SMITH : « Que se passe-t-il si l’on regarde le corps à partir des étoiles? » (Désidération)

© Jean-Philippe Cazier

L’exposition Désidération, qui se tient actuellement à la galerie des Filles du Calvaire, est initiée par le photographe et artiste pluridisciplinaire SMITH. Mais Désidération réunit et mobilise aussi un ensemble d’autres intervenants comme le musicien Akira Rabelais, l’écrivain et critique Lucien Raphmaj, ou le studio Diplomates.

Cette exposition s’inscrit à l’intérieur d’un projet plus large, mobile et pluriel, un work in progress permanent, également nommé « Désidération », auquel sont liés l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan comme, différemment, la figure d’Athanasius Kircher, la matérialité d’une météorite, le ciel étoilé au-dessus de nos têtes…

L’ensemble constitue une sorte de galaxie étrange dans laquelle les relations comme les disjonctions jouent un rôle créateur. C’est cette logique de la création que matérialise Désidération, exposition-alien où le territoire de chaque domaine convoqué – l’art, la science, l’imaginaire, l’histoire, la technologie, le ciel et la terre – se déplace, entre en résonance avec d’autres, se transforme. Tout y est processus plutôt qu’identité, tout tend à devenir inconnu plutôt que conforme à ses habitudes. Les limites des choses, de chaque pensée, les limites de chacun s’estompent, se brouillent, se reconfigurent selon des mouvements inédits. Espace de rencontres, de différences, de mutations, Désidération est dédiée au changement en vue d’un futur encore à inventer.

Rencontre et entretien avec SMITH, Lucien Raphmaj et Matthieu Prat du studio Diplomates.

SMITH, Lucien Raphmaj, Matthieu Prat © Jean-Philippe Cazier

Cette exposition réunit plusieurs personnes. Tous les deux, SMITH et Lucien, vous avez déjà l’habitude de travailler ensemble. Comment s’élabore ce travail à deux ?

L.R. : Nous avons commencé à travailler tous les deux essentiellement à l’occasion de films, pour écrire des scénarios. L’idée de départ, la graine du projet, c’est SMITH qui l’apporte. Ensuite, nous cherchons ce que nous pouvons ajouter pour que cela prenne forme : ce seront des idées artistiques, philosophiques, ou autres. On cherche ce dont nous avons besoin pour structurer un récit. On élabore ensemble une base que l’on déploie ensuite, moi plus spécifiquement du point de vue de l’histoire, et SMITH revient sur tout ça, redécoupe en fonction de la forme qui est souhaitée, qui peut être celle d’un livre, d’un film, etc. La première fois que nous avons travaillé ensemble, c’était pour un fanzine imaginé par SMITH et qui avait une dimension artistique. Nous avions également invité d’autres personnes pour participer à ce projet.

C’était déjà un projet pluridisciplinaire ?

L.R. : Je dirais indisciplinaire plutôt que pluridisciplinaire ou multidisciplinaire. L’idée est que chacun n’apporte pas seulement sa perspective mais que se crée une sorte de magma commun à l’intérieur duquel peuvent exister des ramifications par lesquelles chacun va se greffer à cet ensemble en développant son individualité. La distinction entre les domaines artistiques, scientifiques, entre les différentes régions du savoir, ne tient plus lorsque l’on fait de la création de cette façon.

Lorsque tu dis que SMITH apporte le point de départ du projet, il s’agit de quel type de point de départ ? Ce sont des impressions, des sensations, des choses qui sont plus élaborées ?

Spectrographies © SMITH

S. : Ça dépend. Souvent, c’est une obsession qui met du temps avant de se préciser, de trouver la forme dans laquelle elle va pouvoir se déployer. Ce premier fanzine que l’on a fait ensemble s’appelait L’Evadée, en réponse à La Prisonnière, de Proust, mais aussi en référence à Harry Houdini. Le point de départ était l’envie de travailler sur la métamorphose. Déjà, effectivement, on trouvait dans ce fanzine des photographies, des textes, des entretiens, et on donnait carte blanche à des artistes, des musiciens, des dessinateurs, des écrivains. Chaque occurrence de L’Evadée, qu’il s’agisse d’un numéro imprimé ou d’une soirée que nous organisions, devait travailler cette question de la métamorphose en l’attrapant par un endroit différent.

