Meet me by the gates, chantent The Penelopes and Isabelle Adjani. JD Beauvallet et Olivier Steiner les ont entendus. Duo d’articles pour trio d’artistes.
Les nuits sont noires. De plus en plus. La route est noire.
De quoi ça parle ? D’aujourd’hui. Aujourd’hui après la rupture, maintenant. Là où le monde existe. Là où seulement le monde existe. Le reste, passé, futur, c’est du cinéma. Un mauvais cinéma. Le monde des catastrophes, aujourd’hui. De quoi ça parle ? Ils lui ont envoyé un simple mail, une chanson, un texte comme un poème, une démo. M’offririez-vous cette danse ? Elle dit oui. On le fait. On y va. Le désir est revenu, un désir est revenu, différent du désir d’avant, certes, ce n’est plus le désir pull marine, celui du bleu dans la piscine mais c’est désir toujours désirant, neuf, qui repart de plus belle. La machine désirante, Isabelle.
Les nuits sont noires, si noires. Les guerres. Les génocides, la duplicité, la méchanceté, partout. Le monde se referme, ferme les portes, closing gates, le monde se cadenasse. On se prépare au pire, le grand affrontement mondial, l’autre fait peur, on a peur de l’autre, de plus en plus. Il arrive, menace, le pire. Pourtant le pire n’est jamais sûr, on a grandi sur cette idée, on l’avait chevillée au corps. Mais elle était peut-être fausse, le pire d’aujourd’hui semble de plus en plus certain. Something’s got to give, Quelque chose va craquer. On aurait pu croire qu’avec la science, les progrès techniques, numériques, tout pourrait aller vers de meilleurs temps. Non. Ou bien ça va prendre du temps, beaucoup de temps, longtemps, le meilleur temps, la Terre promise.
Les jours et les nuits sont noirs. Le monde a changé, tellement, de paradigme aussi bien. Les rois d’aujourd’hui sont ubuesques comme ils ne l’ont jamais été, caricatures d’eux mêmes, caricatures qui laisseraient même les Macbeth sans voix. Les Joker rient aux larmes, les Joker se tordent dans leurs rires discordants. Et la vulgarité partout. Et la peur. Le monde broie, le quotidien est une machine à broyer. Une catastrophe chasse l’autre, un incendie efface l’autre, forêts, cathédrales, tout part en fumées et fumigènes. Pendant ce temps on s’agite sur la toile, on s’indigne, on s’insurge, on grouille d’angoisse, et nos plaintes nous enferment dans la Mélancolie, dure ennemie que cette fucking mélancolie, comment lui donner tort, n’a-t-elle pas cette grande sœur qui s’appelle Raison ? Et cette autre petite sœur qui s’appelle Lucidité ? Tenir sa mélancolie au creux de la main, comme un petit oiseau chaud, blessé.
Ah ! comme il est doux et fidèle mon malheur, comme j’aime à me lover en son sein ! Nous finissons par accepter la Mélancolie dans nos vies et dans nos lits, elle devient notre compagne de chaque instant. C’est le petit oiseau mort regardé par Virginia – Nicole dans le film The Hours. C’est un ciel bleu marine, orageux et électrique de Lars Von Trier. Et Virginia finit par se coucher sur la mousse d’arbre, aux côtés du petit oiseau mort. Épouser la mort qui vient. La pente est glissante, nous glissons, enjambons les cadavres tandis que nous chutons. C’est un malheur, c’est aujourd’hui. La lutte de Jacob avec l’ange. Mais il y a les femmes, il y a des femmes. Les sœurs, les mères, les amies, les amantes.
La fin du courage, Cynthia Fleury. Cassandre qui hurle et prévient mais rien n’y fait nous n’entendons pas. Ce que nous entendons, savons, ne prend pas corps, c’est fou, ne fait pas chair, c’est fou. Gorgone nous paralyse, ça flashe sur Insta, ça éblouit sur le livre des visages, l’homme devient aveugle de tout ce qu’il voit, et nos meilleurs moments ne sont plus que des stories aussitôt publiées – aussitôt périmées. Sidérer, considérer, Marielle Macé. Ô rage, ô désespoir, ô vitesse ennemie. Un espoir ? Peut-être. Ralentir. Aujourd’hui. Ralentir le rythme, cette vitesse n’est plus humaine. Dans tous les domaines. Ralentir, décroisser, remettre du beau, de la dignité. Une vie ralentie, enfin éclairée, la ralentie.
Isabelle comme la renaissance d’un amour après les crises, sous nos ciels inutilisés. Isabelle, une ballade. Ralentie. Aujourd’hui.
