Didier Eribon : « La convergence des luttes ne se décrète pas. Elle se construit »

Chercheur, sociologue et écrivain, Didier Eribon s’intéresse particulièrement à deux formes de dominations : celle exercée par les élites, les possédants sur les classes populaires ; celle exercée par le patriarcat sur les minorités sexuelles et les femmes. Il a publié de nombreux ouvrages influents sur ces sujets, comme Réflexions sur la question Gay et, en 2009, Retour à Reims, texte qu’on ne présente plus et qui raconte, à partir de sa propre adolescence dans un milieu familial ouvrier, la manière dont la pauvreté et l’inculture se reproduisent à chaque génération — phénomène favorisé, selon lui, par la violence implicite des élites.

Question connexe à celle du monde ouvrier, celle des premiers “étrangers”, des immigrés qui s’installent peu à peu au milieu de votre famille. Cela génère du racisme. Il y a quelques mois, Jean-Marie Le Pen, président d’honneur du Front National, a publié le premier tome de ses mémoires, où il raconte à l’envi ses origines bretonnes très modestes, et le quotidien laborieux de son village. Il aime à souligner le contraste entre son destin personnel éclatant et sa condition paysanne très modeste. Les uns ne parviennent pas à sortir de l’ornière, les autres oui. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je n’ai pas lu le livre de cet horrible personnage, et je n’ai évidemment pas l’intention de le lire ! Mais, pour répondre à la question que vous posez sur les possibilités de la mobilité sociale, dont, au fond, je suis un exemple parmi d’autres, il me faut insister sur ce point : le fait qu’il y ait des exceptions aux lois de la reproduction sociale ne signifie pas que ces lois n’existent pas ou n’existent plus. La statistique est là pour nous prouver le contraire : l’accès au système scolaire n’est pas le même pour les enfants des classes dominantes et pour les enfants des classes dominées. Et le système scolaire, avec ses filières différentes et très hiérarchisées, fonctionne comme une machine à trier et à perpétuer les classes sociales telles qu’elles sont. C’est pourquoi je pense que les exceptions à la règle peuvent nous servir de point de départ pour analyser et comprendre le système social et la manière dont il fonctionne et se perpétue. D’une certaine manière, Retour à Reims est un livre sur le système scolaire et son rôle dans la perpétuation de la structure sociale.

Est-ce erroné de dire que le premier ennemi du pauvre, est le pauvre voisin ? Autrement dit d’une certaine façon ne peut on pas s’interroger sur ce qu’il y a d’auto-toxique dans cette classe sociale et pourquoi pas dans les autres classes ? Comme la coercition exercée à l’intérieur et par la classe ouvrière elle-même sur ceux qui, parmi elle, cherchent à s’en distinguer ?

Il faut éviter d’aborder ces questions en termes psychologiques. Ce que nous sommes est largement façonné par la position que nous occupons dans la structure sociale. Et cette position détermine aussi les envies, les aspirations, les projets d’avenir, etc. C’est la raison pour laquelle l’élimination des enfants des classes populaires par le système scolaire passe souvent par l’auto-élimination.

On constate souvent ce phénomène : les parents, dans les milieux populaires, souhaitent que leurs enfants accèdent à une situation meilleure que la leur, mais, en même temps, ils n’ont pas envie que leurs enfants se lancent dans des études très longues. Ma mère était contente que j’aille à l’université, mais elle me disait : « Deux ans à l’université, c’est déjà bien, on ne peut pas te payer plus que ça ». Les facteurs économiques sont importants ici – on attend que les enfants gagnent leur vie – mais il y a aussi toute la manière dont le monde social est incorporé par les individus : dans les classes populaires, les études ne vont pas de soi, et les études longues encore moins. On considère que c’est réservé aux autres. Tandis que dans les classes dominantes, on ne s’interroge pas pour savoir si les enfants doivent faire des études : c’est évident, et c’est même ce qui vient justifier ses privilèges, par l’obtention des titres scolaires les plus élevés – qui sont donc avant tout des titres sociaux.

Vous racontez comment, à certaines périodes, et peut-être toujours, vous exécrez ceux qui méprisent votre milieu d’origine, tout en cherchant à leur ressembler. Mais comment peut-ont haïr ceux qui finalement ont le même point de vue sur la classe ouvrière que vous même qui rompez tout contact avec elle ?