Pour le projet « Spectrographies », les questions concernaient l’au-delà du corps, l’absence, le fantôme, la délocalisation de l’identité transférée dans une puce, etc. Le projet est parti d’idées à la fois situées et vagues. C’est à partir de ces idées que l’on discute ensemble, avec Lucien, soit directement, soit par exemple via Google Drive dans lequel on peut inscrire des idées, des liens, des propositions de textes. Par ce travail en commun, on constitue, comme l’a dit Lucien, cette espèce de magma à partir duquel, lorsque celui-ci devient un peu défini et précis, on formule éventuellement des adresses à d’autres intervenants qui peuvent être des musiciens, des philosophes, des danseurs, des scientifiques, etc. Je crois effectivement que le mot important est celui d’inscipline : ce vers quoi nous tendons est moins une réunion de chacun de ces domaines, de ces mondes, de chacune des instances, que la création d’un espace dans lequel on ne sait plus dire clairement d’où viennent les idées, d’où a émergé tel concept.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de travailler à deux mais aussi en convoquant d’autres personnes, d’autres domaines ? Pourquoi le choix de cette indisciplinarité ?

S. : En entendant le mot « indiscipline », je vois un labyrinthe dont les murs s’effondrent, et par cet effondrement, tous les gens qui étaient perdus et isolés dans le labyrinthe se réunissent et arrivent à penser ensemble à partir de subjectivités, de références, de langages différents. Pour ce projet actuel, qui est donc « Désidération », il y a Lucien et moi mais aussi l’astrophysicien Jean-Philippe Uzan. Nous sommes donc au moins trois, mais étant donnée la façon dont s’organise et se développe le travail, il est difficile de dire comment et où ont émergé les idées, de leur assigner une origine.

L.R. : Jean-Philippe Uzan insiste sur le fait que la division entre les disciplines que nous connaissons aujourd’hui est relativement tardive. Kepler, Newton, Athanasius Kircher, étaient autant ouverts à la science qu’à l’art, à la théologie. Ils ont une curiosité qui n’est pas spécialisée et ils proposent des modèles du monde qui permettent de penser des liens entre ce qui existe matériellement ou dans l’ordre du savoir. C’est un peu ce que nous essayons de retrouver. Nous sommes aujourd’hui dans un monde en crise en ce qui concerne les savoirs mais aussi la représentation du monde en tant qu’ensemble. Ce qui nous intéresse, c’est de produire un discours qui crée du lien entre les savoirs, entre des choses au premier abord aussi éloignées que l’astrophysique et des questions écologiques. L’on peut concevoir, par exemple, que la crise actuelle du climat concerne aussi notre rapport au cosmos, que l’on peut penser cette crise à partir du point de vue des étoiles, de notre rapport au cosmos. Ce qui nous intéresse également, c’est de revenir sur des représentations passées sans que ce soit réactionnaire, de réactiver dans le présent un passé qui possède une virtualité pour nous aujourd’hui.

Pour caractériser la façon dont nous travaillons ensemble, j’ai utilisé l’image du magma, ce qui n’est peut-être pas une idée pertinente si elle donne seulement l’impression d’un ensemble confus. SMITH utilise parfois l’image du blob, le Physarum polycephalum, qui a cette capacité de s’étendre en assimilant ce qu’il absorbe. On pourrait dire que l’on travaille comme un blob : chacun traverse ce blob, s’assimile à lui, se transforme, produit des ramifications. Tout ceci a aussi à voir avec notre situation historique qui semble être terminale, puisqu’une certaine fin du monde paraît se promettre, mais à l’intérieur de cette situation, il est peut-être possible de penser en termes de « terminaison », comme on parle de « terminaison nerveuse » : il s’agirait du terme de quelque chose mais aussi de prolongements nouveaux, de ramifications inattendues, du début d’autre chose. Ça nous intéresse de créer de telles structures qui s’étendent, qui poussent – ce qui est aussi une façon de déconstruire certaines oppositions bien ancrées comme, par exemple, la vie ou la mort, le métal ou le biologique, l’art ou la science. Avec ce projet qui est « Désidération », nous cherchons à faire jouer des discours en les agençant là où d’habitude se rencontrent plutôt des dualismes. Pour cela, nous privilégions tout ce qui rend possibles des processus, des évolutions, le projet étant lui-même en perpétuelle évolution.

