Dans Un féminisme décolonial, Françoise Vergès développe un point de vue critique sur le féminisme pour en repenser les conditions de possibilité et les finalités. Il ne s’agit pas de nier la pertinence et la nécessité d’une pensée et d’une politique féministes mais de produire une nouvelle dynamique – et de nouvelles alliances – qui ne répéterait pas les impasses et points aveugles qui font du « féminisme civilisationnel » un nouveau moyen d’oppression.
Le constat est le suivant : le féminisme tel qu’il s’est développé selon une forme majoritaire ne permet une certaine émancipation qu’en impliquant en lui-même l’effacement et l’écrasement d’une partie des femmes ainsi que d’une part plus large de la population. L’histoire du féminisme – notion dont l’emploi au singulier serait alors à critiquer – n’est pas le développement homogène d’un mouvement de libération : cette histoire est un champ de luttes, d’oppositions, comme elle est l’instauration, aussi, de nouvelles conditions de l’aliénation et de la soumission.
Cette double dimension du féminisme concerne son histoire mais également les théories et politiques féministes : les représentations de la « femme », de la « liberté », de « l’oppression », des « rapports de genre », les discours et politiques qui accompagnent ces représentations ne sont pas neutres ou « objectifs » : ils résultent d’une histoire problématique et produisent des pratiques tout aussi problématiques car ostracisantes, oppressives, au service d’un ordre politique et économique injuste et violent.
L’histoire des femmes et celle du féminisme ne sont pas le lieu d’un progrès homogène, elles sont un ensemble de rapports de force, un ensemble de croisements et bifurcations, d’accords avec le pouvoir et de contestations du pouvoir. Cette histoire est feuilletée plus que linéaire, plurielle plus qu’unifiée. Et ce qui est vrai de l’histoire l’est également des théories et représentations qui sont les effets de choix épistémologiques autant que politiques, choix qui ne peuvent se réduire à l’unité ni être pensés selon la simple logique du progrès.
Comment le féminisme peut-il être le moyen d’un tel pouvoir et comment saper celui-ci ? C’est la question que pose Françoise Vergès et à laquelle elle répond selon deux directions : en mettant en évidence les conditions historiques, théoriques, politiques, institutionnelles, idéologiques de ce pouvoir, en indiquant les possibilités tout aussi théoriques et pratiques de sa remise en cause et de son sabotage.
Si, comme l’affirme Angela Davis, « le féminisme va bien au-delà de l’égalité de genre et (…) dépasse largement la question du genre », c’est aussi parce qu’il s’est construit à l’intérieur de parcours historiques qui mobilisent plus que les problématiques liées au genre. Si le féminisme est un point de vue qui dépasse les seules relations de genre, c’est parce que ces relations impliquent elles-mêmes, historiquement et actuellement, des relations sociales, économiques, culturelles, politiques, subjectives, plus générales. Comprendre cela, c’est d’abord comprendre comment le point de vue – pluriel et conflictuel – féministe s’est constitué jusqu’à aujourd’hui à l’intérieur de relations complexes, plus ou moins conscientes et thématisées, englobant des dimensions par lesquelles ce point de vue peut être autant libérateur que correspondre à des stratégies d’exclusion et d’oppression.
C’est ce que met en avant Françoise Vergès lorsqu’elle analyse le fait que l’émergence du féminisme et le façonnement de ses discours et pratiques sont contemporains d’un contexte colonial. Comment construire un discours féministe critique et émancipateur sans une volonté de prise en compte réelle de l’esclavage, du colonialisme, des « outre-mer » ? Comment construire un tel discours si cette construction, reproduisant les silences des récits historiques habituels, ne problématise pas ses propres rapports à l’esclavage, au colonialisme ou aux politiques dans les « territoires d’outre-mer » ? Un féminisme décolonial propose cette problématisation, soulignant que celle-ci implique la mise au jour et la connaissance de cette histoire refoulée mais aussi l’attachement aux luttes émancipatrices inscrites dans cette histoire – histoire des populations racisées, histoire des femmes racisées que le féminisme « officiel » tend à oublier et qui participe à leur effacement, à leur domination. Il s’agit, à la fois, de s’attaquer au patriarcat et aux conditions racistes et colonialistes du capitalisme tel qu’il s’est concrètement développé : sexisme, racisme, colonialisme sont ici une seule et même cible.
Si l’approche de Françoise Vergès est transversale et intersectionnelle – ou plutôt multidimensionnelle –, c’est que le féminisme comme le sexisme impliquent historiquement des relations transversales entre des dimensions diverses : le sexisme, le racisme, le colonialisme, le capitalisme ne sont pas des réalités séparées mais s’articulent en formant des politiques et discours déterminés – cette articulation continuant aujourd’hui en produisant des effets concrets sur la situation des travailleuses, des femmes racisées, sur les politiques nationales et internationales. Ces effets ne peuvent être perçus, compris, analysés et combattus que par une approche multidimensionnelle de ceux-ci autant que par leur inscription dans une histoire qui conduit jusqu’à eux. Et ces effets doivent être cherchés et reconnus y compris dans un certain type de discours féministe qui est aussi l’écho de ce que le sexisme, le racisme, le capitalisme ont pu mettre en place.
