Laure Gauthier : « Écrire, c’est nécessairement faire fi de l’aimable et du mièvre »

Laure Gauthier © Université de Reims

Écrire à rebours d’une vision romantique sinon violemment romanesque de Villon : telle est la visée ultime du très beau je neige (entre les mots de Villon) que Laure Gauthier a fait paraître il y a peu. Essai-poème, poème-essai : les frontières s’effacent sous la neige du texte et offre une réflexion aussi neuve qu’hybride sur ce qu’est la vie d’un homme pris dans le poème. C’est à l’occasion de sa lecture, à voix croisée avec Katia Bouchoueva, ce samedi 5 octobre, à la Maison de la Poésie de Paris, que Diacritik est allé à la rencontre de Laure Gauthier pour revenir avec elle sur ce texte clef et la figure clef de Villon.

Quelle est la genèse de votre très beau je neige (entre les mots de Villon). Comment ce texte est-il né ? Entendiez-vous immédiatement articuler en deux parties votre texte ou sont-elles nées de manière distincte ? Enfin, plus largement, comment, pour votre part, avez-vous rencontré la poésie de Villon ? Pourquoi revenir à cette poésie était-il selon vous un geste d’absolue nécessité contemporaine ?

La poésie de Villon m’accompagne depuis l’adolescence et je la relis à intervalles irréguliers. C’est à l’hiver 2014-2015, lors d’une année de repli où j’ai fait « écluse » dans un nouvel appartement et donné la moitié du peu que je possédais pour ne pas étouffer sous les objets, remis en question bien des composantes de ma vie, que j’ai entrepris de relire la poésie de Villon, encore une fois. Une poésie de la dispersion des biens, de la philanthropie qui se cabre avec force et parfois humour face à la violence du monde et la détourne.

Je lisais sans savoir où cette lecture me mènerait. Dans un premier temps, j’ai pour ainsi dire « incanté » Villon comme on espère trouver une porte dérobée dans un mur ; lu les Laiset le Testament à voix haute, à voix basse, dans la langue originale sans la connaître bien, et dans sa traduction en français moderne, sans aucune intention. Au fil des semaines sont apparus sous le texte certains mouvements fondamentaux de l’écriture ainsi que des voix, des lignes vives aussi, une forme de dialogue avec l’avant-œuvre de Villon, avec sa langue avant la saisie par l’écrit, que j’entendais bruire encore à vif, en train de s’écrire. C’est là que tout a commencé. J’ai tenté d’inventer à mon tour une langue pour dialoguer avec le mouvement de sa poésie, non pas un dialogue muséal, ni un essai, non, un dialogue vivant qui donc fait signe vers l’à-venir.

J’ai commencé à lire, à écrire des images en contrepoint de son œuvre et aussi à fréquenter jusqu’à épuisement la littérature de son époque, à écouter la musique polyphonique d’alors et à lire de nombreux essais et de (trop) nombreuses biographies. C’est au printemps 2015 que j’ai commencé à écrire « entre les mots de villon », qui est devenu la deuxième partie du texte publié : j’étais invitée par Claire Tencin à effectuer une résidence d’auteur en ligne pour le site qu’elle dirigeait alors, ardemment.com : j’ai publié régulièrement, deux ou trois fois par semaine des textes, qui sont une première esquisse du livre. Ensuite, au printemps et jusqu’à l’automne 2015, j’ai écrit une première version de « je neige », la première partie publiée donc, et j’ai retravaillé le texte dans sa totalité ensuite l’année suivante.

Il y a une nécessité contemporaine à approcher de près la poésie de Villon, à en faire l’épreuve pour entendre la force des questions qu’elle soulève. Je neige est bien sûr une incitation à relire ou même à découvrir Villon. Même si mon projet ne résulte pas d’une intention, mais d’une sorte de poussée insensible, il me semble essentiel, à plusieurs égards, d’entrer en dialogue avec la poésie de Villon : nous pataugeons dans une société capitaliste tardive avec des tendances antidémocratiques, on perçoit la chute possible dans une forme de sauvagerie qui ne touche, pour l’heure, que certains groupes de la société frappés par l’appauvrissement, l’absence de papiers ou de droits d’asile, la perte d’emploi et la maladie. La violence augmente de façon considérable envers toute personne s’opposant au système majoritaire, et l’abondance, elle, touche des populations de moins en moins nombreuses mais de plus en plus riches. Par ailleurs, pour faire face, nous avons de la peine à raisonner en des termes autres que marqués par la modernité : nous pensons un « après » la modernité, un « post-contemporain », sans pouvoir encore nommer autre chose ou nous émanciper vraiment de celle-ci, de cette société rationnelle, positiviste, bourgeoise et capitaliste dite moderne qui, depuis 1800 a la peau dure.

Dialoguer avec la poésie de Villon, c’est dialoguer avec une poésie qui émerge dans le remous entre le Moyen Âge finissant et le monde de la Renaissance. Ce dialogue entre notre modernité épuisée et le Moyen Âge déliquescent de Villon est fructueux. La poésie de Villon creuse une entaille dans la morale de son temps, une glissade hors-du commun de la poésie d’alors, une avancée incertaine en terre nouvelle. Sa langue soulève des questions sans y répondre, des questions que je tente de faire entendre aujourd’hui, autrement :’approcher du cratère singulier qu’est l’œuvre de Villon pour garder la lave des questions. Ne pas redire, ne pas refaire, ne pas rendre un hommage lénifiant ni emboiter le pas à Villon, mais conserver son altérité et tendre au lecteur d’aujourd’hui l’immense force insurrectionnelle de ses vers. J’ai tenté comme en musique une variation contemporaine qui tracerait un trait discontinu entre sa poésie et aujourd’hui, le monde violent de son époque, l’avant-Renaissance et le nôtre, post-démocratique et d’après abondance.

