Au temps des catastrophes: Isabelle Stengers (Résister à la barbarie qui vient)

L’essai d’Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, initialement paru en 2008, concerne les bouleversements destructeurs présents mais aussi ceux, plus ou moins évidents, qui s’avancent vers nous : catastrophes économiques, écologiques, politiques. Si parler de « crise », de « dette », de « lois du marché », de « croissance », sert à ne pas dire ce qui arrive, à masquer une réalité destructrice, mortelle, pour les hommes, les vivants, les sociétés, parler de « catastrophes » permet au contraire de nommer notre présent par-delà le langage habituel qui le désigne, le dissimule et participe à son existence – le nommer autrement étant déjà une condition pour l’invention d’autres possibles.

Une guerre sans guerre est à l’œuvre, qui tue, terrorise, affame, contraint à l’exode et asservit. Si Isabelle Stengers ne parle pas de « crise économique », de « libre-échange », de « flexibilité », c’est qu’elle porte son attention sur les conséquences de ce qui est d’habitude nommé ainsi et constate ses effets destructeurs, son orientation vers un futur par avance détruit. Sortir du langage de ceux dont le pouvoir implique qu’ils soient légitimes pour nommer permet de parasiter les discours qui servent la catastrophe mais surtout, en nommant notre présent autrement, permet d’inventer d’autres futurs : « Les mots n’ont pas le pouvoir de répondre à la question que nous imposent les menaces globales […]. Mais ils peuvent […] contribuer à formuler cette question sur un mode qui force à penser ce que requiert la possibilité d’un avenir ».

Les mots du pouvoir informent nos pensées, nos vies. Parler différemment – instaurer une différence dans le langage – est une condition pour faire obstacle à ce pouvoir, nous approprier notre pensée et notre existence. Nommer autrement notre présent, le caractériser autrement, produit de nouveaux points de vue à partir desquels de nouvelles questions et réponses, de nouveaux sujets collectifs posant ces questions et affirmant ces réponses peuvent apparaître. Ce travail de caractérisation possède une fonction pragmatique visant plus à engendrer un changement qu’à définir. Opérer des changements est le but de cet essai – changements dans l’ordre de la pensée et de la pratique, afin de s’extraire des logiques sociales, politiques, environnementales, éthiques, asservissantes et destructrices, mais surtout afin de produire de nouvelles formes d’intelligibilité du présent pour résister à ce présent, produire un avenir qui soit véritablement à venir : « Au sens propre, ce livre est ce qu’on peut appeler un ‘essai’. Il s’agit bel et bien d’essayer de penser à partir de ce qui est d’abord un constat […], c’est-à-dire de donner à ce constat le pouvoir de nous faire penser, sentir, imaginer, agir ».

Ce livre interroge les conditions de notre pensée et de notre existence actuelles pour une nouvelle façon de penser et de vivre : créer de nouvelles façons de penser, « penser autrement qu’on ne pense », comme l’écrivait Foucault, pour créer de nouvelles possibilités de vie. Au temps des catastrophes montre que cette création est indissociablement théorique, éthique et politique, impliquant la critique d’un pouvoir dont l’existence requiert l’empêchement de cette création – la critique de ce pouvoir et l’invention de nouvelles possibilités définissant la résistance à ce pouvoir néolibéral catastrophique. Résister, inventer, créer, c’est ce à quoi s’efforce ici la philosophie, conformément sans doute au projet même de la philosophie, si on ne la confond pas avec son double asservi et asservissant, lorsque le discours philosophique devient le moyen d’un pouvoir qui impose son langage ou lorsque ce discours se contente de répéter celui du pouvoir. Nommer autrement est nécessaire à la tâche de la pensée, à la finalité qu’elle se donne – résister, créer –, mais est aussi, déjà, l’exercice d’une pensée autre.

