La rentrée effectuée pour grand nombre d’entre nous, il suffit d’ouvrir aujourd’hui n’importe quel magazine, malheureusement surtout féminin – mais c’est un autre débat – pour voir de multiples encadrés, pages conseils, photos suggestives pour nous permettre de garder notre joli teint bronzé encore quelques temps, pour retrouver une « sveltitude » à dénoncer tant elle est imposée et nous inciter à avoir quelques remords quant à notre estivale malbouffe. Manger sain et faire du sport sont les crédos du moment. Et pour la détox – devenue institution – rien ne vaut une multitude de recettes aux calories calculées et autres propositions d’applications à télécharger. Si viandes et poissons sont au programme des menus proposés, les produits stars restent bien évidemment les fruits et légumes que l’on nous présente photoshopés sous leur meilleur profil, et enveloppés de couleurs et brillances parfois improbables. Des fiches-repas presque indigestes proposées par des auteurs qui n’oublient pas de prendre en compte les nouvelles habitudes de consommation tels que le véganisme, le végétarisme, le végétalisme ou flexitarisme.
Mode ou nouvelle normalité, à chacun de choisir ! Mais pour coller à cette actualité et pour être dans l’air du temps sans pour cela provoquer une quelconque polémique, voici une autre proposition, littéraire celle-ci, pour nourrir si ce n’est votre corps, certainement votre esprit et vous permettre de briller lors d’un déjeuner dominical en famille ou dîner amical où vous aurez pris soin de rassembler quelques adeptes du « lundi vert » – défendu depuis le début d’année par 500 personnalités qui appellent à ne plus consommer de chair animale au moins une fois par semaine – et autres amateurs de produits carnés. Ambiance garantie !
Cette proposition, « Tous végétariens » est un petit livre à tout petit prix que l’on peut déguster n’importe où, n’importe quand, seul ou à plusieurs. Aucun conseil culpabilisant dans ce petit précis de littérature végétarienne, juste la possibilité de lire et relire sans aucune contre-indication quelques pages connues ou méconnues de grand-e-s écrivain-e-s et philosophes qui se sont intéressé-e-s bien avant nous à la question du végétarisme.
Là-haut pâlissent
Lumières et jugulaires.
Quatre sabots tremblent dans l’air.
(Federico Garcia Lorca – Vache)
Il y a tout d’abord, les auteurs qui répondent à cette question en prose ou en vers comme Ovide, Jean-Jacques Rousseau ou Alphonse de Lamartine. Le premier, dans Les Métamorphoses, suggère aux mortels – par la voix de Pythagore – de s’abstenir de souiller leurs corps de mets abominables résultants du meurtre de victimes animales, « d’engloutir des entrailles dans ses entrailles (…) et d’entretenir en soi la vie par la mort d’un autre être vivant ! ». Le deuxième dans Julie ou la Nouvelle Héloïse permet à son personnage Saint-Preux de trouver « quelques indices du caractère des gens dans le choix des aliments qu’ils préfèrent » et faire de Julie un exemple parce que sa « nourriture ordinaire » se compose uniquement de légumes, d’œufs, de crème et de fruits. Quant au troisième, dans La chute de l’ange, il décrit le tableau peu ragoutant de ces « hommes, enfants » qui « n’ont pas assez de fruits que Dieu mit sous leurs mains », qui « tuent pour asservir, savourent leurs chairs et vivent de la mort » : « le sang tout chaud dont ruisselle leur bouche a fait leur sens brutal et leur regard farouche ».
Quand le soir venu, ils cherchent le sommeil, leur nuit intérieure est rouge.(Jean-Baptiste Del Amo – Règne animal)
D’autres, ont des mots encore plus crus pour exprimer, sans pour cela être végétariens, leur effroi face à un homme qui ne respecte plus l’animal. Joy Sorman dans Comme une bête décrit la vision d’horreur des apprentis bouchers lors de la visite de « l’enceinte tragique et secrète » d’un abattoir. La visite commence par la projection du documentaire de Georges Franju Le sang des bêtes tourné en 1949 aux abattoirs de Pantin. Un film qu’il est facile de trouver sur Internet mais difficile à voir tant il fait « vivre en direct » le travail des ouvriers qui, la clope au bec ou sifflotant, perforent, décapitent, éviscèrent, veaux, bœufs et cochons dont « les corps encore animés, sanglés sur un établi, secoués de spasmes, témoignent des derniers mouvements d’une vie devenue purement végétative, des derniers réflexes exaspérés de l’animal dépouillé, la viande hurle (…) ».