Et toi, Matthieu, lorsque tu as été invité à participer à ce projet, est-ce que tu l’as ressenti comme ils le décrivent, c’est-à-dire faire partie d’un blob, d’un ensemble ramifié dans lequel tu pourrais développer ta propre individualité ?

M.P. : Ça me paraît compliqué de collaborer d’une autre manière, s’il s’agit réellement d’une collaboration. Ça fait un moment que l’on se connait, que l’on travaille ensemble. Ce qui est intéressant, c’est de produire une forme de transversalité dans la théorie. A partir de là, mon travail, celui de Diplomates, consiste à donner une réalité spatiale, matériellement construite, à tout ceci. Il s’agit de manifester, d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins métaphorique, des choses qui peuvent être dites, qui relèvent d’abord de la parole. Notre expérience est celle d’un commun, d’un partage, mais chacun a aussi sa spécificité. Ce qui est passionnant dans cette histoire, c’est que l’on peut donner une visseuse à SMITH, que l’on peut me donner un essai philosophique à lire : chacun grandit et s’enrichit.

En ce qui concerne les gens qui participent à l’exposition Désidération, comment avez-vous eu l’idée de les inviter ? Je pense, par exemple, au musicien américain Akira Rabelais ?

S. : Ça se fait de manière tellement naturelle que l’on a du mal, après-coup, à donner des raisons. Pour Akira, je le connais depuis longtemps, d’une autre vie où j’écrivais sur la musique. J’étais intrigué par ce nom que l’on pouvait lire dans les credits d’albums de Björk, de Brian Eno, de Harold Budd. Je l’ai rencontré lorsqu’il est venu donner un concert au Festival Présences électronique. J’ai découvert qu’il était un ingénieur-poète qui crée des applications déconstruisant les musiques que l’on y intègre. Ses compositions sont belles mais aussi inventives dans le champ de la musique ambient, qui est un champ musical qui a l’air simple bien qu’il s’agisse en réalité de quelque chose de compliqué si l’on ne veut pas tomber dans une ambiance de méditation ou des choses de ce genre.

Lorsque nous avons réfléchi aux personnes que l’on désirait inviter pour le projet « Désidération », dont la première manifestation est cette exposition actuelle – même si le concept de « Désidération » a auparavant été exposé à l’occasion de conférences qui étaient aussi des sortes de performances –, je voulais donner une place importante à la musique, et j’ai pensé à Akira.

Au début de l’année, il a publié un très bel album dans lequel, comme dans tout son travail, il est question de la façon dont le rêve, le fantasme, la mémoire s’emparent des choses et les restituent. Il travaille toujours à partir de faits ou de musiques qui existent mais qui vont être déformés, comme si un organisme les absorbait et en laissait une trace. Je lui ai demandé s’il accepterait d’être la bande sonore de Désidération mais aussi sa restitution en direct. L’idée de la chaîne de radio qui accompagne cette exposition est venue assez vite. Je savais qu’il y aurait une dimension théorique, poétique, littéraire importante, du fait de la présence de Lucien. Or, cette dimension est difficile à mettre en espace. C’est face à cette difficulté que nous avons eu l’idée de la radio et, donc, que la place d’Akira s’est précisée. Sa mission est de mettre en radio, de mettre en musique, cet ensemble discursif, de réorganiser tout ce texte pour le rendre audible au sein de l’exposition. Chaque jour, il crée une nouvelle bande-son. Il utilise aussi certaines de ses musiques composées à partir d’archives de la NASA, à partir d’extraits de films qui traitent de l’espace d’une manière « désidérée », comme Solaris. On retrouve également des enregistrements de soirées qui ont déjà eu lieu et avec lesquels il crée. Et tout ceci est sans cesse retravaillé.

M.P. : Ce travail fait par Akira recoupe un aspect important de cette exposition qui ne consiste pas seulement à présenter une œuvre déjà faite mais qui permet de produire du contenu, de tester des choses. C’est davantage un processus qu’une exposition au sens classique. Akira Rabelais ne se contente pas de diffuser une bande sonore qu’il aurait faite : il la crée au fur et à mesure. Dans un mois, tout ce qui aura été ainsi produit pourra être repris, retravaillé pour autre chose.