Ce sont des contradictions indépassables avec lesquelles chacun de nous doit vivre. J’ai voulu fuir mon milieu d’origine, dans lequel le racisme, l’homophobie étaient omniprésents. J’étouffais. Je suis parti. Je me suis peu à peu, et avec les plus grandes difficultés, inventé une vie différente, à Paris, où il était plus facile de vivre librement son homosexualité. Et puis je me fantasmais comme un jeune intellectuel, et c’était plus facile aussi de le devenir, ou en tout cas de croire que je pouvais le devenir, en habitant dans un grand centre culturel tel que Paris. Mais politiquement, j’ai toujours détesté le mépris de classe qui est si répandu dans la bourgeoisie à l’égard des classes populaires. Les classes populaires sont non seulement dépossédées économiquement mais également scolairement, culturellement. C’est cette dépossession qui définit leur existence, leur manière d’être et de penser. Mon père a travaillé en usine dès l’âge de 12 ans, ma mère est devenue femme de ménage à 14 ans. Ils n’ont pas eu accès à l’éducation, à la culture, aux loisirs… Et je ne supporte pas qu’on les méprise parce qu’ils ont été privés de ce à quoi d’autres ont eu le privilège d’accéder.

Vous montrez comment l’homophobie, la pauvreté et la violence (physique, sociale, politique) sont intimement liées. Y a-t-il une véritable convergence des luttes pour l’amélioration des conditions des minorités ou le réel ne vient-il pas contredire cette idée ? Il semble que les relations entre différentes minorités sont de plus en plus inextricables, faites de défiances et d’intérêts contraires.

La convergence des luttes est une belle idée. Mais je ne crois pas qu’elle corresponde à la réalité des mouvement sociaux, des luttes sociales. Chaque mouvement a son périmètre propre, ses préoccupations, ses revendications. Et aussi son histoire, ses références. Je dirai même : sa temporalité spécifique. Alors, si des questionnements se recoupent, si des mouvements essaient d’intégrer des problèmes et des problématiques qui se situent à l’intersection de plusieurs luttes, de plusieurs histoires politiques, c’est très bien. C’est très important. Mais la convergence ne se décrète pas. Elle se construit. Partiellement. Difficilement. Et cela intervient surtout dans des périodes de crise (je pense à mai 68 en France). Mais si l’on en arrive à exiger que chaque lutte prenne en considération toutes les autres pour pouvoir se développer et être considérée comme vraiment politique, je crains qu’on aboutisse à l’effet inverse de celui escompté : on fera perdre aux luttes leur autonomie, et on risque de réduire considérablement le nombre de ceux qui y participeront. Il faut se méfier des conceptions homogénéisantes de la politique, qui regardent le monde comme si il y avait un grand flux historique où tout bougerait en même temps et toutes les luttes ensemble. Je crois au contraire qu’il y a des temporalités différentes, qui parfois se croisent, parfois convergent mais aussi, souvent, divergent.

Il y a pourtant la même violence, la même homophobie, et la même violence homophobe dans les classes possédantes. Les problématiques se présentent différemment, mais le fond nourricier de l’homophobie est très similaire, ne croyez-vous pas ? Voyez-vous une différence sur ce sujet précis, liée à la différence de classe sociale ?

Je sais qu’il y a de l’homophobie partout. J’ai vu dans les rues de Paris des cortèges immenses défiler il y a quelques années contre le droit au mariage et à l’adoption pour les couples de même sexe. C’était la bourgeoisie catholique traditionnelle qui se mobilisait en masse contre les revendications gays et lesbiennes. On entendait dans ces manifestations des slogans haineux, orduriers. Cela a réveillé en moi les sentiments de peur et d’effroi que j’avais pu ressentir pendant mon adolescence. Ces gens me dégoûtent profondément. Mais ce n’est pas exactement la même homophobie que celle que j’ai connue pendant mon enfance et mon adolescence, où la menace de l’agression physique était omniprésente.

Au fil de publications, vous avez été le porte-voix d’une classe prolétaire ou ouvrière en effet peu audible. Quels échos vous en fait-elle, quels retours en avez-vous ? Votre travail est-il entendu par eux, ou y a-t-il un plafond de verre qui les empêche de s’approprier un livre, même lorsqu’il parle d’eux ?

Dans Retour à Reims, j’évoque ma famille, mon milieu d’origine, ma classe ouvrière, pour leur rendre une visibilité, alors que les discours politiques, à gauche comme à droite, tendaient à les invisibiliser. J’ai voulu proposer à la fois une description de la classe ouvrière des années 1930 à nos jours, de la génération de mes grands-parents à la mienne. Et proposer en même temps un ensemble d’analyses sur la structure sociale, sur les modes de domination, sur les formes de la protestation sociale et de la résistance politique… Mais j’écris sur des milieux sociaux où on ne lit guère de livres. Mes parents ne lisaient pas de livres. Donc, écrire sur les classes populaires ne veut pas dire qu’on va être lu par les classes populaires. Ce qui ne signifie pas que cela n’a pas d’effets du tout car mes livres sont lus par des responsables politiques, par des militants syndicaux ou associatifs, par des enseignants, par des étudiants et des lycéens dont les parents peuvent appartenir à ce monde que je dépeins… Alors par ces intermédiaires, ceux qui sont au cœur de mon livre peuvent entrer en contact, directement ou indirectement, avec ce que j’écris.