Si produire du nouveau est la condition de la résistance, il faut interroger les conditions de cette nouveauté. La critique du mode de pensée et de vie catastrophique qui nous domine et des conditions de celui-ci est importante, mais est surtout importante l’invention d’autres conditions de la vie et de la pensée – invention de nouvelles perspectives et idées, de nouvelles questions et réponses conditionnant la possibilité de continuer à penser et à vivre plutôt que d’abdiquer au profit d’une privatisation de la pensé et du savoir, au profit d’une domination toujours accrue des corps et des esprits, d’un futur où la pensée ne serait que mots d’ordre et les corps la matière d’une souffrance muette, invisible, inexistante. Il s’agirait moins de poser la question « que veulent-ils ? » – question qui concerne ceux qui décident pour nous de nos esprits et de nos vies – que de parvenir à formuler la question fondamentale et urgente « que voulons-nous ? », le « nous » en question devant être produit, inventé, et déjà produit et inventé par la question elle-même. C’est en posant cette question et en l’affirmant dans sa nouveauté que des possibilités réelles pourront voir le jour.

Si l’enjeu est de penser et vivre autrement, il n’y a pas lieu de discuter, de débattre, même sur un mode conflictuel, avec ceux qui reproduisent les conditions de la catastrophe : le débat ou le conflit contiennent toujours le risque d’une pensée informée par le point de vue de ceux qui légitiment le présent aberrant qui est le nôtre, une pensée conditionnée et produite selon les termes de leurs questions et de leurs réponses. Penser autrement implique le « refus déterminé de partager leur mode de perception », l’appel au « débat démocratique » n’étant dans ce cas qu’un alibi pour le maintien d’un mode de pensée et de vie mortifère (« Composer avec le capitalisme n’a aucun sens, il s’agit de lutter contre son emprise »). Il importe de se placer ailleurs, d’instaurer comme principe – non uniquement comme but – une différence en apprenant à parler et questionner différemment, à produire des discours qui ne sont pas ceux du pouvoir, mais qui font irruption dans le cours du monde et de sa logique dominante pour affirmer des points de vue autres, par là même critiques et inventifs.

Isabelle Stengers insiste sur la nécessité de produire de nouveaux modes de la pratique, de nouvelles conditions pour créer du savoir et du collectif. Les mouvements européens de résistance aux OGM sont pour l’auteur un exemple privilégié dans la mesure où ils ont su inventer des moyens de produire « des savoirs de plus en plus concrets » et des modes d’action pour ne plus subir mais, justement, agir. L’importance de ces mouvements est plurielle : déplacement des points de vue, des questions et réponses ; mise au jour d’une logique purement économique sous couvert de progrès pour l’homme ; mise en échec de cette logique et de ses conséquences écologiques, politiques, économiques ; production et diffusion de savoirs distincts de ceux des experts scientifiques et politiques, remettant en cause le privilège théorique, institutionnel, politique, de ceux-ci ; mise au jour des connexions objectives entre l’industrie, la recherche, l’Etat, les institutions ; mise au jour de la privatisation du savoir et des mécanismes de « l’économie de la connaissance » qui impliquent « le pilotage direct de secteurs entiers de la recherche publique par le privé », « l’appropriation par mise sous brevet de l’agriculture », le fait que « la recherche elle-même, en biotechnologie et ailleurs, […] est désormais déterminée par les brevets » ; mise en évidence des limites, présupposés et rouages du « progrès » et de la « croissance » ; réhabilitation « des pratiques de production que la ‘modernisation’ avait condamnées (mouvement slow food, permaculture, réseaux de réhabilitation et d’échange des semences traditionnelles, etc.) » ; création de connexions entre des groupes jusque-là distincts (transversalité des résistances au lieu d’une « logique des priorités stratégiques ») ; etc.

