« où pourrais-je aller pour continuer à vivre ? » : Jean-Philippe Cazier (Europe Odyssée)

Jean-Philippe Cazier © Jean-Philippe Cazier

« La plupart ne savent l’histoire, des vivants et des morts », alors la dire, comme une litanie, depuis l’ombre et la lumière. Le noir d’abord, opaque, cet « immense rectangle » dans lequel se déroule la mélopée d’une histoire en négatif, Europe Odyssée de Jean-Philippe Cazier.

D’abord se déplace un « je », refus d’un « eux » s’opposant à un « nous », un je qui est un regard incarné sur des scènes : les phares, chiens et miradors de la plaine d’Iéna puis Casablanca, Calais ou l’île de Kos et d’autres lieux dans lesquels nous invisibilisons, parquons, enfermons avant d’expulser. Loin du regard, toujours, invisibles, inaudibles. Ces scènes sont autant de strates d’une Histoire marquée par les exils, les migrations, la déshumanisation, les routes empruntées par nécessité, qu’elles soient terrestres ou maritimes. Fuir pour survivre à défaut de vivre. Et chaque fois la répression, la violence, la traque, dans le lieu quitté comme dans celui que les prénoms égrenés — Abel, Ingeborg, Erwin, Abdallah, Murat et tant et tant encore — tentent de rejoindre. Elles et ils ne sont pas des hommes et des femmes mais des « fantômes », des « ombres », celles et ceux auxquels on refuse un nom. Et c’est ce nom même que Jean-Philippe Cazier leur rend, dans et par un texte qui s’ouvre sur des « à la mémoire de », des figures de ces exils et de nos refus, des noms pour ces morts auxquels on dénie le droit d’exister, de pleinement exister.

« nous vivons dans des camps
nous n’avons pas le droit de vivre dans vos maisons
nous vivons dans ce que vous appelez une jungle
nous sommes des animaux
nous n’avons pas de nationalité
nous ne sommes que nous-mêmes »

Ils viennent du Kosovo, d’Afghanistan, d’Érythrée, d’Éthiopie, du Soudan, on les appelle « réfugiés » mais ils n’ont pas de refuge, ils n’arrivent jamais nulle part, ils ne sont jamais arrivés, ils sont morts et l’écrivain leur redonne vie, les nomme, il dit ce et ceux que nous laissons à la marge, refusons de voir, d’entendre, de laisser parler, ceux dont nous ignorons les noms, enfermons, expulsons, rayons des cartes. Ils viennent des heures les plus ignobles de l’histoire, des camps déjà. Des camps encore et toujours, voulons-nous le (sa)voir ?

© Bouchra Khalili, The Tempest Society

Europe Odyssée n’est pas le chant épique d’un retour, rien d’homérique ici mais du minuscule, notre présent, la continuité de nos histoires refusant l’autre. Ce n’est plus la conquête d’un héros et de son équipage, ce sont les multiples routes d’un mouvement continu, les camps provisoires de flux interrompus.

« nous ne vivons pas dans des camps
nous y passons nous marchons »

Europe Odyssée est une cartographie étoilée, une constellation historique comme géographique, poétique et politique à l’image de celle en couverture du livre, signée Bouchra Khalili. Jean-Philippe Cazier rend à ces existences fantômatiques leur présence singulière : les colonnes de lignes — ni vers ni prose puisque tout est chaos (ou logique linéaire de nos indifférences) — épousent le déplacement constant de ces femmes et de ces hommes, elles sonnent comme des constats sans appel, ni litanie ni mise en accusation mais noire et froide colère.
Le réel ou ce que nos silences et aveuglements édifient, les mots inconnus ou non écoutés des ici présents trouvent place dans ce livre, pour que leurs mots ne s’éparpillent plus « dans le vent », que leurs mots deviennent nôtres, qu’Europe Odyssée soit leur refuge, notre lieu commun.

« nos mots disent ce que nous avons vu
nos mots sont ce que nous avons vu
nos mots sont détruits et sans force
nos mots demandent quelle terre serait faite pour nous »

Jean-Philippe Cazier, Europe Odyssée, éditions LansKine, 2020, 48 p., 13 € — Lire un extrait
Lire ici l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec Frank Smith