L’homosexualité, la libération sexuelle, sont-elles un moteur essentiel de l’élévation sociale ?

Dans Retour à Reims, j’ai dit qu’on pouvait me considérer comme une sorte de « miraculé ». Rien ne me destinait à faire des études, à devenir un philosophe, un intellectuel. Je crois que si j’ai adhéré à la culture, si je me suis passionné pour la culture, si j’ai voulu lire des romans, de la philosophie, quand j’avais 16 ou 17 ans, c’est parce que m’inventer comme jeune intellectuel était une manière de m’inventer comme jeune gay sans pouvoir le dire. J’étais différent, alors il me fallait différer du monde dans lequel je vivais. La raison du miracle social, dans mon cas, ça a été l’homosexualité.

Vous décrivez plusieurs scènes marquantes d’humiliation cuisante pour l’enfant puis l’adolescent homosexuel que vous étiez. “La ville de l’insulte”, pour parler de Reims et ne mentionner que cet exemple. Vous comparez l’histoire de votre famille à une accumulation de “hontes emboîtées”. Ces moment pénibles sont bien connus de la plupart des homosexuels. Quelles conséquences peut avoir cet apprentissage de l’humiliation, ces véritables castrations psychologiques et émotionnelles qui sont infligées à ces jeunes personnes ?

L’insulte inscrit la honte dans votre esprit, dans votre corps : ce que vous êtes, c’est ce qu’il vaudrait mieux ne pas être. C’est donc une blessure durable, qui ne se referme jamais. Et quand vous croyez l’avoir oubliée, voilà qu’elle ressurgit et vous atteint à nouveau. J’ai vécu pendant des années dans la honte de ce que j’étais en train de devenir, puis dans la honte de ce que j’étais devenu. La honte n’est pas un sentiment personnel : c’est la façon dont le monde social, en stigmatisant ce que vous êtes, en vous assignant à une place inférieure, dévalorisée, vous rappelle ses valeurs, ses normes. L’injure est un rappel à l’ordre social. Et la honte est un effet de cette violence, de ce que j’ai appelé « les verdicts sociaux ». Le monde social vous condamne, sans que vous puissiez comprendre pourquoi. Et il n’y aucun tribunal devant lequel vous pouvez faire appel de la sentence. Vous devez faire appel en vous-même, seul, et surtout collectivement, avec d’autres, pour affirmer ce que vous êtes, et transformer, comme le disait Genet, la honte en fierté.

L’enfance n’est-elle pas, plus généralement, le “lieu de l’insulte” pour la plupart des gens ? Tout comme la famille est le premier lieu de la violence ?

Bien sûr, l’enfance est le moment où l’on reçoit des insultes. L’adolescence aussi. Mais j’essaie de décrire comment l’insulte joue un rôle constitutif de la personnalité quand elle vous fait entrer dans une catégorie stigmatisée. L’injure n’est plus seulement un mot dépréciatif. Elle vous définit. Elle définit votre identité personnelle et collective. Parce qu’elle n’est en réalité que l’expression, la pointe acérée de tout un ordre social, racial, sexuel… Quand j’étais enfant, j’entendais mon père, quand il regardait la télévision, lancer des insultes quand apparaissait un acteur connu comme étant gay. Puis, à l’adolescence, j’ai pris conscience que j’allais venir habiter cette identité dont je savais qu’elle était en permanence l’objet de l’injure. On ressent alors un certain effroi devant l’avenir qui s’ouvre et qui risque d’être à tout jamais marqué par l’injure. Il faut se débrouiller avec l’identité stigmatisée.

Un peu partout dans le monde occidental, la domination patriarcale a largement fléchi. Les récentes affaires de mœurs, aux USA comme en France, impliquant des « mâles dominants » qu’on pensait intouchables, ont même sérieusement entamé un ordre familial et social réputé immuable. Pensez-vous que ce règne admis, presque inscrit dans les gènes de nos civilisations, ait pu être à l’origine de souffrances pour les autres membres de la société ?

