Denis Saint-Amand, qui a beaucoup fréquenté Rimbaud, les Hydropathes et les Vilains Bonshommes, est bien inspiré de nous donner aujourd’hui tout un ouvrage sur ce qu’il nomme « le style potache ». Il use là du mot style dans le sens que lui a donné récemment Marielle Macé, désignant ainsi plus une façon de vivre et de se comporter que d’écrire.
Et si Saint-Amand ne pratique pas ce style pour son compte, il l’affectionne tout au moins rien qu’à en juger par la magnifique récolte d’exemples dont il entoure la notion. En un sens, la « potacherie » existe depuis des siècles mais n’a guère été autant au goût du jour qu’en cette modernité qui naît à la fin du XIXe siècle et va se reproduire de proche en proche jusqu’à aujourd’hui. C’est qu’elle est devenue une version ramifiée et envahissante de la blague en ce qu’elles peuvent avoir de plus ravageur.
À l’origine, le potache, c’est d’abord le vilain écolier qui, plutôt que de s’appliquer à son travail, se plaît à jouer des tours à ses pareils mais plus encore à ceux qui le dominent d’une façon ou d’une autre, professeurs et premiers de classe. Plus largement le potache est encore celui qui tourne en dérision les institutions, — école ou église, police ou gouvernement. Friand de dérision, il ne donne cependant pas dans l’injure, la méchanceté ou la violence. En quelque sorte, il est un rebelle sans programme, encore que ce qu’il cible et pourfend porte un nom fort et qui rassemble du monde : celui de Bêtise (avec majuscule).
Pour notre auteur, un animal emblématise joyeusement la victime du potache et quelquefois le potache lui-même. Il s’agit du blaireau connu pour sa gaucherie et sa balourdise. Saint-Amand lui réserve tout un chapitre dont l’épigraphe est à l’enseigne d’Éric Chevillard, grand traqueur de blaireaux s’il en est et persécuteur acharné d’un de ses confrères des plus plat. « Le blaireau, note Saint-Amand, c’est aussi celui dont on se distingue sans faire montre d’une violence outrancière : l’insulte marque une mise à l’écart certaine et charge la cible, mais, moins virulente que les injures fondées sur le registre sexuel et celles visant les liens filiaux, elle indique le mépris plus que la haine et mâtine celui-là de dérision. Si la potacherie est désinvolte, son rire n’en est pas moins souvent produit au détriment d’une dupe. » (p. 57-8).
Une très haute figure de la potacherie fut, au XIXe siècle, celle du père Ubu, mêlant en sa personne la bouffonnerie pesante du blaireau avec certaine rouerie du potache. Jarry fit du couple Ubu un duo dictatorial redoutable et bouffon. Mais il en est d’autres à la même époque et l’on pense tout spécialement à Gustave Flaubert comme régisseur de potacherie. Ainsi on trouve cette dernière dans les fameuses idées reçues ou encore dans le duo encyclopédiste que forment Bouvard et Pécuchet. Dans Madame Bovary, par ailleurs, on voit les blaireaux se multiplier sous les traits de Charles, de Rodolphe et de Léon, tous surpassés par le pharmacien Homais qui, solennel imbécile tout chimiste qu’il soit, plastronne au sommet de la pyramide sociale et finit par triompher de ses rivaux.
On en vient ainsi à noter qu’il peut y avoir du potache chez le blaireau et réciproquement. Et Saint Amand de donner l’exemple du Docteur Cottard chez Proust, humoriste fin pour le clan Verdurin mais qui consterne Swann et les lecteurs de la Recherche avec la platitude de ses mauvais jeux de mots. Ce qui revient à dire que, en certains espaces de la création littéraire, les deux types puissent fort bien se mélanger et se confondre sur un mode que l’on qualifiera de burlesque. Venu d’Outre-Atlantique, certains dessins animés de télévision tels que The Simpsons ou South Park proposent aux jeunes spectateurs des groupes de personnages plus ou moins affreux mais qui ne sont heureux que s’ils jouent des tours à leurs semblables.
