Billet proustien (11) : Le paillasson des Guermantes

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

La famille du jeune Marcel est désormais logée à Paris à proximité de la demeure des Guermantes. Aussi arrive-t-il à notre héros de croiser la belle Oriane dans le quartier, à l’égale d’une reine qui aimerait à s’encanailler un peu :

« et le matin, au moment où elle allait sortir à pied, comme si l’opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en promenant familièrement au milieu d’eux sa vie inaccessible, pouvait être un tribunal pour elle ».

Mais la duchesse s’est préparée dès son logis à affronter cette promiscuité :

« je pouvais l’apercevoir devant sa glace, jouant avec une conviction exempte de dédoublement et d’ironie […] comme une reine qui a accepté de représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce rôle, si inférieur à elle, de femme élégante. »

Et le jeune Marcel de poursuivre en évoquant les détails du souci vestimentaire qui accapare la duchesse avant sa sortie :

« elle regardait si sa voilette était bien tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau »

En fait, ces précisions-là rien que pour mieux lancer une comparaison somptueuse et dérisoire selon laquelle un noble cygne se trahit dans un geste rappelant qu’il est fait de désir vulgaire :

« comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espèce animale, garde ses yeux peints des deux côtés de son bec sans y mettre de regards et se jette tout d’un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est un Dieu. »

Comment admettre sinon que celle qui régente le premier salon du faubourg Saint-Germain ait les conduites du commun des mortels ? Et pourtant, chez les Guermantes, les meubles sont battus le matin comme partout ailleurs. Mieux ou pire encore : le paillasson de l’entrée qui délimite une frontière sociale (un Équateur, dit le texte) est, pour une mère de Marcel qui ne se raconte pas d’histoires, « en bien mauvais état ».

(Le Côté de Guermantes, Folio, p. 22-25)