Olivier Steiner
The Penelopes par JD Beauvallet
Le groupe The Penelopes ne s’est pas un jour formé. Ça évite les sagas à l’authenticité douteuse sur des parcours qui se veulent rocambolesques, voire romanesques. Pour Axel Basquiat et Vincent Tremel, il n’y a simplement pas eu de vie avant leur duo. Ce duo, c’est juste l’histoire de leurs vies. Dans une cité de Stains, en banlieue nord de Paris, Vincent a ainsi grandi au quatrième étage, Axel au second. Leurs parents se connaissent, se fréquentent. Les deux bambins grandissent ensemble, les deux étages d’escaliers les relient. Ils vont à l’école ensemble, se retrouvent ensuite pour partager 4h et Carambars.
Il n’y a pas de date de rencontre”, confirme Vincent. Il y a par contre très clairement une date de rencontre avec la musique. Elle entre un jour en force dans la vie des deux banlieusards, par la télévision. Axel a 11 ans et sur le petit écran apparaît The Cure. C’est plus qu’une révélation : une épiphanie. “J’ai immédiatement adoré Robert Smith, se souvient-il. Il me fascinait tout en me faisant un peu peur.” À l’école, les autres écoutent du rap quand, à 13 ans, Vincent et Axel se plongent dans ce monde étrange de la musique alternative. “Quand tu vis en banlieue, tu es un outsider, dit Axel. En écoutant cette musique, on était des outsiders à l’intérieur des outsiders. On souffrait de la banlieue.” Grâce à Robert Smith, ils sentent pourtant qu’un autre monde est possible, loin de l’ennui et du désœuvrement de leur cité. La musique, les découvertes communes cimentent leur amitié.
Ils échangent cassettes et livres : Joy Division, Sartre, Camus, Hermann Hesse, Stefan Zweig… Et surtout partagent une carte à la médiathèque de Stains, où ils lisent du premier au dernier mot le magazine alors bimestriel Les Inrockuptibles. C’est une puissante échappatoire et aussi une révélation, rassurante : les deux garçons ne sont pas seuls. Axel : “Pendant des années, on a été à part avec nos dégaines punk… Même si on jouait au foot avec les autres, on restait différents.” Vincent enchaîne : “Le groupe-phare, à Stains, c’était NTM, sans doute le meilleur groupe punk français que j’ai vu sur scène. Avec nos Doc Martens, on se faisait remarquer.” Un peu trop parfois, quand les deux garçons se font plusieurs fois courser, dépouiller, tabasser. “Ça nous a formés, ironise Axel. On a aujourd’hui un radar qui nous prévient des risques d’embrouilles. Je reste hyper vigilant. Car nous avons vraiment connu le danger.” À cette réalité dure et grise, Axel et Vincent trouvent dans les destins de musiciens eux aussi échappés à la banlieue, Bowie en tête, des modèles, des contre-exemples. “La musique nous a permis de nous évader”, disent à l’unisson les deux garçons. Ils citent ainsi avec une émotion intacte les albums de Prefab Sprout, des Cocteau Twins, de New Order, des Sundays, de la scène de Manchester…

Pour leurs 15 ans et leur entrée en seconde, leurs parents font à Vincent et Axel, excellents élèves, un cadeau qui comptera énormément : ils les inscrivent au lycée à Paris. Vincent y découvre stupéfait que l’on se moque de son accent et expressions des banlieues : c’est un autre monde. Situé à 10 km de Stains ! “On se sentait à l’étroit chez nous, se souvient-il. Paris a été une énorme découverte. C’était un soulagement. Nos parents étaient des prolos, on ne venait pas à Paris en famille.” Des interviews en profondeur de musiciens qu’ils dévorent alors dans la presse musicale, Axel et Vincent retiennent une leçon : il ne faut jamais travailler. Ça sera donc la musique, en brûlant les ponts avec toute idée de carrière. Malgré des études longues et réussies de médecine pour Axel et de droit pour Vincent, les deux garçons choisissent la liberté de créer, une autre forme de labeur.
Très vite, le duo s’installe à Londres pour se concentrer sur la seule musique, avec obsession, maniaquerie. Car malgré ses costumes flamboyants et ses manières de dandy, Axel le confirme : “nous sommes des geeks”. Sans doute les geeks les plus suaves et cools de Londres alors. “Nous souffrons peut-être d’une forme d’autisme, continue Axel. En studio, nous claquons la porte du monde, c’est un cocon, une cabane. Nous y passons notre vie, avec nos machines et nos guitares.” Les machines sont aussi des jouets, qui sont ici utilisés pour la création comme à l’heure de la récréation. C’est le cas quand, en 2016, The Penelopes remixent sans rien demander à personne le Just Like Heaven de The Cure. Une sortie non-officielle qui le deviendra pourtant, lorsque le single sera martelé par plusieurs radios anglaises. Cet hommage à l’enfance de deux musiciens désormais diaboliquement aguerris propulse, malgré eux et même à leur stupeur, les deux Français dans le cercle très hype des remixeurs que l’on s’arrache comme des trophées de chasse.