Villon maintient le poème sur une arête entre poésie et réel ; il n’attaque jamais de front mais de biais. On assiste aujourd’hui parfois encore à la vieille tentation escapiste de poètes qui proposent de l’éther post-romantique, un ailleurs idéalisé, ou, au contraire, à une littérature qui aspire à coller au réel compris comme prosaïque ou trivial. Je crois pour ma part, avec une affinité avec ce qu’évoque Philippe Beck dans son essai La Berceuse et le clairon, que les écrits doivent dans un même temps sonner le clairon et donc appeler à la vigilance notamment politique, et chanter une berceuse, donc distraire de la violence du monde, sans tomber dans l’une ou l’autre ornière. La poésie de Villon est traversée par cette tension : elle est un appel à la vigilance, mais elle offre aussi du blanc où respirer. Ses lais et ses ballades présentent les éclats de grenade de l’extrême violence politique et religieuse de son temps et l’impact de cette violence dans des scènes apparemment anodines : en quelques vers seulement, parfois même en fin de strophes, l’évocation d’un pendu ou d’une torture vient dégonder l’ordre du poème ; apparaît alors la sauvagerie arbitraire des dirigeants de son temps ; et en même temps il s’attarde sur les êtres et la vie précaire, fragile, l’amour ou le désir, et invente une langue pour des êtres et des objets qui en étaient jusqu’alors privés : il nous met le nez dans la violence du monde pour nous en détourner ailleurs allègrement. Il intègre du dialecte dans le français, fait basculer une ballade dans le dernier vers prenant à rebrousse-poil les attentes, travaille les enjambements ou encore un verbe pour le faire résonner hors de l’usage commun. Trouer la langue et entailler le paysage. Frayer un passage nouveau. Trouver une langue riche en étant pauvre de biens, maintenir une complexité de langue et de pensée pour tous, c’est un peu une « esthétique de la résistance » pour paraphraser le titre du livre de Peter Weiss. Je me suis inscrite dans cette continuité à ma façon.

Votre texte entend proposer à la saisie, à la voix et à la vue, un Villon comme désentravé de tous les oripeaux dont on a pu, au fil des siècles et des lectures, le couvrir et finalement, ainsi que vous le suggérez, le dévoyer. A ce titre, le Villon que vous offrez est un Villon qui, tout d’abord, se détache loin de toute vision romantique. Comme si retrouver Villon, c’était annuler la mythologie romantique qui, en un sens, a pu en terrasser durablement la lecture. Diriez-vous ainsi que votre Villon se donne comme anti-idéalisant et absolument contre-romantique ?

Un dialogue fécond entre des poètes et l’œuvre de Villon a existé, existe et continuera d’exister : je pense, parmi de nombreux poètes, à Baudelaire, à Rimbaud, à Mandelstam ou plus récemment à Manon. Chaque poète éclaire à la fois des versants de l’œuvre de Villon et des pans du monde dans lequel il vit : dans son essai de 1913, Osip Mandelstam a vu dans la poésie de Villon un exemple de poésie non symboliste, en prise directe avec le réel, ce qui confortait sa conception acméiste de la poésie, tandis que Christophe Manon dialogue dans son beau Testament (d’après François Villon) (Léo Scheer, 2011) avec la structure même du Testamentet des ballades aujourd’hui dans un mouvement philanthropique. Je continue à ma façon ce dialogue.

Ce contre quoi je m’inscris en faux, c’est, en revanche, la légende romantisée ou plutôt épinalisée de Villon qui obstrue le champ de la lecture. Dès sa mort, la biographie prenait le pas sur l’œuvre, comme dans les Repues franches de Maistre François Villon où il est décrit comme un pique- assiette ou un jouisseur rusé. Et puis, bien plus tard, quand on l’a redécouvert au XIXe siècle, il y a eu une aggravation romantique, le romantisme français cherchant en Villon un « génie » précurseur, Banville parle dans un dizain de « libre génie », et plus tard encore Villon devient l’archétype du poète maudit. Cette auréole, cette lecture hagiographique ensevelit la lecture, la filtre, l’oriente, l’empêche. A trop idéaliser la personne, on n’entend plus la force inouïe de ses vers. J’ai entrepris de désensevelir la voix dans le texte de Villon, et de donner à entendre les impulsions, les mouvements qui l’animaient, de « secouer le cocotier des préséances ».

Pour donner à entendre cette voix, ou plus exactement ces voix, il s’agissait aussi de faire taire le répertoire des chansons composées à partir de Villon, où certains se font troubadours à l’envers, tentent de réintégrer sa poésie à une tradition avec laquelle il prenait des libertés et ses distances. C’est violent. J’ai surtout voulu sortir de cette idée d’un Villon parolier de chansons populaires, auteur de refrains, alors que sa poésie est une tension irrésolue entre écrire et dire, écrit et oral : il fait un travail en finesse sur ce qui se répète pour justement opérer des retournements inattendus et se jouer de l’usage des choses et du monde. Ce sont ces mouvements de retournement que je donne à voir, des opérations de dégondage syntaxique que je tente de faire entendre.

Oui, je neige (entre les mots de villon) comme mes autres textes, est résolument anti-idéalisant car l’idéalisation est une forme de stase mortifère alors que je tente de dialoguer avec le mouvement, ce qui est vivant : je pense à kaspar de pierre qui tente de désidéaliser la figure de Kaspar Hauser, l’enfant enfermé jusqu’à 17 ans dans un cachot en Allemagne, que Verlaine et d’autres ont sanctifié comme une figure idéale du poète. Ma lecture de Villon n’est pas anti-romantique, en ce sens que le romantisme allemand m’a nourrie, notamment Novalis et Hölderlin, et qu’il ne s’agit pas d’en nier l’héritage mais de ne pas le refaire, d’imaginer un horizon autrement, et, en ce sens, elle est contre-romantique : relire autrement la poésie du Moyen Âge, en sortant de la lecture romantique, permet de dépasser la modernité et d’appeler de ses vœux de nouvelles écritures, un autre rapport au réel, non idéalisant.

