Arlette Farge : Au plaisir d’un non-livre (Vies oubliées)

Arlette Farge Vies oubliées, détail couverture

Le hasard a voulu que successivement et ici même j’aie à rendre compte de ce que j’appellerai deux « non-livres » et que j’y prenne un réel plaisir. Deux cas par ailleurs bien différents. Le premier était le Parking Péguy de Charles Coustille (Flammarion). Soit des photographies prélevées sur des lieux et sites à travers toute la France et qui furent baptisés du nom de l’écrivain Charles Péguy à titre commémoratif. À chaque fois, en regard de la photo du lieu figurait un court extrait de l’œuvre de l’auteur. Cela n’allait pas plus loin, mais l’enregistrement de cette double trace dans un certain contexte faisait sens et suscita en moi (et sans doute en d’autres) une réaction émue. N’y revenons pas mais le beau livre de Coustille me parut réussi alors même qu’il était fait de pièces et de morceaux.

Or, voici que me vient de la grande historienne Arlette Farge et sous le titre de Vies oubliées (La Découverte) un assemblage de ce que Farge se risque à nommer tantôt « déchets » et tantôt « reliquats » et qui sont en fin de compte des « lambeaux d’archives » que l’historienne a recueillis faute de pouvoir les intégrer à des ensembles ou des séries. Ce sont donc des « chutes » tombées du travail de recherche et d’enquête et qui, pour beaucoup d’entre elles, font écho à la vie d’humbles particuliers dont les témoignages n’ont pas mérité d’être consignés davantage. À ces éclats de vie sortis de tout contexte et frôlant l’absurde, Arlette Farge s’efforce néanmoins de donner sens en les commentant brièvement, avec talent et imagination certes mais néanmoins au risque de se planter. Tout cela donne à nouveau un « non-livre » mais d’une bien autre farine que le précédent puisqu’il n’a d’autre unité que le XVIIIe siècle dans la France d’avant la Révolution. La mise en contexte du fragment, qui est lettre ou note de carnet, a donc un caractère hypothétique. Cela ne veut pas dire cependant que ces micro-récits puissent laisser indifférent. Bien souvent fort peu d’indices suffisent à laisser percer une violence de classe, souvent subie, parfois exercée, et qui annonce les événements de la fin du siècle. Cela étant, et même si les déchets sont réunis en chapitres selon la thématique traitée ou rencontrée, l’ouvrage ne peut être vraiment lu en continu. L’historienne ici ne nous raconte pas une histoire, sauf à dire que celle-ci se dessine en filigrane au gré des échos que se font les uns aux autres les reliquats en question.

Comme c’est la voix des femmes qui se fait le plus entendre, nous la représenterons par les deux exemples que nous retiendrons. Voici ce qu’écrivait Marie-Thérèse Julie Beaucourt, native de Paris. Arrêtée pour mauvaise conduite, elle adresse une supplique au responsable de son embastillage aux fins de recouvrer la liberté et d’obtenir une place de femme de chambre. Elle écrit :

« S’il était en mon pouvoir de changer de sexe, je vous demanderais une place dans vos bureaux mais qu’il est malheureux d’être une femme pauvre et ambitieuse, ma pauvreté me fait sentir que je ne puis m’établir, mon ambition me le fait désirer. » (Archives de la Bastille, 1769) (Farge, p. 94). « Alors changer de sexe ? » se demande Arlette Farge non sans sourire.

Voici à présent le témoignage de Marie Henriette Gaulthier, ravaudeuse dans le pauvre faubourg Saint-Marcel ; cette fois, c’est elle qui porte plainte auprès d’un commissaire de police : « Déclare que le 13 mars à 9 heures du soir revenant chez elle avec son mari et sa fille de 10 ans de se promener dans le quartier Vaugirard, elle s’aperçut que son chien avait disparu, elle envoya sa fille le chercher, celle-ci ne trouvant rien, la rejoignit là où il y avait des particuliers qu’elle connaissait ; l’un d’eux Moreau , la prit alors à bras le corps, la jeta par terre et lui ayant relevé les jupons, il défit sa culotte pour jouir d’elle, que pour lors voulant écarter les jambes de la comparante, il lui tordit la cheville et deux particuliers dont Gousseau, retirèrent Moreau qui alors la frappa sur tout le corps. » (Archives nationales, 1780) (Farge, p. 250). Quid du mari dans ce honteux micmac ? De toute façon, la plainte n’a pas ici de suite connue.

Reste à boucler avec Farge l’étonnant volume que l’on vient de parcourir. La conclusion sera brève, car que dire ? Mérite en tout cas d’être mis en avant le mixte biscornu de dépaysement et de proximité qui se dégage de la plupart des « déchets ». Ou bien, dit autrement, l’alliance d’une absurdité avec une émotion prête à sourdre. Et l’auteure de qualifier joliment son recueil de « pénombres du siècle des Lumières ».

Arlette Farge, Vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle, La Découverte, « À la source », septembre 2019, 304 p., 18 € — Lire un extraitLire l’article de Christine Marcandier sur le livre.