Ils sont courtisés par Tom Tom Club, Citizens, Lana Del Rey, Pet Shop Boys, Alt-J ou Ting Tings. “On s’est servi de ces remixes pour apprendre à maîtriser le studio, dit Vincent.C’était juste un laboratoire, ça nous a permis de comprendre les tempos, les arrangements.”Pendant plus d’un an, Vincent et Axel perdent un peu le contact avec The Penelopes. Mais ils réalisent vite qu’ils sont un groupe, soudé par l’histoire, et pas seulement des remixeurs en vogue. Il faut vite donner suite à The Arrogance of Simplicity, un album-bilan, un album hommage à l’adolescence. Continuer les aventures soniques et mélodiques de Priceless Concrete Echoes, pousser plus loin encore les recherches d’une pop à la fois dansante et mélancolique de Never Live Another Yesterday. Il faut également résister à la tentation de ne plus sortir de son studio pour y composer à l’abri du monde des BO comme La Contribution de Chloé Delaume (2014), L’Incomprise d’Asia Argento (2014) ou Acid de Just Philippot (2018).
Dans toutes ces expériences cumulées, le duo voit un long apprentissage de l’écriture, du son. Une façon de se nourrir avant de passer à un album plus sophistiqué, moins nonchalant. Axel : “On a vraiment appris le songwriting depuis que nous vivons à Londres. Avant ça, comme nous étions dans la musique électronique, on était nettement moins préoccupés par l’écriture, les structures… Du coup, après ces travaux pour le cinéma, nos tempos se sont ralentis sur le nouvel album, il y a moins de vernis. La voix est là, toute proche. La constante, c’est notre mélancolie. Elle nous poursuit depuis Stains.”

En bons Londoniens, en passe même d’obtenir la nationalité britannique, The Penelopes garderont éternellement de la France le souvenir de Gainsbourg, l’homme qui faisait chanter les femmes. Ça sera un fil rouge sinon un concept pour le nouvel album. On y retrouvera une femme rare et courtisée, Isabelle Adjani, contactée par e-mail. “Elle nous répond que la chanson lui rappelle Leonard Cohen et les Cocteau Twins, se souvient Axel. Quand nous avons lu ça, Vincent a changé de voix tellement il était surexcité. Côté musique, elle a pourtant refusé beaucoup de propositions depuis Gainsbourg. Quand on enregistre avec elle, on se pince !”
La voix douce et majestueuse d’Isabelle Adjani vient hanter le trouble Meet Me By The Gates, single masterisé par Miles Showell (Disclosure, Lana Del Rey, Portishead) dans les mythiques studios d’Abbey Road à Londres. Axel y assume, comme partout sur l’album, son rôle de crooner sombre, orageux. “Quand je suis arrivé à Londres avec nos chansons électro-pop, se souvient-il,un pote producteur m’a dit qu’en fait, j’étais un chanteur folk. Je n’avais pas compris ce qu’il me racontait. Il m’a fallu des années pour comprendre ma voix. Je pensais qu’une voix aussi grave, influencée par Ian Curtis, Leonard Cohen ou Nick Cave n’avait rien à faire dans de l’électro sautillante. Des gens chez qui il y a toujours une lumière, même dans le noir. Pour décrire notre musique, Robert Smith a utilisé le mot “quirky”, “tordu”… Ça a marqué le son du nouvel album.” C’est toujours fascinant d’observer des boucles se boucler.
Dans le cas des Penelopes, c’est le remix de The Cure qui leur fournit en 2018 la plus belle récompense pour ces années de stakhanovisme et de fidélité. Un jour, par la poste, ils reçoivent une longue lettre depuis apprise par cœur. Elle est signée Robert Smith. Il les invite à jouer avec The Cure au festival londonien Meltdown. Axel éclate en sanglot, hurle de joie dans la maison. Vincent se souvient d’une immense fierté. Les deux garçons sortent se prendre une cuite mémorable. La lettre est aujourd’hui encadrée dans la maison des Penelopes. On demande à Axel et Vincent ce qui les a, depuis toutes ces années, le plus impressionné chez l’autre. Sourires gênés. Axel : “Il m’apporte du calme. Sinon, je suis très intense. Comme j’ai manqué de plaisir dans ma vie, je me bats pour la moindre miette de plaisir”. Vincent : “Il est plus fonceur, opiniâtre. Il ne lâche rien, veut toujours plus. Il m’apporte toujours du nouveau.” Cette association de caractères forts pourrait virer à l’affrontement permanent. Axel et Vincent, amis de 25 ans, avouent pourtant ne s’engueuler que rarement – et toujours pour des raisons musicales. “Nous sommes très polis et gentils. Mais attention au bad boy qui dort en nous.”