Dans ce même effort pour ôter Villon du texte qui entrave Villon, je neige (entre les mots de Villon) œuvre avec force à détexter, pourrait-on dire, tout ce qui s’est dit sur Villon, et notamment une lecture en particulier : la lecture biographique. Vous dites à ce propos : « Il y a pour l’œuvre de Villon une obsession biographique ; reconstituer les chairs du poète à partir des empreintes des vers, sonoriser sa voix ; Villon guimauve, Villon excrément, Villon souillé. » Et vous concluez en affirmant : « La biographie a remplacé la vie d’écrire » Pourriez-vous nous expliquer plus précisément ce qui forge chez vous la nécessité absolue de rejeter le biographique chez Villon, le sortir de terre en somme comme vous en suggérez également l’idée ?  

Il n’est pas rare que l’on tente de réduire les écrivains à leur biographie. Ramener une langue inconnue à des faits actés, c’est rassurant. Au moins ça, on peut en parler. Plutôt que de se frayer un chemin dans la poésie de Villon qui nous échappe ou celle de Hölderlin ou d’autres, on les ramène à des images d’Epinal : le poète fou, le poète pauvre ou le poète brigand. Pour Villon, c’est radical car sa biographie présente de nombreux faits qui sont hors-normes : il a bravé l’autorité au risque de la mort, il a participé à des vols et commis un meurtre ; il a disparu en 1463 après avoir été banni. Il y a de factoune obsession biographique dès sa mort. Rabelais jugeait bon de décrire les dix années après son bannissement, des années dont on ne sait rien, de ramener l’inconnu à du connu donc, du racontable. Le problème majeur vient du fait qu’on fait une équation entre les faits avérés de sa vie et son œuvre. Mais c’est la modernité qui a aggravé ce rapport à la biographie et faussé la lecture de l’œuvre par excès de confiance en la raison. Car malgré tout Rabelais, au moins, invente dans le trou biographique, tandis que la modernité bourgeoise à partir du 19esiècle se rassure au connu. On arrime ses ballades à des faits précis. On n’est pas sorti du positivisme. Il y a un intérêt croissant pour les biographies et aussi pour la vie de Villon : romans, films, bandes dessinées. On en est arrivé à lui tresser un collier d’images d’Épinal jusqu’à l’indigne. Certaines biographies récentes remplissent son « je » comme un boudin à coup d’anecdotes avérées ou romancées, le tout attesté par des citations de poèmes qui viennent illustrer les scènes de viol ou de torture. Cela dévoie toute l’œuvre avec grande violence, justement car Villon avait pu subir des tortures inouïes en ne les évoquant que très brièvement, au détour d’un vers, souvent avec humour. Les éclats de la violence biographique sont des entailles dans le dos d’un poème qui dit autre chose. Villon ne se racontait pas, il déplaçait certains éléments de sa vie pour les ouvrir vers plus que lui. Faisait entonnoir à l’envers. Contre-biographie.

L’époque moderne, depuis le romantisme a vu grandir le sensationnalisme comme une baudruche. J’appelle cela la « fait-diversification » en marche de notre société occidentale. On traite tout, dont la vie des auteurs, comme des faits divers. A une époque, on allait assister à des décapitations en famille, à l’époque de Villon on assistait même à des tortures, on allait voir des gens condamnés à être bouillis vivants : aujourd’hui on mange en lisant des faits divers du monde entier. On prend le dessert en écoutant si le slip de la petite fille violée et tuée était couvert de sperme ou pas, s’il y avait du sang sur le doudou.

Villon, lui, est traité dans de nombreuses biographiques comme un fait divers en marche, c’est l’aspect sensationnel qui est mis en avant. C’est la raison pour laquelle je « raconte » à un seul et unique moment un fait biographique, à savoir le meurtre de Philippe Sermoise sous la forme d’un fait divers comme on en lit dans les journaux ou sur internet. On aura compris ce que je fais du biographique !

A l’inverse, ce que j’appelle la vie d’écrire, c’est le mouvement entre un être vivant et une œuvre, un mouvement qui n’est pas forcément attesté et n’est pas sédimenté : c’est l’engagement du corps et de la santé de l’auteur par exemple, l’exposition à la vie sociale, amoureuse et politique, la façon d’éprouver le temps et bien d’autres choses, tout cela compte et ne se résume pas. Il est important pour lire les derniers tomes de A la recherche du temps perdude comprendre l’urgence dans laquelle était Proust au moment où sa santé se dégradait, cette poussée qui n’est pas la même dans Albertine disparueet dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs car celle-ci a une incidence sur le rythme même de ses phrases et sur la construction romanesque. Ou par exemple aussi les persécutions qu’a subies Mandelstam, puis sa déportation, ont, bien sûr, une incidence directe sur son œuvre. De même, la vie de Villon a été une vie d’écrire, il a transgressé l’ordre de son temps pour entreprendre de transgresser l’ordre du langage, s’est exposé jusqu’à la mort à plusieurs reprises. Ces mouvements, j’ai entrepris de les laisser bruire, de les approcher, sans les décrire, sans les fixer.

Une des idées parmi les plus neuves et les plus importantes de votre je neige (entre les mots de Villon) consiste, dans l’élan de ce même refus du biographique, à appréhender différemment les archives. A ce titre, les archives sont suspectées de vouloir restituer la vie et de se poser, en somme, non comme des traces d’une existence mais comme ses preuves. Comme si les archives étaient une affirmation et comme vous dites autant d’« actes actés » alors que le poème n’entend être que suggestion. Pourriez-vous nous dire en quoi les archives seules ne vous paraissent pas pouvoir rendre compte de la voix poétique de Villon ?