L’exposition est moins l’occasion de récapituler un travail, de cerner un travail déjà fait, qu’elle n’est un moment dans un ensemble de ramifications qui vont encore se prolonger…

S. : Pour cette raison, cette étape du projet « Désidération » est qualifiée de « Prologue »…

M.P. : Toutes les autres étapes pourraient être intitulées « Prologue » : « Prologue 1 », « Prologue 2 »…

S. : Le mot « Prologue » indique que de cette première expérience vont sortir d’autres choses, d’autres pièces, peut-être un film, peut-être des performances. J’avais procédé de cette façon pour les deux expositions que j’ai déjà faites ici, à la galerie Les Filles du Calvaire. La première, en 2012, réunissait des photos prises durant les dix années précédentes. De cette réunion de photos est sorti beaucoup de ce que j’ai fait par la suite, aussi bien des livres, d’autres photos, qu’une clarification ou précision de mon discours. Pour la seconde exposition, qui s’intitulait « Traum », le film qui s’intitule également Traum venait d’être tourné mais il n’était pas encore monté, il n’y avait pas les textes. Ce n’est qu’ensuite que tout ceci est devenu un film, une performance, un spectacle, etc. Contrairement à beaucoup d’artistes qui montrent un produit achevé, nous montrons plutôt les premiers ingrédients qui seront transformés au cours de l’exposition pour donner un nouveau matériau qui prendra d’autres formes par la suite.

L.R. : L’espace de cette exposition n’est pas seulement l’occasion d’un plaisir esthétique. C’est un lieu hybride pour une expérience qui ne se réduit pas à la contemplation de photographies. Le territoire de l’art contemporain est, malgré tout, très balisé, et ouvrir l’espace d’une galerie habituellement dévolue à la photographie pour y faire entrer tout ce qui compose cette exposition est un geste très conscient de la part de SMITH, qui n’est pas anodin.

M.P. : L’idée, c’est de parasiter in situ. C’est l’espace qui indique les possibilités d’action et de réaction, pas l’institution en tant que telle.

© Jean-Philippe Cazier

C’est aussi une idée qui rejoint celle de « mutation », la figure du « mutant » qui vous est chère. Ici, ce qui est en mutation, c’est le lieu, et l’œuvre, et tout ce qui est impliqué dans ce processus, du plus abstrait au plus concret, comme ces structures métalliques réalisées par Diplomates. Ce qui mute, c’est aussi l’art, lui-même devenant, comme l’indiquait Lucien, le moyen d’autres mutations.

L.R. : Le monde de l’art contemporain est souvent vu comme un monde clos, avec un discours très charpenté qui accompagne des œuvres qui, en elles-mêmes, ne parlent pas. Avec le projet « Désidération », et avec l’exposition qui a lieu aujourd’hui, nous nous intéressons à des choses très simples, comme regarder le ciel étoilé. Pourquoi cela nous fascine ? Qu’est-ce que ça produit en nous ? Que peut-on dire à partir de ça ? Ce sont des expériences phénoménologiques simples que nous essayons de mettre en scène en nous adressant à tout le monde, tout le monde pouvant se connecter à ça. Je peux faire un parallèle avec le Surréalisme, qui se voulait à la portée de tous. Et je crois que Jean-Philippe Uzan est aussi sensible à cette idée puisque, par le biais de ce projet, il peut parler du rapport à la science d’une façon qui échappe aux institutions, au discours de spécialistes pour des spécialistes.