Le mouvement anti-OGM fait événement par les ruptures qu’il introduit et par ce qu’il produit dans le rapport au savoir, à la pensée, à l’Etat, au collectif, rejoignant par là d’autres mouvements auxquels il fait écho, comme ceux, par exemple, des divers « mouvements d’usagers », usagers de drogues ou bien associations de patients séropositifs face aux médecins et aux entreprises pharmaceutiques. A chaque fois est créée « une expertise collective » réclamant que celle-ci soit reconnue par les « experts » scientifiques ou politiques, autant qu’une façon nouvelle de se rapporter au savoir, de parler en son nom, d’inventer et d’affirmer un « nous », de construire de nouvelles subjectivités. Ainsi, est produit un diagnostic social, politique, institutionnel qui force à penser autrement et mobilise des possibilités d’action : des groupes se constituent autour de la question « que voulons-nous ? », pensent et répondent collectivement à cette question, de manière contestataire et nouvelle, créant un « nous » dont l’inexistence ou la négation est la condition du pouvoir, un « nous » transversal qui pense et agit transversalement sur tous les foyers du pouvoir (entreprises, États, institutions, savoirs, marchés, etc.).

Si la prise en compte de ce qui est établi et produit à partir de ce type de mouvements conduit Isabelle Stengers à analyser de manière critique et in fine les conditions et le statut actuels de la Science, de l’Entreprise et de l’Etat, cette prise en compte la conduit également à reconnaître les limites de la tradition marxiste ou celles des penseurs de la « multitude », comme Toni Negri et Michael Hardt, puisque les nouveaux enjeux et problèmes ne peuvent être reconnus et abordés selon les codes et stratégies élaborés alors que n’existaient pas ces enjeux et problèmes. Il s’agit moins pour l’auteur de proposer une critique de plus du capitalisme, une nouvelle théorie de l’Etat, de ses bienfaits ou méfaits, que de caractériser au présent la Science, l’Etat, l’Entreprise, en fonction de leurs stratégies, de leurs rapports, des effets de leurs formes actuelles, selon leur place et leur rôle à l’intérieur de ce qui apparaît comme le réseau d’un pouvoir néo-libéral destructeur. Si les analyses développées s’en tiennent à une caractérisation au présent, c’est que ce type de caractérisation est sans doute nécessaire à une prise de conscience de ce qui se joue pour nous aujourd’hui, de ce qui agit sur nous au présent, mais surtout apporte de nouvelles questions, de nouveaux problèmes qui forcent à penser et à agir, participent à la production d’un « nous » présent et futur.

Au temps des catastrophes est un livre important de philosophie politique car il oriente celle-ci vers le pragmatisme en mettant au cœur de la réflexion politique la question « comment résister ? » (plutôt que « qu’est-ce que l’Etat ? » ou « qu’est-ce que la loi ? », « le citoyen ? », etc.), en analysant les conditions actuelles de la résistance, en énonçant les problèmes actuels qui forcent à penser autrement notre présent, le pouvoir qui s’exerce sur nous, et favorisent la résistance. Même si, évidemment, il n’est pas question de renoncer à la théorie (pas plus qu’à la science), ce qui n’aurait aucun sens, la philosophie politique est ici moins théorique que pragmatique – ou plutôt la théorie a immédiatement une dimension pragmatique, devenant un moyen de résistance, valable d’abord par les effets qu’elle peut induire. Le philosophe politique n’est plus l’expert du politique, enseignant ce qu’est l’Etat ou le pouvoir, le communisme ou les lendemains enchantés, toujours prêt à confisquer la parole, à distribuer les bons points aux révolutionnaires adoubés et à disqualifier les autres (Stengers n’est pas Badiou) : le philosophe politique pense le politique avec les autres – les mouvements de résistance – et participe à sa façon aux productions de nouvelles subjectivités, de nouveaux collectifs, de nouvelles façons de penser et de vivre (« Que l’on ne me demande pas quel ‘autre monde’ sera possible […]. La réponse ne nous appartient pas, elle appartient à un processus de création »). Autrement, que ferait la philosophie, sinon servir à sa façon le capitalisme actuel et la barbarie qui vient ?