A la différence de l’approche biographique que je rejette, je ne suis pas hostile à ce qu’on s’appuie en poésie sur des documents d’archives. Après un excès de subjectivisme, il était compréhensible qu’une poésie fondée sur les documents d’archives voie le jour, une sorte d’assèchement organisé qui peut être un appui contre les discours manipulateurs et une réaction contre les dictatures, on pense bien sûr à la poésie de Reznikoff. Mais voilà, je déplore aujourd’hui parfois une forme de systématisme de l’écriture de l’archive. Une certaine poésie qui se veut objectiviste, et qui fait montre d’une forme de naïveté épistémologique dans l’usage des documents, comme si exhiber un document ou faire des opérations de montage à partir de documents suffisait à attester une vigilance politique. Or c’est loin d’être toujours le cas. C’est bien sûr l’épineux problème du lien entre la poésie et le réel qu’on ne cesse de réinterroger, et la place du document est une partie de la question.

Ma distance à l’archive, au document, dépend bien sûr du projet. Dans le cas de Villon, j’ai parcouru tout ce qui est aujourd’hui « acté ». J’ai utilisé toutes sortes de sources, le précieux travail de Marcel Swob dans ses essais consacrés à Villon, des sources historiques connexes que ce soit dans des livres scientifiques ou sur internet sur la topographie du Paris du XVesiècle, les modes opératoires de torture, le fonctionnement de la police du Châtelet ou les dialectes de l’époque par exemple. Je choisis de frôler l’archive, de placer le récit poétique en léger hors-champ des documents afin de laisser apercevoir ce qui sourd sous le document, ce qui est vivant et se cabre à côté des faits actés. Les documents sur Villon m’ont permis de dessiner une cartographie des actes connus : il était clerc, il a commis des vols et un meurtre et a été condamné à l’exil. Je l’ai tracée puis j’ai situé la voix délibérément dans les trous de l’archive, dans ce qui échappe. A aucun moment le mouvement qui a traversé Villon et qui strie sa poésie ne se limite à ce qui est déposé ou rapporté. Je ne cherche pas, bien au contraire, à nier le réel, mais c’est la force de Villon de créer ce que Nancy Freeman, dans son essai sur Villon, appelle à juste titre des « effets de réel » :  ce mouvement de torsion, de contre-violence du monde qui est le plus important et depuis lequel j’ai écrit, aujourd’hui, autrement. Une contre-violence du monde à réinventer en dialogue avec Villon.

Adossée à ce désir de rendre Villon à Villon transparaît l’idée, au fil de la lecture, selon laquelle pour vous écrire sur un poète, c’est rendre le poème au poète et donc à sa voix. Mais cette voix doit-elle encore être entendue sans survoix en quelque sorte, c’est-à-dire, comme vous le précisez, sans amabilité ni joliesse. Est-ce qu’écrire et lire c’est ainsi faire fi de l’aimable et du joli ? Pensez-vous que la lecture de Villon, somme toute hagiographique, en a été prisonnière ?

Oui, écrire, c’est nécessairement faire fi de l’aimable et du mièvre. Dialoguer avec Villon, c’était aussi faire sauter le crépi de clichés sur lui, dégager les voix. Villon écarte la joliesse de la poésie amoureuse courtoise de son temps qui peut tourner à vide, tout comme il prend ses distances avec la poésie des troubadours. Il faut voir qu’il écrit dans un monde où un abbé qui dirige une prison à Meung-sur-Loire pratique la torture, où l’on voit quotidiennement des pendus sur la place du Châtelet, et où ses amis coquillards ont été bouillis vivants. Or, Villon n’écrit pas qu’au couteau. Il y a des moments où la violence du monde vient zébrer le poème, empêcher la joliesse, l’amour ou l’humour ; malgré tout, il est capable de décrire le dénuement matériel, l’adversité ou la vieillesse avec des traits d’humour, d’autres fois avec une forme de tendresse, des contre-mouvements nécessaires.

Cette plasticité de la langue est essentielle : il s’est agi pour moi que la langue poétique n’édulcore pas la violence du monde, ne soit pas en deçà de celle-ci, et ça cogne dur, donc j’ai tenté de trouver une force de résistance, des vers, des phrases qui tiennent la route et l’affront du réel, une langue qui se cabre. Et en même temps, ne pas être là le couteau à la main, mais pouvoir contre-pagayer, avec gravité ou humour, voir se déployer toute l’irisation du spectre d’émotions. Je ne rejette pas l’émotion, à condition toutefois qu’elle serve à mettre en mouvement autre chose qu’elle-même, qu’elle invite à penser, repenser, réagir ou se protéger.

« Entre les mots de Villon » : tel est, on le sait, le titre de la seconde partie de votre texte mais aussi bien votre désir de porter l’attention sur ce qui ne manque pas de faire question dans la saisie du poète. Pour vous, les blancs d’un poème et, en particulier, de Villon ne doivent pas être remplis : le travail de lecture et de poème consiste bien plutôt à laisser les blancs aux blancs et à ne pas remplir « entre les mots ».
Deux questions se posent ainsi : en quoi, tout d’abord, ces blancs sont-ils tout d’abord une manière pour vous de faire entendre la voix de Villon ? La seconde question, incidente, concerne la lecture des vers de Villon : pourquoi selon vous les uns et les autres cherchent-ils à remplir ces blancs ? Ne font-ils finalement pas suffisamment confiance aux vers de Villon ?