Vingt-deux minutes d’images crues et insoutenables, rythmées presque poétiquement par une musique de Joseph Kosma. Le commentaire ne fait aucune référence à la souffrance et à la torture endurées par ces animaux. Un film qui se veut descriptif, voire pédagogique pour mettre en lumière le travail de ces bouchers – au sens propre comme au figuré – qu’ils soient de simples anonymes, anciens champions de boxe ou meilleurs ouvriers de France. Film d’un autre temps, d’autres mœurs ? Pas tout à fait. Il suffit de visionner d’autres images actuelles aussi révoltantes et intolérables mais tournées en caméra cachée et diffusées régulièrement par l’association L214. Un film qui, si vous avez le courage de le voir jusqu’au bout, vous sidérera « comme on regarde un film de vampires et d’horreur ». Peut-être même comme Pim, l’apprenti de Joy Sorman, vous demanderez-vous « si tous les sangs ont la même odeur, celui des animaux comme celui des hommes ».
Enfin n’oublions pas Marguerite Yourcenar. Dans Le temps, ce grand sculpteur, la première femme immortelle, élue en 1980, n’hésite pas à répondre « aux bons esprits » qui s’interrogent sur l’utilité d’une Déclaration des droits de l’animal dans « une époque plus portée aux destructions massives de vies humaines qu’au respect des droits de l’homme ». Sa réponse est évidemment sans appel : continuer à promulguer ou réaffirmer les « Lois véritables, qui n’en seront pas moins enfreintes, mais en laissant çà et là aux transgresseurs le sentiment d’avoir mal fait. « Tu ne tueras pas ». Toute l’histoire dont nous sommes si fiers, est une perpétuelle infraction à cette loi. ». Reste un dernier rappel de l’autrice, et sur lequel il nous est possible aujourd’hui pour chacun d’entre nous – végétariens ou carnivores – de méditer : « il y aurait moins d’enfants martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures, si nous n’avions pas pris l’habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l’abattoir, moins de gibier humain descendu d’un coup de feu si le goût et l’habitude de tuer n’était pas l’apanage des chasseurs. Et dans l’humble mesure du possible, changeons (c’est à dire améliorons s’il se peut) la vie ».
Vous me demandez pour quelle raison Pythagore s’abstenait de manger de la chair de bête ; mais moi je vous demande avec étonnement quel motif ou plutôt quel courage eut celui qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie (…).
(Plutarque – Œuvres morales)
Les philosophes ne sont pas absents de cet essai végétarien. Voltaire dans le Dictionnaire Philosophique rappelle que le mot « viande vient sans doute de victus, ce qui nourrit, ce qui soutient la vie » ; que de « victus on fit viventia et de viventia, viande ». Un glissement sémantique, une bizarrerie langagière, « un usage qui a prévalu de refuser cette dénomination au pain, au laitage, au riz, aux légumes, aux fruits, au poisson, et de ne le donner qu’aux animaux terrestres ». Quant à Socrate dans La République de Platon, il examine la transformation d’une « cité véritable » en « cité dans le luxe », une cité qui va mal car atteinte de cette fièvre qu’aujourd’hui nous nommerions tout simplement consumérisme.
Horribles sont, non pas les souffrances et la mort des animaux, mais le fait que l’homme, sans aucune nécessité, fait taire en lui son sentiment élevé de sympathie et de compassion à l’égard des êtres vivants comme lui et devient cruel en se faisant violence.
(Léon Tolstoï – Plaisirs cruels)
Ne pas oublier, non plus, les végétariens qui s’écrivent, se décrivent.
Louise Michel, par exemple, qui dans ses Mémoires se défend face à ses détracteurs qui l’ont « souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens ». Pour elle, « tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes ».
Citons aussi Franz Kafka qui, affligé des maux de tête de son amie mademoiselle Grete Bloch, lui conseille, dans une lettre écrite le 3 mars 1914, de se mettre pour quelques temps au régime végétarien afin de limiter « les ravages causés par la viande », lui assurant qu’en agissant ainsi elle se sentira « plus libre et plus résistante, plus fraîche et sans maux de tête ».
D’autres interrogations, réflexions, appels sont à découvrir dans ce petit précis de littérature végétarienne. Celles de Tournier, Lamartine, Lévi-Strauss, Thoreau et Ginsberg. A l’heure de la multiplication des scandales alimentaires, de la remise en question de certains aliments bourrés d’additifs ou encore de la croissance des mouvements de défense du bien-être animal, lire ou relire ces quelques pages littéraires ou philosophiques sur la question du végétarisme fait du bien, oblige à réfléchir. C’est nourrissant et garanti 0% calorie !
Tous végétariens ! D’Ovide à Ginsberg – Petit précis de littérature végétarienne, Folio, mai 2019, 128 p., 2 €