L’exposition, telle qu’elle est organisée, me fait penser à l’idée de corps, le corps étant dans l’œuvre de SMITH un élément central. En parcourant cette exposition, je me suis dit que l’on y retrouvait, mais dissociés, les différents sens : la vue, le goût, puisque l’on peut y utiliser une cigarette électronique avec un goût très particulier qui rappelle un certain gaz présent dans l’espace, il y a l’ouïe, le toucher, puisque l’on peut toucher les morceaux de météorites qui se trouvent ici, etc. Sont sollicitées ou mises en scène des facultés comme l’entendement, l’imagination, mais aussi la mémoire car tu présentes une série de photographies qui couvrent plusieurs années de ton travail jusqu’à aujourd’hui, etc. Donc, j’ai l’idée que cette exposition constitue un corps mais dématérialisé ou désorganisé, « désorganicisé » si l’on peut dire, un corps déconstruit, un individu dont chaque faculté, chaque potentialité est travaillée pour son propre compte à l’intérieur d’un ensemble ramifié. Dans tes photographies, le corps est déjà ce qui tend, de manière ambiguë, à apparaître ou à disparaître, à être dans un état intermédiaire entre l’apparition et la disparition. Les contours du corps ne sont pas toujours clairement délimités, les identités, par exemple de genre, ne sont pas clairement déterminées, les gestes et postures sont étranges, en déséquilibre, indécidables, etc. Et leurs relations à l’espace, à l’environnement participent de la même logique. Dans le dispositif de cette exposition, il s’agirait de manière encore plus radicale d’un corps sorti de lui-même, littéralement passé dans le dehors, ex-posé, et dispersé. Et ce corps est vivant puisqu’il se transforme, mute, se ramifie.

S. : En réfléchissant au projet « Désidération », est apparu un fil rouge que je n’avais pas identifié ou décrit en lui-même, à savoir que tout le travail que j’ai réalisé jusqu’à maintenant partait du corps, de ses devenirs, de ses mutations. Il s’agit moins du corps seul que du corps traversé par une fiction qui est matérialisée.

© SMITH

Par exemple, une de mes premières installations s’appuyait sur un extrait de Testo junkie, de Preciado. La question était : comment des hormones de synthèse vont-elles subjectiver un corps en transition ? Il ne s’agissait pas d’interroger seulement le rapport au genre mais, de manière plus générale, le rapport au réel, au sommeil, à la dépression. Ce qui m’intéressait, c’était le rôle de ce tiers qu’est la biotechnologie qui peut nous recomposer différemment. Dans un autre projet, « Spectrographies », la logique était proche mais reliée à la question de la hantise et donc à la mort, à l’absence de l’être aimé, à la place des nouvelles technologies dans notre quotidien lorsqu’elles servent à communiquer avec des gens qui nous manquent. Avec « Traum », il s’agissait aussi du traumatisme qui, de manière soudaine, refonde les identités à partir de quelque chose qui détruit : une plasticité se met en place et nous permet de nous redéfinir. Avec « Saturnium », le tiers était la radioactivité, l’atome. Aujourd’hui, pour « Désidération », la question est : que se passe-t-il si l’on regarde le corps vivant à partir des étoiles ? Il me semble que ce questionnement englobe finalement tous ceux qui ont précédé. Le corps se trouve pensé à partir d’un autre absolu, qui est le cosmos, alors qu’en même temps cet autre est aussi en nous dans la mesure où nous sommes constitués d’atomes forgés dans le monde stellaire.

C’est ce fil rouge concernant le corps qui m’est apparu plus clairement en travaillant sur le projet de « Désidération ». Et le corps tel que nous l’abordons aujourd’hui l’est à partir du rapport entre un univers infini, en expansion, et ce petit objet fini qu’est le corps de chacun.

En ce qui concerne les photographies que je montre dans l’exposition, je me suis demandé s’il fallait que mes photos soient présentes, s’il fallait en quelque sorte des produits finis – ou bien l’espace ouvert et la convocation des uns et des autres ne sont-ils pas suffisants ? Je me suis dit que pour entrer dans le concept de « désidération », ce serait bien qu’il y ait des points d’accroche, des éléments comme, par exemple, les météorites qui rappellent que nous venons du cosmos, que les acides aminés qui nous constituent ont sans doute été apportés par ce type d’objet, les météorites nous rappelant également notre fragilité si l’on a en tête les grandes ruptures qui ont résulté de la chute de météorites sur la Terre. La météorite peut être un objet de terreur ou de vénération, c’est en tout cas un objet fondateur dans la représentation de ce que nous appelons la « désidération ».