Je ne veux pas juger des tentatives des autres poètes, je pense qu’à chaque fois, les projets correspondent à la façon d’entendre la poésie de Villon ; mais en effet, s’il y a une grande force, des moments stridents chez lui, je pense que l’on dégage rarement assez la matière de ses vers.

Je ne voulais à aucun moment reprendre les formes poétiques choisies par Villon comme la ballade ou le lais ni sa façon de les travailler. Il fallait pourtant prendre acte de la musicalité de ses vers, du mouvement des strophes et du jaillissement entre les mots. Je n’ai fait que frôler parfois sur un vers ou deux des formes proches des siennes, m’approchant du huitain ou jouant sur le principe de (non)-répétition qui est complexe chez lui.

D’une certaine façon, le « blanc » est partout aussi chez Villon, mais autrement que dans je neige. Jacqueline Cerquilini-Toulet dans la préface des Œuvres complètes de la Pléiade appelle ce blanc chez lui le « ton de l’anacoluthe » : il y a des ruptures de syntaxe, de style, de sens, des césures, des rejets. Ce qui se passe entre les vers est primordial, il se tord quelque chose que je tente de faire entendre, des silences, des ré-aiguillages. Villon opère d’autres ruptures à l’intérieur du vers et entre les mots dont j’ai tenté de rendre compte sans l’imiter, en organisant le blanc.

Le blanc est plastique, multiple : il est investi dans je neige comme silence, comme son blanc, comme rupture, comme temps de la suspension ou du retournement, un moment où la langue sort de ses gonds, où l’usage poétique se déboite, un moment que l’on entend, un silence habité, une texture, une matière. Villon, oui, nous tend le blanc. C’est ainsi que je l’ai entendu.

Mais bien sûr, disperser du blanc de façon aussi extrême dans le texte, c’est aussi une volonté d’éviter la saturation, de prendre acte du mouvement de legs du Testament, de dépouiller les vers jusqu’à dégager à vif leur mouvement. Dés-accumuler, désagrafer. Faire silence pour mieux entendre l’esquisse.

« Entre les mots » consiste à faire surgir et faire entendre pour vous la voix de Villon. Une voix étouffée, une voix tue, une voix inentendue parce que sciemment ou maladroitement ignorée. C’est le sens notamment de la première partie du livre je neige où s’articulent, se désarticulent, se répondent et s’échappent autant de voix singulières, toujours plus singulières, qui, avec prudence et pudeur, veulent dire la voix Villon, le poème Villon. Pour en synthétiser le mouvement, vous énoncez une formule lapidaire et féconde : « Villonner, c’est polyphoner. » En quoi s’agit-il pour vous du noyau poétique même de votre texte et du destin de voix qui est le sien ?

Oui la voix, c’est le noyau du texte : cette poésie incarnée et polyphonique. Villon polyphonise le monde dans sa poésie. La vocalité de sa poésie est complexe : elle comporte encore des schémas de poésie orale tout en étant très écrite déjà, elle est dans cette tension permanente entre oralité et scripturalité.

Elle y donne voix aussi bien à des objets dépréciés qu’à des personnes qui n’apparaissaient pas dans la poésie écrite de l’époque. Quant au moi qui figure dans ses poèmes, il y est multiple, protéiforme et devient verbe commun « villonner » et toutes les variations qu’il opère à partir de ce nom. Il fait rhizome avant l’heure. Comme il disperse ses objets fictifs dans le Testament, Villon se dilapide, prend le nom propre pour en faire des noms communs, mais aussi avec ce commun faire du singulier. On trouve dans sa poésie des allusions à différentes personnes comme des bandits, des clercs ou des prostituées, une gantière, et bien d’autres, nommés par leur métier ou leur prénom, qui prennent part à cette polyphonie. C’est aussi la raison pour laquelle j’écris son nom dans je neige sans majuscule, comme jamais je n’écris les noms propres dans mes livres avec des majuscules.  Le nom propre devient matière vivante, n’est plus prisonnier d’une généalogie, je le lâche dans la nature !

Il est primordial de relire la poésie de Villon par le prisme de la voix. Cela peut contribuer, un peu, à sortir d’une situation binaire : d’une part, avec les représentants d’une poésie que l’on peut qualifier de lyrique au sens de subjectiviste et, d’autre part, une poésie sans sujet. La question de la pluralité d’objets et de personnes telle que la pratique Villon dans une vocalité plurielle est pour moi une sorte de modèle qui permet de ne pas renoncer à l’incarnation de la voix, à la présence d’une personne, tout en ne se roulant pas dans le subjectivisme. Villon est au carrefour entre une poésie influencée par la poésie musicale et orale des troubadours et la poésie moderne écrite. Nous sommes, nous, à un autre carrefour, un moment inverse, et nous peinons à imaginer une autre rive, après des siècles où l’écrit a prédominé. Se confronter à un mouvement polyphonique me semble très fructueux.

Je développe une écriture polyphonique et donc si lyrisme il y a, il n’est pas synonyme d’épanchement du moi, mais d’une musique qui se joue entre les voix, entre les choses, un lyrisme transsubjectif donc. Même dans un texte à une voix, comme kaspar de pierre (La lettre volée, 2017) la voix est diffractée dans différents espaces-temps et la première personne, effacée, est remplacée par un blanc où s’engouffrent d’autres voix possibles et des silences. Pour je neige,j’ai distribué la parole en « trois voix, peut-être quatre, celles de François Villon, des autres, de ses autres », ce n’est pas une conception théâtrale, il n’y a pas de personnages mais des êtres à la voix, une parole ouverte, avec des écarts et des changements, bien sûr la neige aussi est une des voix.