Le pouvoir catastrophique qui s’exerce sur nous et que ses effets permettent de nommer est celui du capitalisme néolibéral. Dans Au temps des catastrophes, Isabelle Stengers analyse la façon dont ce pouvoir articule, aujourd’hui, la Science, l’État et l’Entreprise, analyses qui impliquent une redéfinition critique de notre rapport à la Science, à l’État et à l’Entreprise. Si la finalité la plus évidente de ce pouvoir est déjà connue – le profit –, Isabelle Stengers insiste sur certaines des modalités actuelles de ce pouvoir, sur les effets qui permettent de le caractériser (« l’état de guerre perpétuelle que fait régner le capitalisme » ; « une guerre de tous contre tous, où chacun […] doit accepter les sacrifices nécessaires pour avoir le droit de survivre » ; le « capitalisme qui n’est pas seulement une affaire d’exploitation mais requiert, et ne cesse de propager, une opération de destruction »), sur certaines des conditions qui le rendent possible. De fait, le capitalisme requiert une action sur le discours, la pensée, l’existence : monopolisation de la parole légitime (règne des « experts ») ; dévalorisation de l’opinion au profit de la Science ; affirmation de « nécessités » et négation des « possibles » ; privatisation non seulement des ressources vitales mais aussi de la recherche, du savoir, des compétences ; détermination des conditions nécessaires de l’existence ; etc. Comme les « tuteurs » invoqués par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?, l’action du capitalisme sur notre façon de penser et de vivre n’est pas seulement l’effet de son pouvoir, elle en est la condition,  et lui résister n’est possible qu’en agissant sur ces conditions, en remettant en cause cet « envoûtement capitaliste », en lui échappant par l’invention d’autres façons de penser, d’autres questions et réponses possibles, en nous réappropriant les catégories de nos pensées et de nos vies – réappropriation qui n’est possible qu’en incluant une critique du règne des experts, de la distribution légitime de la parole, des finalités de la production, de la consommation, du rapport à la nature ou au social, du rapport à soi et aux autres auquel nous sommes conduits par un capitalisme devenu notre responsable, le « tuteur » qui décide de nous à notre place et ne peut que nous détruire.

Si nous sommes effectivement au temps des catastrophes, c’est que notre présent destructeur ne semble porteur que d’un futur détruit, mort : les « crises », les catastrophes environnementales, les tragédies sociales, politiques, l’appauvrissement systématique de populations entières, la privatisation des ressources vitales ou de la recherche, etc., sont devenus des problèmes immédiatement mondiaux, engageant de manière radicale la survie des vivants dans leur ensemble, l’être humain y compris. Il est révélateur que l’on parle actuellement de « crise » là où il ne s’agit pas du tout d’un mauvais moment à passer avant le retour à un équilibre viable, mais de phases de transition vers un déséquilibre durable et violent. Sans doute l’humanité ne disparaîtra pas demain, mais quel avenir et quels modes d’existence pour des populations soumises aux nécessités du capitalisme, aux cataclysmes « naturels » résultant d’un mode de vie et de consommation intenable, aux logiques étatiques dépendantes d’un marché omnipotent, à l’impuissance requise par un système dominateur, etc. ? Ce constat fait par Isabelle Stengers n’a de sens que parce qu’il appelle à poser de manière urgente la question « que voulons-nous ? », à reconnaître que la possibilité de cette question, comme la possibilité de réponses viables, ne peut advenir non seulement qu’à partir d’une remise en cause du capitalisme néolibéral et de ses conditions actuelles, mais aussi de créations pour la vie et la pensée. Qu’est-ce alors que résister, sinon créer, produire du possible et de la vie ?

Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes – Résister à la barbarie qui vient, La Découverte/Poche, 210 p., 8 € 50