Saint-Amand insiste sur cet aspect de la potacherie dont le propos est d’unir un public d’amateurs de blagues et de rosseries. Rire en groupe, c’est unir une minorité tantôt contre le grand nombre, tantôt contre une institution et tantôt contre un personnage consacré. Ici notre critique revient sur ses travaux plus proprement littéraires du temps où il analysait zutistes (qui tournaient le poète Coppée en dérision) et autres hydropathes (qui en faisaient autant avec le critique Sarcey). Au début du XXe, les attaques des surréalistes se firent plus mordantes et allèrent jusqu’à l’injure. L’on pense ici à André Breton associant trois grands écrivains (Loti, Barrès et France) venant de décéder et les qualifiant d’idiot, de traître et de policier. De mon côté et bien plus tard, je me souviens d’un groupe de six collègues avec lequel nous revisitions l’ancienne rhétorique dans le plus grand secret nous liguant contre l’institution universitaire dont nous estimions devoir dénoncer la ringardise. On riait beaucoup et à peu de frais en toute connivence. Ainsi se cimentait notre groupe. C’est par le rire encore qu’Éric Chevillard gagne à lui ceux qui le lisent en ce qu’ils ont un adversaire littéraire commun.
Dans son ouvrage, Saint-Amand en vient à étendre le territoire potache à un espace vaste et diversifié qui finit par comprendre toutes les formes de la Blague telle que son inspiration peut animer et affecter les différents arts et médias. Et telle qu’elle se dote de procédés typiques. Quant à l’esprit potache cependant, il est un seuil que mieux vaudrait ne pas franchir, Saint-Amand ayant tendance à le confondre avec toute forme de blague.
Ce qui est sûr cependant, c’est qu’au fil du temps la potacherie a gagné à elle des territoires de plus en plus divers. Et l’on se souviendra de l’usage abondant et typiquement gamin qui fut fait de ses formules et slogans durant les semaines de Mai 68. Une rhétorique spécifique naquit alors, voulant, par exemple, que « Je te salue Marie » se retourne en « Je te salis ma rue ». Elle participait alors d’une fronde qu’illustre parfaitement dans le volume le portrait moqueur de Cohn-Bendit au milieu des CRS (voir page 69). Plus tard, et tout près de nous, on vit l’esprit potache s’insinuer jusque sur internet et innover procédures et séries qualifiées ironiquement de 2.0. « L’une des occurrences les plus emblématiques de la potacherie 2.0 tient au mème, mot-valise fondé sur gène et mimesis désignant une production fondée sur un principe de reprise et de retournement, érigée comme élément culturel propre au web grâce à sa mise en circulation à large échelle en vertu d’un processus de diffusion qu’on qualifie métaphoriquement de viral. » (p. 167).
On appréciera également que l’auteur évoque des lieux où la potacherie a gagné tout un espace et ceux qui y vivent. C’est au Bar 25 de Berlin que Saint-Amand a découvert cette esprit-là partagé par toute un communauté. Localisé à Berlin au début du XXIe siècle ledit Bar se voulut lieu total : « salle de fêtes sous les étoiles, restaurant, cinéma, théâtre, habitat, mais aussi, à suivre la mythologie idéaliste forgée par ses acteurs, projet politique, paradis sur terre, œuvre d’art sociale et refuge hors du monde. » (p. 141). Bref, le potachisme à hauteur d’une grande métropole. On peut d’ailleurs s’étonner ici que, Liégeois d’origine, Denis Saint-Amand ne se soit pas informé davantage de ce Cirque divers qui, sous la houlette de Michel Antaki, célébra à même un cabaret et une rue : s’y donnait libre cours un théâtre du quotidien organisant différentes fêtes dont celle annuelle du Cul. On ne faisait pas plus potache dans les années 1970.
Plantureux et bel ouvrage, le Style potache nous donne à lire un chapitre d’histoire de la culture qui n’ira qu’en s’enrichissant dans les temps à venir et qui comptera de plus en plus. Saint-Amand y ouvre pour nous ses collections dont maintes pièces réjouiront le lecteur tout en l’informant avec précision. Tout un programme en somme pour potaches « sérieux ».
Denis Saint-Amand, Le Style potache, éditions La Baconnière, « Nouvelle collection Langages », septembre 2019, 192 p., 20 €