Je neige : telle est la formule nue qui se donne au lecteur et qui renvoie à votre vision de la lecture de Villon. Cette neige qui se dépose à même les poèmes de Villon est une neige sans doute double : herméneutique et existentielle. Un désir de laisser la lecture libre et blanche : de mettre du blanc visible dans les blancs du texte. Et un désir enfin de draper d’un linceul ce qui appartient au biographique. Là encore, vous avez une très belle formule en manière comme de poétique : « ouvrir la béance blanche vers la vie d’écrire ». Est-ce là le vœu poétique de la neige dans votre parole ? Comment s’est imposée à vous l’image même de la neige ?

A faire l’épreuve des poèmes de Villon, des lignes de force se sont dégagées pas à pas : ainsi m’est apparu que la neige est l’une des seules manifestations de la nature chez lui. Partout ailleurs, c’est l’omniprésence des hommes et des femmes, des objets et de la ville de Paris. J’ai noté cela, la neige et le vent, aussi la pluie parfois, qui sont sa nature. La neige est donc une nature que nous avons en commun, et nous pouvons en faire l’expérience avec lui, après lui : éprouver la neige, la neige dans Paris. Même si, avec le réchauffement, cela deviendra bientôt impossible…. C’est une étrange constante, comme voir des stalagmites dans une grotte préhistorique nous fait penser au regard des hommes il y a 20 000 ans ou plus. Cela provoque un surgissement.

Par ailleurs, la neige réelle m’intéresse souvent plus que l’image poétique de la neige qui traverse la poésie comme les larmes ou la mer. J’écris à un moment dans je neige : « Ce que n’est pas la neige dans les livres ». J’ai un regret de neige. Un manque de la neige, réelle. De ce recouvrement imprévisible de la ville ou des campagnes. J’ai une fascination pour ce mouvement de la neige que l’on voit modifier le paysage sans savoir où cela s’arrêtera, si cela sera doux ou inquiétant. Je suis particulièrement sensible à la matière même de la neige, celle qui tombe, celle qui se solidifie ou fond, et aussi aux sons qui se transforment : les sons sourds, étouffés mais aussi des stridences.

J’ai hésité à inscrire la neige dans le titre car l’image de la neige, comme celle du nuage qui m’est proche, est une image surinvestie par les poètes, parfois jusqu’au mièvre, et je ne voulais pas qu’on entende la neige poétique dans le titre mais qu’on ressente la matière même de la neige. Une fois encore, il n’en va pas de la joliesse d’un « motif » littéraire, mais de convoquer la survenue à nu d’un élément naturel qui est souvent plus radical que sa représentation. Il me fallait donc à peine en dire quelque chose, laisser apparaître sa voix. La voix blanche.

Bien sûr, écrire je neige c’était écorcher très légèrement l’usage de la langue, en dialogue avec Villon mais autrement que lui, en rendant personnel un verbe qui ne l’est pas, en animant ce verbe, en soulignant son mouvement. Un titre animiste qui déborde la langue. Oui, une poésie personnelle-impersonnelle qui abrite une zone de turbulence entre les rives.

C’était, d’autre part, prendre acte du mouvement de dispersion qui habite toute la poésie de Villon : neiger, c’est se disperser en flocons comme Villon disperse les centres de gravité du vers pour disperser les biens du Testament, c’était pour moi faire entendre résonner le mouvement du don. C’était inscrire la dilapidation des biens et la dispersion du moi dans ce mouvement blanc que l’on voit-entend se tracer dans le texte.

Ce qui ne manque également pas de frapper le lecteur de je neige, c’est la manière dont ne cessent de se multiplier les verbes à l’infinitif. Le verbe tenu à l’infinitif paraît donner une grande liberté à votre phrase et rendre la sienne à Villon comme vous le dites par ailleurs puisque, avec force, vous affirmez : « Villon est verbe, il est mouvement ». Ma question sera ainsi la suivante : en quoi pour vous le verbe est-il le mouvement poétique le plus libre du texte et incidemment une manière de lire Villon en le laissant à sa plus grande liberté ? Que faut-il entendre également lorsque vous évoquez un « verbe rouge » ?

Le verbe est la ligne de partage des eaux de la phrase ou du vers selon ce qu’on écrit, là où « ça se joue ».  On risque beaucoup dans un verbe, on fait déraper le sens, on consolide ou on dézingue, on détourne ou l’on accueille. Un verbe rouge dans le texte, c’est Villon joueur qui mise toute sa vie dans un verbe comme on mise toute sa fortune sur le rouge à la roulette.

L’infinitif n’est pas le seul temps bien sûr que j’accentue, le présent est radical et j’apprécie aussi le futur antérieur, une de ces étrangetés de la langue française. Il faut tenter d’aller dans ces étranges opérations de pensée que ce temps occasionne. Il ne faut surtout pas négliger le paramètre du temps face à celui de l’espace, mais maintenir les deux en tension.

L’infinitif, c’est comme un parapluie qu’on referme à un moment, une chute libre aussi, oui, libre avant tout, un temps qui se défait de la personne, de sa suggestion. C’est ainsi, on a tous notre langue. Ce fait chez moi a été aggravé par ma vie passée en langue allemande, et par le fait que je passe certains moments de ma journée hors-sol, dans la langue allemande ou dans une langue tierce, une langue hybride qui n’existe pas, un entre-deux langues. Il y en a quelques manifestations, dans des erreurs syntaxiques involontaires, ou des emplois du déterminant « de », qui correspond au génitif allemand, la substantivation de certains verbes aussi. Je laisse ces ornières dans ma langue française. Ça s’impose, c’est là. Mon écriture ne cherche pas à démontrer, j’écris, je constate après. C’est comme la danse, on danse tous spontanément d’une certaine façon. C’est notre marque. Inaliénable.