Des penseurs comme Paul Preciado ou Donna Haraway partent de leur propre expérience, de leur propre corps – moins le corps organique que le corps intime, ses relations au monde, à l’environnement. Dans une logique proche, j’ai pensé que mon travail photographique pouvait aussi être une porte d’entrée : j’ai voulu reprendre ce travail auto-photo-biographique en le repensant à partir de l’idée de « désidération ». J’ai repris mes archives qui couvrent maintenant de nombreuses années, constituées de travaux qui ont été produits avec des appareils numériques, des polaroids, des téléphones, de l’argentique – j’ai repris tout cela pour sélectionner ce qui me paraissait déjà porteur de l’idée de « désidération » avant même que celle-ci ne soit clairement formulée et définie. Ce sont ces images sélectionnées que je présente dans l’exposition, comme une sorte de seuil pour introduire à mon propre rapport à la « désidération ». Comme l’exposition implique la transformation, le changement, chaque semaine je vais reconfigurer l’accrochage de ces photos, les remplacer, en ajouter de nouvelles.

Je peux ajouter qu’avec l’idée de « désidération », il ne s’agit pas de s’identifier à un nouveau mot, de se donner une identité à partir d’un nouveau concept. J’ai travaillé sur un certain nombre d’assignations qui concernent, par exemple, le genre, et plutôt que de penser en termes d’identité, je préfère, pour reprendre un mot que Preciado utilise, me référer à ce qu’il appelle la « désidentification ». Je trouve plus intéressant de se défaire des identités, de se défaire en se projetant dans des choses plus grandes que nous plutôt que de nous ajouter de nouvelles identités très définies.

C’est en ce sens que je comprends les nombreux termes étranges que vous inventez ou que vous utilisez, Lucien et toi : « désidération », « endocosmologie », etc. Ce sont des termes qui désignent moins des identités que des processus, des mouvements.

© SMITH

S. : Pour le terme de « désidération », c’est Jean-Philippe Uzan qui a exhumé ce mot oublié de la langue française qui désigne le désir. En ce qui nous concerne, c’est moins le mot que son étymologie qui nous plaît. « Sidus », c’est l’astre, et « de-sidere », c’est être privé de l’astre. Une de ses premières occurrences se trouve dans le vocabulaire marin : lorsque les marins ne pouvaient plus se repérer grâce à la position des étoiles, ils étaient « dé-sidérés », privés des étoiles. L’étymologie marque à la fois le manque, le regret, la détresse face à l’absence de l’objet, mais aussi le souhait de son retour. Ceci correspond au mouvement du désir qui est orienté vers ce qui est inaccessible, ce qui est autre, lointain, inconnu.

Jean-Philippe Uzan m’a appris ce mot lorsqu’il m’a offert une petite météorite lunaire. Ce sont des météorites qui dégagent une énergie très particulière pour les gens qui y sont sensibles. Avoir dans la main cette météorite remet en jeu tout notre rapport à la distance, aux perspectives : ce qui est lointain, que l’on a l’habitude de contempler de loin, se trouve dans notre main. Ceci rejoint une forme de rapport mélancolique à l’existence, un rapport orienté vers le cosmos, vers quelque chose qui nous dépasse, mais avec quoi nous avons pourtant une relation intime.

La météorite d’Orgueil, par exemple, est importante pour nous puisqu’elle contient des acides aminés extraterrestres qui peuvent confirmer la théorie de la panspermie, à savoir l’idée que la vie terrestre a pour origine des acides aminés transportés par des météorites. C’est une théorie qui n’est pas confirmée mais qui nous intéresse en tant que fiction qui affirme que nous venons des étoiles. Notre ADN rejoint la composition du soleil, de ce qui vient du cosmos, d’où le mot d’« endocosmologie » que nous avons forgé.

L.R. : Ces mots que nous reprenons ou que nous forgeons n’appartiennent à personne. Le terme de « désidération » n’appartient pas aux astrophysiciens, c’est un mot commun auquel chacun peut se connecter. L’« endocosmologie » n’est pas une science, c’est un imaginaire, un discours sans rapport avec une tradition et qui peut être appréhendé de différentes façons. Ces termes sont aussi des moyens pour recomposer les savoirs. Tu parlais de ce corps composé par l’exposition, un corps éclaté, décomposé : si ce corps est décomposé, il peut par là donner lieu à de nouvelles compositions, de nouveaux agencements. La « désidération » permet de créer de tels agencements, des agrégats de choses nouvelles ou qui existaient déjà, qui sont réactivées, et qui vont être orientées vers autre chose, vers de nouveaux possibles.

