme des commentaires de nos présents.

Ainsi un livre récent d’Isabelle Stengers (avec postface d’Émilie Hache) paru en novembre 2019 aux éditions Wildproject, dont le titre nous situe dans l’époque — Résister au désastre — au sein d’une collection qui sonne aussi comme un mot d’ordre : « Petite bibliothèque d’écologie populaire ». Baptiste Lanaspeze et Marin Schaffner ont décidé, en accord avec les autrices, du libre accès sur ce titre, soulignant un « besoin de partager et de préparer le monde d’après ».

Ici même, en 2018, Jean-Philippe Cazier parlait d’Au temps des catastrophes d’Isabelle Stengers en des termes qui explicitent sa manière d’appréhender le monde et le cours des choses, « catastrophes économiques, écologiques, politiques », en déplaçant le langage pour les dire et les transmettre, les « nommer autrement étant déjà une condition pour l’invention d’autres possibles ». Résister, déjà, à la barbarie qui vient, « créer de nouvelles façons de penser, « penser autrement qu’on ne pense« , comme l’écrivait Foucault, pour créer de nouvelles possibilités de vie », écrire un essai, au sens premier du terme, tenter, essayer, mettre à l’épreuve ses modes de pensée.

Résister au désastre a été conçu comme un des modes possibles de ces mises à l’épreuve de nos réflexes de pensée, via une forme proprement philosophique : le dialogue (dialogus, entretien philosophique). Dire, échanger et surtout partager ses réflexions, les confronter aux questionnements, éventuelles incompréhensions, doutes ou désaccords de l’autre, mettre en évidence ce cheminement des mots et réflexions pour mieux accompagner la lecture, elle-même dialogue, avec ces premiers échanges. Ici l’interlocuteur est Marin Schaffner, « 28 ans, formé à la littérature et l’ethnologie, militant de toujours et bercé d’écologie » (un « propos doit toujours être situé »), interrogeant Isabelle Stengers, « penseuse hors norme, atypique et sensible » sur sa pensée philosophique et critique des sciences, son « écologie des pratiques ». Ce dialogue est pensé comme « un voyage, une promenade et une immersion dans la philosophie profondément écologique et radicale d’Isabelle Stengers », une pensée anticapitaliste et écoféministe. Le dialogue se poursuit avec la postface d’Émilie Hache rappelant la « dimension orale et transversale de tout entretien » et de celui-ci en particulier, dans une sorte de lettre baroque à Stengers et aux lectrices et lecteurs.

Résister au désstre s’ouvre sur un questionnement de l’entrée d’Isabelle Stengers en écologie ; la philosophe raconte sa rencontre avec Guattari et ses Trois écologies (1989), le choc de voir corrélés « l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale ». La philosophie n’est pas tour d’ivoire ou hors sol, une pensée théorique détachée de tout contexte : elle s’inscrit dans son époque, combat et lutte, pense « le présent à partir de ce triple ravage écologique ».  Philosopher, c’est se situer et « raconter » autrement, proposer « des histoires très différentes d’une espèce de théories des systèmes où chacun a un rôle bien déterminé ». Aussi Isabelle Stengers s’intéresse-t-elle à des questions et des sujets jusqu’alors considéré comme « infra-politiques » et propose, dans ce livre, des réflexions passionnantes sur l’école et l’université.

Les sujets abordés dans Résister au désastre sont divers mais articulés par une situation dans le monde comme face aux autres ou aux savoirs, une etho-écologie : sont rappelés l’importance du « ralentir », de la « tranversalisation », de la « déshabituation » comme le refus du surplomb scientifique auquel fait écho ce texte extrêmement abordable. Les lecteurs liront ici des réflexions stimulantes sur Anna Tsing, Deleuze, Guattari, James C. Scott, Starhawk, Vinciane Desprets, Baptiste Morizot, mais aussi Donna Haraway et sa notion de sympoïese, cette co-création permanente du vivant qui permet de « faire avec, ou faire grâce aux autres et au risque des autres ». C’est « ensemble » que l’on « fait des mondes », le « avec désigne (…) un rapport à créer ».

On perçoit la dimension éminemment politique et éthique de ces pages, leur pertinence dans la crise sanitaire que nous traversons et les enjeux multiples que ce « virus » révèle quant à nos structures et systèmes économiques, choix sociétaux, fonctionnements solidaires. Le choix des éditions Wildproject de d’abord rendre « publique » cette « petite écologie populaire », il s’agit d’une forme de manifeste, dans tous les sens de ce terme, d’une manière de souligner la nécessité de changer de récit.

Stengers le souligne, en citant Donna Haraway, « c’est le récit qui rend intelligible ». Il permet, sur un plan scientifique, de ne plus opposer stérilement les sciences humaines et dures. Il a une portée politique, puisqu’il met en lumière un nouveau rapport à l’altérité, suppose d’autre agents du récit — nous, humains, ne sommes pas « seuls au monde », devons considérer les autres vivants de notre oikos, et, au sein même de l’humanité, décoloniser nos imaginaires. Ce type de récit refuse l’idée de progrès et — puisque toute structure narrative est dès lors un schéma politique — les happy ends et « solutions éradicatrices » ou artificiellement consolantes.

Ce type de récit, qu’il soit dû à des chercheurs ou des romanciers, est ancré dans un contexte, il est présence aux autres et aux mondes, aux flux et plis du vivant, engagement subjectif et sensible face à ce qui se défait ou s’abîme, il privilégie moins la connaissance que le « faire connaissance », superbe formule de la page 32.

Attentif au composite, au divers, au rhizomique et aux interdépendances, ce nouveau récit n’oppose donc plus scientifiques et écrivains. On retiendra les pages finales sidérantes d’acuité sur l’œuvre d’Ursula K. Le Guin et plus largement la science-fiction dont les auteurs sont présentés comme des chercheurs : ils « mettent en œuvre le « et si » qui fait la passion de l’expérimentation, mais dans un monde dense et enchevêtré, pas dans l’espace purifié du laboratoire ». Ils permettent de « repeupler l’imagination », de « guérir nos imaginations tant du scientisme que du moralisme, des modes de jugements paresseux qui nous ont été inoculés ». Contre la pensée unilatérale et stérile, il s’agit donc bien de privilégier des mondes divergents et complexes pour « fertilise<r> le sol des possibles, ce dont la politique a besoin pour ne pas tourner en rond dans l’impuissance ».

Isabelle Stengers, Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner. Postface d’Émilie Hache, éditions Wildproject, « Petite bibliothèque d’écologie populaire », novembre 2019, 96 p., 8 € — L’intégralité de ce livre est disponible en ligne, gratuitement, en suivant ce lien.

Prolonger, en réseau et rhizome :

Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, par Jean-Philippe Cazier.

• La rubrique diacritique « Deleuze aujourd’hui« , initiée et coordonnée par Jean-Philippe Cazier, somme d’inédits d’écrivains et philosophes.

Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, par Jean-Philippe Cazier.

• La rubrique Ecocritik, rassemblant tous nos articles et entretiens « face à Gaïa ».

• Entretien vidéo de Jean-Christophe Cavallin et Christine Marcandier avec Baptiste Lanaspeze, fondateur des éditions Wildproject, L’écologie fait des récits.

James C. Scott, Homo domesticus par Jean-Christophe Cavallin