Chez Villon, le verbe est la plaque tournante du vers et de la strophe : certes, il y a les mots, les substantifs, désignant les objets dont il se départit, mais il y a cette force du trait, du mouvement dans des verbes qui pourraient sembler anodins mais qui débordent le bassin de l’habitude linguistique : son emploi de dire, d’écrire, de tracer, de passer, de donner ou encore de résonner est singulier : ces verbes sont disposés dans le vers de sorte à ce qu’ils mettent en mouvement le reste ou au contraire le pulvérise. Le verbe est présenté sans détour, à nu. Comme un coup de revers de la main qui balaie toute la stylistique, tous les semblants de joliesse. Il semble vouloir aller quelque part et soudain, déchire l’écrin, et paf ! un verbe renverse l’attente et met le reste dans le décor. Il y a une mobilité extrême du verbe dans le vers, qui ondule, passe du début de vers, en fin de vers, créant des instabilités dans le tissu même de la langue.

Infinitiver les verbes, c’était pour moi faire provoquer l’émergence. Prendre le vers à bras le corps. C’est ma réponse dans ce dialogue fictif avec Villon, ma façon de provoquer des éboulements et des jaillissements, des coups d’accélérateur ou des dérapages contrôlés. Autrement que lui mais en affinité avec lui.

Je finirai sur la manière dont l’image se donne et se questionne dans votre texte : chaque voix qui se donne à lire et à voir de Villon dans je neige paraît œuvrer à une idée de l’œuvre, une idée qui se donne sous la forme de ce qu’il faudrait nommer une idée-image. Est-ce que pour vous la lecture et l’écriture dont vos poèmes conjoignent les gestes consistent à produire une idée comme image et l’image comme idée ? Est-ce aussi pour vous une manière, par l’image mais aussi la scène née de l’image, d’annuler ou tout du moins de brouiller les frontières génériques entre critique et création, fiction et diction, écriture et lecture ?

Le statut de l’image est un point névralgique de l’écriture. Je ne suis ni pour dépouiller la langue de toute métaphorisation, ni pour une overdose d’images poétiques qui asphyxie l’écriture, mais disons que je tente de maintenir une instabilité entre des images offertes comme respiration dans le réel, et le réel qui fait effraction dans le texte et qui cogne comme l’a si justement dit Lacan.

Pour moi, l’image est un endroit privilégié, un espace-temps, une sonorité, un mouvement, du corps de la pensée : c’est la preuve vivante qu’il n’y a pas de dualisme entre esprit et corps mais une tension maintenue. Et si j’écris le plus souvent des récits poétiques, c’est bien pour maintenir dans le temps cette tension entre des moments « imagés » et des moments de contre-rythme plus prosaïques, acceptant une baisse de tension de la langue, un dénuement voire un effacement.

Dans la Cité dolente (2015), qui est un récit, un vieil homme s’enferme de son plein gré dans un hospice afin d’avoir le temps de développer des images intérieures avant de mourir, mais il est finalement rattrapé par toutes les images de faits divers que les pensionnaires de l’hospice lui racontent. Il anticipe sa mort et imagine ce que serait une dernière main qu’on lui donnerait, tente d’imaginer la texture de la peau alors en se remémorant des tableaux représentant des mains ; pas à pas, dans mon texte, la représentation de l’image peinte apparaît dans son inanité, impropre à évoquer le dernier toucher, la représentation imagée du toucher étant à mes yeux souvent en-deçà du toucher lui-même, souvent elle n’arrive pas à la cheville du toucher. J’essaie alors d’envoyer dans le décor la représentation ekphrastique pour tenter d’approcher autrement l’image. Un autre travail sur l’image poétique est possible. Celle-ci n’est pas qu’un détour ou un embellissement du réel qui nous en ferait perdre la force, une sorte de joli paravent. Elle n’est pas qu’un moyen de représentation, mais aussi une émergence, une entaille, un remous qui présentifie le réel et, tout en dégage le terrain, permet de rendre présente la multitude contradictoire du réel. Ecrire avec des images, c’est alors dé-violenter le présent, lui rendre son hétérogénéité, sa plasticité et ne pas occulter ses contradictions : une image permet cela, de ne pas faire l’expérience seulement sensorielle du réel, mais aussi de montrer qu’au même instant où un mur se dresse, l’au-delà du mur existe déjà. Il y a plusieurs opérations de montage dans une image, chaque image est un micro-film avec des montages d’idées, d’images plastiques, de textures, un mouvement, des sons et une ou des temporalité(s) : tout cela qui s’offre de façon condensée et sensible à la lecture.

J’ai grandi dans une maison où je voyais mon père, graveur, travailler au burin le métal de la plaque pour tracer des contours. Dans ces gravures en creux, il faut créer du vide pour faire apparaître du plein. Cela a été une marque dans ma perception du réel et aussi dans mon travail sur la langue. Je suis sensible à ces contrastes, à des mouvements d’appel d’air : parfois, il faut offrir de l’oxygène, imager la langue, à d’autres, le raréfier pour permettre au lecteur de percevoir, de voir, de toucher des aspects du réel.

Je crois aussi à la dimension quasi chamanique de l’image : l’image poétique que je tends dans mes textes est forcément nourrie de tout ce que j’ai vu dans ma vie, de tout ce que j’ai lu et entendu et bien sûr ces images sont ouvertes car elles mettent en circulation toutes les images que le lecteur a éprouvées, son lien aux objets, aux animaux, aux morts et au monde, son lien à tous les textes lus. A un moment se produit une fusion de différentes temporalités, de tout le présent et de tout le passé, de l’animé et de l’inanimé, du mort et du vivant, un court-circuit se produit et une image survient : chez l’écrivain mais aussi chez le lecteur, une image qui éclaire l’à-venir, qui prend un sens et dépasse la contradiction entre pensée et sensation. Il y a dans les images un vieux reste haptique ou chamanique, ça, je le crois, un reste de ce qui s’est hypotrophié dans notre société, une vigilance que les chats ont dans la moustache, une énergie, un mouvement, une compréhension intuitive du monde qui nous entoure.