S. : Dans le livre de Kircher auquel nous empruntons le nom de « Cosmiel », on peut lire cette phrase : « Ton corps est creux et l’univers tout entier y est contenu ». Et cette autre phrase : « Plus je voyage à l’intérieur de moi, plus les distances sont grandes ». Il s’agit d’un discours qui tente de concilier la Bible, l’astronomie de l’époque, etc. Mais ce sont surtout des phrases qui nous intéressent pour penser ce que de notre côté nous appelons la « désidération ».

On pourrait penser aussi au texte de Pascal sur les deux infinis où le cosmos est relié au terrestre – et inversement –, y compris le corps et l’infini qui traverse le corps.

S. : Ce qui est étonnant, c’est que lorsque nous avons fait nos conférences sur la « désidération », à chaque fois il s’agissait de publics très différents qui pouvaient, de diverses manières, se rapporter à ce que nous disions à partir de cette notion. Nous avons fait des interventions au Collège de France, ou encore à l’Institut Henri Poincaré où les scientifiques présents nous parlaient de mathématiques, de « retournement de la sphère », alors que dans un autre contexte, les gens parleront de leur expérience intime, de choses comme ça. Ce qui sort ce projet du seul monde de l’art contemporain, c’est sa capacité à toucher tout le monde. Toutes ces personnes qui ne connaissent rien à l’astrophysique ou à la philosophie, ou encore à l’art, ou bien les personnes qui sont spécialisées dans un de ces domaines, vont pouvoir malgré tout se connecter à ce projet et, par leurs remarques, lui ajouter quelque chose.

SMITH & Lucien Raphmaj © Jean-Philippe Cazier

Par-delà l’adhésion à un concept, par-delà l’adhésion à un récit, à une fiction, il me semble, en lisant les textes que Lucien a écrits pour la radio Levania qui fait partie de l’exposition, que le projet « Désidération » renvoie à un point de vue critique sur l’époque actuelle. Par exemple, tu écris, : « Nous sommes à un moment critique de notre histoire et de notre façon de faire histoire ». Dans une autre phrase, tu exprimes l’idée que le monde aujourd’hui est considéré comme une chose et non comme un ensemble de relations. Qu’est-ce qui est englobé plus précisément par ces affirmations critiques ?

L.R. : A un certain moment de l’histoire, et de l’histoire des sciences, on s’est mis à considérer qu’existent deux entités, la nature et la culture. La nature a commencé à être pensée comme un objet face à un sujet. Cet objet, on peut le décrire de manière très précise, selon certaines méthodes et selon un langage mathématique. Effectivement, il s’agit d’un progrès, mais la réification du monde qui est liée à ce progrès, conjointe au développement du capitalisme libéral, va s’étendre à l’ensemble de la réalité, aussi bien aux affects qu’aux relations politiques. Tout est réifié. Même lorsque les scientifiques, aujourd’hui, écrivent des articles, on leur demande des choses très factuelles et non la raison pour laquelle ils s’intéressent à tel sujet, ce qui fait sens pour eux dans tel type d’étude, etc. Le récit, et le récit de soi, n’ont pas de place. Il s’agit de se concentrer sur des choses très limitées sans essayer d’inclure la science dans quelque chose de plus vaste. A l’opposé de cette façon de faire et de penser, il y a un livre très intéressant, qui est celui d’Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, dans lequel elle montre comment on peut pratiquer la science et construire des récits, rendre compte des récits d’autrui. En médecine se pose aujourd’hui la question : comment prendre en compte la parole du patient, comment en rendre compte ? Et les questions qui accompagnent celle-ci sont aussi bien : comment créer du lien ? comment créer une société ? Ce sont des questions qui sont posées aujourd’hui d’un point de vue critique.

© SMITH

Par rapport à tout ceci, le projet « Désidération » tente à sa façon de se distancier d’un rapport au monde qui exclut tout récit, de proposer une sorte de contre-histoire. La question que nous posons est : comment vivre avec notre mélancolie, avec le rapport au cosmos dont parlait SMITH tout à l’heure ? Puisque les choses ne vont pas changer du jour au lendemain, puisque nous n’allons pas d’un coup exister selon des connexions au cosmos, aux étoiles, il nous faut nous demander : comment apprendre à vivre avec notre mélancolie ? Il ne s’agit pas de rejeter la mélancolie – ou, d’ailleurs, la maladie en général – mais de l’intégrer dans un processus qui est un processus vital. Nous vivons la crise, nous avons conscience des catastrophes à venir auxquelles nous ne pourrons pas totalement échapper, mais nous connaissons aussi l’espoir.

