Bernard Pingaud est mort le mardi 25 février à Collias où il résidait depuis une vingtaine d’années. Né à Paris en 1923 dans un milieu bourgeois, normalien, secrétaire des débats à l’Assemblée nationale puis conseiller culturel auprès de l’ambassade de France au Caire, c’est par ses activités littéraires que Bernard Pingaud s’est fait connaître.
Critique littéraire qui montra une précoce attention au Nouveau roman, théoricien de la littérature (Les anneaux de manège recueillent plusieurs de ses essais les plus marquants), homme de revues (membre du comité de rédaction des Temps modernes, co-fondateur de L’Arc avec Catherine Clément), intellectuel militant ayant cofondé l’Union des écrivains avec notamment Jean-Pierre Faye et Michel Butor, et contribué au prix unique du livre (Rapport Pingaud-Barreau de 1982), président de la Maison des écrivains de 1990 à 1993 – pour ne mentionner que quelques unes des nombreuses responsabilités qu’il avait assumées –, Bernard Pingaud a embrassé dans sa vaste réflexion non seulement la littérature et le roman, mais aussi le statut social de l’écrivain et celui du livre.
Si de tels engagements comptaient pour lui, Bernard Pingaud était avant tout un écrivain. « On n’écrit pas pour se montrer ; on écrit pour disparaître » : cette phrase qui concluait un de ses plus beaux essais, « Ω » (1976), dit bien que l’écriture relevait pour lui d’un autre ordre.
Il a continué d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, nous donnant Vous en 2015. Ce roman crépusculaire, au titre en forme d’adresse, aura été le dernier d’une longue trajectoire, lancée par Mon beau navire (1946), puis par L’amour triste qui rata de peu le Prix Goncourt en 1950. Au premier plan de la scène littéraire dans les années 1960, Bernard Pingaud s’était fait plus discret depuis quelques temps, sans être oublié de ses lecteurs qui estimaient la hauteur à laquelle il portait l’idée de littérature.
D’une inspiration d’abord « néo-classique » selon les termes de Maurice Nadeau qu’il côtoiera à La Quinzaine littéraire, Bernard Pingaud se rapprocha de Sartre à la faveur du Manifeste des 121 qu’il signa tandis qu’il était fonctionnaire. Ayant rompu avec le milieu intellectuel de sa première jeunesse, il s’éloigna de son éditeur La Table ronde. Il entra en dialogue avec les avant-gardes, prenant non sans nuances le parti de Barthes contre Picard à l’occasion de ce qu’on a appelé la querelle de la Nouvelle critique ; il émit toutefois, en 1968, certaines réserves à l’égard des évolutions du textualisme de Tel Quel. Il était soucieux de concilier les enseignements de la théorie littéraire la plus exigeante avec l’attention à la réalité, de tenir ensemble l’autonomie de l’écriture au sens fort et ce qu’il considérait comme son inévitable transitivité.
L’évolution de son écriture romanesque s’inscrit dans les grands enjeux de la seconde moitié du xxe siècle.
De la douzaine de romans que comporte son œuvre littéraire, outre les titres déjà évoqués, on pense au Prisonnier (1958) menant la tradition de l’analyse psychologique jusqu’à son bord métaphysique ; à La Scène primitive (1966) et La Voix de son maître (1973) marqués par sa lecture de la psychanalyse ; à Adieu Kafka (1989) qui témoigne du rôle décisif, non sans ambivalence, joué par cette figure dans sa trajectoire d’écrivain ; plus récemment à Bartoldi le comédien (1996), Au nom du frère (2002), L’Horloge de verre (2011). A chaque fois, dans une langue d’une grande tenue, fluide, réflexive, un dispositif narratif original s’élaborait pour prendre en charge une matière d’inspiration souvent personnelle, parfois douloureuse. Bernard Pingaud avait également publié des nouvelles, Tu n’es plus là (1998), et des carnets, comme Écrire, jour et nuit (2000), lesquels attestent d’une vie tout entière traversée par une vigilance à l’égard du monde et tendue vers le noyau énigmatique de l’écriture.
Bernard Pingaud avait intitulé ses mémoires Une tâche sans fin (2009), empruntant l’expression au psychanalyste D. W. Winnicott ; la tâche en question est celle d’accepter la réalité. Nul doute que Bernard Pingaud en ait donné l’exemple avec une admirable intégrité, en interprétant l’expression dans le sens actif, sans résignation, d’une authentique quête à laquelle participe l’écriture. Quête aporétique, car la seule fonction de l’écriture « est de ne pas en avoir, écrivait-il, sa seule force d’être démunie ». Et pourtant, depuis cette faiblesse même, et jusque face aux tentations de la lassitude, Bernard Pingaud prêtait ces paroles matinales au narrateur de Vous, un vieil homme, double de l’écrivain : « Je connais bien ces mouvements infimes, ces injonctions souterraines par lesquelles, sans qu’on s’y attende, s’annonce l’écriture et qui sonnent comme un rappel à l’ordre ». Bernard Pingaud, à quatre-vingt-seize ans, écrivait.
Je n’avais eu que peu d’occasions de rencontrer Bernard Pingaud, mais dans le cadre d’un travail de recherche sur son œuvre, nous entretenions une correspondance depuis plusieurs années, aussi est-ce avec l’émotion de celui qui avait eu la chance d’apprécier ses qualités humaines que j’adresse mes pensées à sa femme, son fils, ses petits-enfants et ses proches.