Mais il y a aussi une pensée vivante et incarnée dans une image. Je suis d’accord avec votre terme d’image-idée : la pensée qui s’articule dans mes textes est une pensée sortie de l’intuition, avant tout. Il s’agit d’une image sonore et plastique qui fait signe vers une idée, la dessine, l’incante : c’est une pensée vivante, fluide, une pensée qui n’en a pas l’air et qui travaille pourtant ensuite dans le lecteur, insensiblement, comme on respire.

Chaque image est une sorte de condensé de plusieurs niveaux de sens. Une image peut poser une question philosophique ou politique, mais autrement. Moi, je ne donne pas mon sang, j’écris des images. Je donne ça. Une façon de condenser plusieurs niveaux de pensée, de langue en une image : comme la blue noteen jazz, ou comme le moment où au billard on explose le tas de boules. C’est la ligne de crête que j’ai dans les yeux quand j’écris : il ne s’agit pas d’aller vers un versant de pensée ou un versant de sensation mais de maintenir une tension dans la zone intermédiaire. Il se déploie en même temps, de façon sensible, une pensée à l’œuvre, une matière de pensée qui se développe sans discours ni outils de communication, cette image-pensée a un impact immédiat, qui travaille en nous, qui continue la route.

Quand je prépare un texte, il y a des cahiers couverts d’images-pensées qui font signe vers un delta que je ne connais pas au début. Je ne comprends pas ce qu’elles disent. Et il y a d’autres cahiers, où je procède autrement, depuis la pensée cette fois, des pensées qui vont consciemment chercher une image, je procède à l’envers. Ce que vous appelez des pensées-images. Ce sont au début deux versants différents de l’écriture. Deux moments. Qui se rejoignent ensuite. C’est dans ces autres cahiers de pensées-images que je trace une sorte d’architecture pour l’ensemble du livre, que je fais comme les architectes une maquette hétérogène. Ensuite, je procède à des opérations de montages, je dessine des espaces-temps, je séquence. Ce sont des actes conscients et réfléchis. Je pose des questions, des questions qui vont chercher ensuite, comme des affinités électives en chimie, leurs propres images dans les autres cahiers : à un moment s’opère une rencontre des deux « moments » d’écriture, ça n’est pas sans contradictions, explosions ou débordements, à un moment le texte s’écrit entre ces deux rives, mais je laisse percevoir des raccords, des sorties de route, des images abandonnées en route, à demi écrites, sibyllines donc. Afin de ne pas trop bercer le lecteur.

Pour répondre à la fin de votre question, je ne pense pas véritablement en termes d’annulation des frontières génériques mais plutôt de renouvellement, d’hybridation et de transformations de ces frontières. Les frontières sont faites pour bouger ! En géographie politique comme en poésie. J’ai ainsi mis au point des « transpoèmes », des poèmes transgenres poétiques qui dépassent les frontières entre poésie sonore et écrite : ce sont de petits greffons sortis d’un texte écrit que j’enregistre ensuite dans des contextes multiples avec une dimension performative et situationniste. Puis ces poèmes écrits, devenus sonores, intègrent soit des émissions radiophoniques, soit des installations musicales et plastiques où ils sont alors retravaillés collectivement et se transforment encore. C’est cette migration et cette plasticité qui m’intéresse, ce que le changement de contexte modifie dans la perception du même texte. Je ne cherche donc pas à annuler les contextes ou les genres mais à les hybridiser, à modifier leur territoire et à les investir différemment avec la conscience que la délimitation est arbitraire et qu’on peut et doit la transgresser. Ainsi le texte que j’écris en ce moment, Les corps caverneux,et une séquence du texte, « le désir de nuages », donnera lieu à une réécriture ultérieure avec une vidéaste et une compositrice pour devenir une installation multimédia. Donc je ne procède pas par annulation des genres mais par une circulation nécessaire entre les genres.

Cette circulation est valable chez moi aussi entre les langues, comme dans marie weiss rot / marie blanc rouge, écrit dans ma langue d’adoption l’allemand et retraduit vers le français pour créer un écart vigilant.

Dans je neige (entre les mots de Villon), il y a un écart mais pas d’opposition de genre entre un versant plus réflexif et un versant plus fictionnel. Certains sont tentés de dire que la deuxième partie est un essai et la première de la fiction. Je vous suis très reconnaissante de ne pas penser ainsi ! En scindant le livre en deux, je laisse exister un écart, une différence, mais en publiant les deux en un même livre de poésie, et les réunissant dans le titre, j’en montre la proximité. « entre les mots de villon » est une poésie réflexive, où il y a plus de pensées-images. Il n’y a pas en effet pour moi cette dichotomie obsolète entre une écriture scientifique qui serait objective et une écriture fictionnelle qui serait subjective. Bien sûr, il y a de la pensée à l’œuvre dans la poésie et aucune pensée n’est qu’objective. J’ai procédé entre ces deux parties plutôt en changeant le point de vue depuis lequel j’écrivais ou modifié le focus. Disons que la deuxième partie « entre les mots de Villon » serait proche du documentaire-fiction. Mais dans tout le livre j’éprouve la poésie de Villon avec ma langue poétique. Les deux textes se regardent et se répondent.  En n’allant pas du côté de la pure fiction ni de l’essai « strict », on construit une vivante vigilance.

Laure Gauthier, je neige (entre les mots de Villon), éditions Lanskine, 2018, 72 p., 13 €
Laure Gauthier sera ce samedi 5 octobre à la Maison de la Poésie de Paris avec Katia Bouchoueva (plus de renseignements ici)