S. : Ce que dit Lucien rejoint une dimension de cette exposition qui concerne le fait qu’il ne s’agit pas de se « re-sidérer », ce qui n’est sans doute pas possible, mais de faire quelque chose avec notre mélancolie, de travailler avec elle. Il s’agit de faire corps avec ce symptôme, avec cette impression ou cette émotion, en faisant ce que les humains sont capables de faire, à savoir impliquer des fictions, des histoires que l’on raconte, nos propres regards sur ce symptôme, en les mettant en commun, en réfléchissant et en créant ensemble – comme les diverses soirées qui ponctueront l’exposition nous y inviteront. Dans l’art contemporain, il y a peu de fictions, il y en a au cinéma mais pas tellement dans l’art contemporain où sont davantage mises en avant les formes que les fictions qui les sous-tendent. Avec cette exposition, nous essayons de faire l’inverse, en considérant tous les récits à égalité, qu’il s’agisse de celui d’un historien, d’un spationaute ou, à sa façon, d’un danseur. On rejoint un peu ce qu’aux États-Unis on appelle la « fiction spéculative », où il s’agit de s’informer à partir de sources qui ne sont pas reconnues par le savoir traditionnel, comme la science-fiction ou des approches intimes et personnelles.

Dans cette exposition, quelle est la place ou la fonction de ces structures métalliques conçues par Diplomates ?

M.P. : Si l’on parle de fonctions, on peut dire qu’elles servent à se réunir, à s’asseoir, à présenter. Mais nous sommes aussi là pour créer du possible, de l’imaginaire, et ces structures ont aussi cette fonction.

Je les perçois comme une réalisation architecturale de la mélancolie et de la désidération : celle qui se trouve dans l’entrée de la galerie ouvre sur un centre vide, sur un vide, et elle crée une délimitation spatiale qui est en même temps ouverte, sans bornes…

L.R. : Il y a aussi les structures plus petites, ces espèces de solarium qui sont des invitations à s’allonger, à rêver…

Est-ce que vous avez déjà une idée de la façon dont cette exposition va essaimer et se prolonger dans d’autres choses ?

S. : Tout est en construction, donc pour l’instant il n’y a rien de précis concernant le futur. Je pense que tout va continuer à pousser, à se déployer. Ce qui est acquis, je crois, est que pour chacun d’entre nous, ce qui nous intéresse, c’est de nous situer à l’intérieur des mondes les moins probables, de nous déployer à l’intérieur de ces mondes. Je pense que l’une des directions va consister à continuer à explorer des langages tel que celui des arts vivants. Il y aura aussi, sans doute, un opéra conçu à partir du livre que nous avons fait, Lucien et moi, qui s’intitule Astroblème et qui est une sorte d’appendice du projet « Désidération ».  Un autre projet concerne le cinéma, avec la question : comment adapter la « désidération » au film ? Le travail réalisé par Akira se transformera sans doute en un disque. Et les structures métalliques conçues par Diplomates sont par définition modulables et trouveront d’autres formes.

© Jean-Philippe Cazier

SMITH + Cellule Cosmiel (SMITH, Lucien Raphmaj, Jean-Philippe Uzan) + Diplomates + Akira Rabelais, Désidération : Prologue, galerie Les Filles du Calvaire, du 26 octobre au 23 novembre 2019.

Avec la collaboration de : Nadège Piton, Luc Labenne, Erwan Mabilat (Dysmorphic), Elisabeth de Senneville, Justin Smith Esquire. 

Trois soirées seront organisées durant le temps de cette exposition : le 14 novembre, le 15 novembre, le 23 novembre, qui réuniront, sous des formes diverses, des interventions de Patrick Boucheron, Andy Bradin, Jean-Philippe Cazier, Barbara Carlotti, Jean-François Clervois, Sorour Darabi, Domotic & Zoé Wolf, Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, Victoria Lukas, Guillaume Marie, Jérôme Marin (Monsieur K), Stéphanie Michelini, Anne Pauly, Paul B. Preciado, Florence Thomassin, Antonin-Tri Hoang, Vatican Soundsystem, Yelli-Yelli…