Un féminisme qui ne prendrait pas en compte cette dimension multidimensionnelle reproduirait les conditions de l’oppression, les relations logiques et matérielles de celle-ci, leur effacement nécessaire au fonctionnement de cette oppression. Cette approche partielle définit la limite qui rend possible le féminisme non décolonial et universaliste qui, crispé sur les questions d’égalité, de parité, de laïcité, rejette hors de la sphère des combats et discours féministes tout ce qui conduit à penser « les femmes » comme le produit de relations transversales impliquant aussi, par-delà la seule catégorie du genre, des questions relatives au capitalisme, au néolibéralisme, à la « race », à l’histoire coloniale. Un tel féminisme empêche des solidarités réelles et permet la reproduction d’un système de domination et d’exploitation qui repose sur l’agencement transversal du sexisme, du racisme, de l’ethnicisme, comme sur leur invisibilisation.
Si Un féminisme décolonial s’engage pour un « retour critique sur la généalogie du féminisme européen », ce n’est pas pour empêcher le féminisme, au contraire : il s’agit de donner au féminisme de nouveaux moyens théoriques et pratiques ayant pour but la défaite de ce qui bloque l’émancipation réelle des femmes, celle des populations colonisées et racisées, celle des populations qui ne sont que la matière première d’un néolibéralisme meurtrier. Vouloir l’ébranlement et la dissolution des hiérarchies de genre est inséparable d’une attaque plus générale, à la fois économique, sociale, politique, et concernant les subjectivités. Le but d’un féminisme décolonial n’est pas d’intégrer certaines femmes dans un système néolibéral qui exploite les individus et décide des conditions plus ou moins vivables de leurs existences : le but est une critique et un combat contre ce système au nom de relations effectivement justes pour toutes et tous (« Les féminismes de politique décoloniale n’ont pas pour but d’améliorer le système existant mais de combattre toutes les formes d’oppression : la justice pour les femmes signifie la justice pour tous »). En ce sens, le féminisme est indissociable d’une perspective révolutionnaire – et ce qui critique ou refuse cette perspective, y compris à l’intérieur des groupes féministes existants, est avant tout et à la fois l’expression de sa compatibilité avec le néolibéralisme et inclus dans celui-ci comme une de ses armes.
La révolution sociale et politique nécessite une révolution épistémologique, un profond travail d’autoréflexion et de redéfinition, l’apparition et l’usage de nouveaux points de vue, un mouvement de décentrement nécessaire à toute conscience féministe. De nouveaux récits doivent être élaborés, de nouvelles histoires doivent être écrites. Les rapports Nord-Sud doivent être repensés et réévalués. De nouvelles solidarités entre les luttes doivent être imaginées et créées.
Françoise Vergès ne présente pas ces impératifs comme ce qui serait son mot d’ordre en direction des féministes du monde entier : elle les inscrit au contraire dans les discours et pratiques de groupes et mouvements passés ou actuels qui travaillent ou ont travaillé à réaliser ces redéfinitions, ces déplacements du point de vue, ces réévaluations des hiérarchies, l’écriture de nouvelles histoires, de nouveaux types de rapports, le modelage de nouvelles figures possibles de l’émancipation. Cet ancrage du discours dans un ensemble de discours et pratiques est indissociable de l’approche décoloniale qui implique la mobilisation d’un collectif, d’une communauté hybride, le travail avec ce qui est déjà effectivement produit ou a pu l’être. Si l’approche féministe décoloniale est ainsi relationnelle, multiple, c’est afin d’éviter une position de surplomb qui est toujours exclusive et favorise un « centrisme » problématique (eurocentrisme, ethnocentrisme, religiocentrisme, centrisme de classe, etc.), mais c’est aussi pour mobiliser le maximum de ressources critiques à l’intérieur d’une démarche qui se veut en acte inclusive (« Les féminismes de politique décoloniale puisent dans les théories et pratiques que des femmes ont forgées sur le temps long au sein des luttes antiracistes, anticapitalistes et anticoloniales – participant à élargir les théories de libération et d’émancipation à travers le monde »). Une théorie féministe décoloniale ne peut l’être effectivement que si elle réalise déjà, en pratique, un effort de « décolonisation », c’est-à-dire si elle évite les écueils du féminisme civilisationnel et bourgeois, si elle contourne les tendances coloniales de la pensée occidentale dominante, si elle intègre dans son mouvement les voix de celles et ceux que celle-ci ne peut qu’exclure.
A l’heure où, en France et ailleurs, le féminisme est violemment attaqué par des discours et pratiques sexistes et fascisantes, mais aussi à l’heure où les féminismes se signalent surtout par leur focalisation sur les questions liées à l’égalité et à la parité, par leur rejet violent, au nom de la laïcité ou de la lutte contre la prostitution, de toute une partie des femmes, par leur silence révélateur sur les problématiques lesbiennes ou trans – à l’heure, donc, où le féminisme – un certain féminisme majoritaire – se caractérise surtout par sa complicité avec le racisme et l’islamophobie, avec l’oppression politique et économique autant que culturelle, avec l’ordre patriarcal et hétérosexiste, Un féminisme décolonial propose des outils critiques de cet état de fait, c’est-à-dire des moyens d’en percevoir les conditions, les limites, les implications injustes.
Ouvrage pédagogique, ce livre est en même temps un outil critique et politique qui resitue le féminisme dans une dimension effectivement politique, émancipatrice et critique, à l’opposé de toute réduction de celui-ci au statut de gadget institutionnel ou de faire-valoir supplémentaire du néolibéralisme. Si le livre montre un champ de tension à l’intérieur du féminisme, il indique également un moyen non pas de dépasser dialectiquement ces tensions mais de développer ailleurs les conditions d’un féminisme réellement politique et émancipateur par le développement de nouvelles relations, de nouvelles solidarités, de nouvelles alliances transversales et multidimensionnelles autant théoriques que pratiques.
Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, éditions La fabrique, février 2019, 152 p., 12 € — Lire un extrait