Les mouvements féministes et les mouvements LGBT ont mis en question les normes de la masculinité, et l’on a assisté récemment, par exemple avec le mouvement « me too », à une véritable révolte des femmes contre la violence masculine, contre la domination masculine. Il faut malgré tout noter que ce mouvement a touché principalement les milieux culturels (le cinéma, le journalisme, l’université…) et très peu les classes populaires, où les normes du genre sont peu affectées par ces transformations et ces turbulences qui se passent ailleurs dans la société. Donc les changements sont réels, mais ils sont également limités. Pierre Bourdieu l’avait déjà souligné dans son grand livre sur La domination masculine : malgré toutes les transformations apportées par les luttes féministes, la structure de la domination se perpétue, ou en tout cas résiste obstinément aux changements. Ce sont des processus complexes et contradictoires.

Mais comment savoir quelles conséquences auront sur nos sociétés et nos cellules familiales ce changement récent de tropisme ? On voit bien que l’on traverse une période mouvementée, pleine d’interrogations, pas très loin d’une guerre des sexes, avec les différentes minorités sexuelles, religieuses, à couteaux tirés …

On traverse en effet une période mouvementée. Mais je ne crois pas qu’il y ait eu des périodes qui ne l’auraient pas été. Le droit au divorce, le droit à l’avortement et à la contraception, et même le droit de vote des femmes, ou le droit au mariage pour tous, ont déclenché des batailles assez dures entre ceux qui veulent préserver l’ordre social tel qu’il est et ceux qui veulent le transformer. Il faut ajouter que les transformations et les droits acquis sont toujours remis en question : c’est le cas aujourd’hui avec le droit à l’avortement, aux États-Unis ou dans certains pays européens. La lutte n’est jamais terminée. Et les changements provoquent toujours des réactions : les avancées féministes entraînent des regains de masculinisme, de virilisme. Un parti comme Vox en Espagne accorde une large place dans ses discours à la dénonciation du féminisme et à la volonté de restaurer ce qu’ils considèrent comme la place naturelle des hommes.

Vous racontez parfaitement l’obsession qu’a votre père de la masculinité et la répulsion de tout ce qui est considéré féminin. Votre mère doit en permanence faire face et parfois vous protéger de l’homme, de la masculinité et de sa violence. Comment s’assurer que la « crise de la masculinité » que traversent nos sociétés actuellement produise un nouveau canon masculin propre à générer du bonheur, et non plus de la violence ? Y aura-t-il un « nouvel homme » providentiel ?

Mon père était obsédé par la masculinité, en effet. Il considérait qu’aller travailler en usine n’était pas « la place d’une femme ». Il n’aurait jamais fait la cuisine ou la vaisselle, car ce n’était pas « le rôle d’un homme ». Je ne suis pas certain que les choses soient très différentes aujourd’hui. Et, par conséquent, je ne crois pas que nous allons assister bientôt à l’apparition d’un « nouvel homme ». Des transformations se déroulent dans certains secteurs de la société. Mais cela entraîne dans d’autres secteurs une volonté de maintenir et de réaffirmer l’ordre tel qu’il était et tel qu’il est encore.

Vous, comme Édouard Louis, êtes parfois la cible d’attaques, y compris venues de l’intérieur de la communauté LGBT. La faiblesse de ladite communauté homosexuelle, et par conséquent la lenteur des avancées pour lesquelles elle se bat, trouve en partie une explication dans cette désunion intérieure. Cet émiettement interne est-il perfectible ou est-ce plus ontologique, ce qui tendrait à montrer qu’il n’y a pas de « communauté » homosexuelle, ni sans doute pour d’autres minorités ?

Je n’ai jamais pensé qu’il existait une « communauté homosexuelle ». Les luttes minoritaires, comme toutes les luttes d’ailleurs, sont traversées par des divergences, des désaccords, des oppositions internes, etc. Et un mouvement ne peut jamais représenter tous ceux pour lesquels il entend agir. Donc les critiques et les attaques sont inévitables, et même inhérentes à tout geste de prise de parole, à toute activité d’écriture. Plus les livres et les prises de position rencontrent de l’écho, plus les attaques se multiplient. Je dois vous avouer que je n’accorde pas beaucoup d’attention à ce genre de choses. Je pourrais même dire que je m’en fiche complètement. Tous les auteurs que j’admire, tous ceux qui me servent de référence, que ce soit Gide, Sartre, Beauvoir, Foucault, Bourdieu, Ernaux, pour n’en citer que quelques-uns, ont été l’objet d’attaques. Cela ne les a jamais empêchés de mener à bien leur travail. Et, aujourd’hui, ce sont leurs œuvres qui vivent et rayonnent, et qui constituent pour beaucoup de gens des sources infinies d’inspiration.

Que changeriez-vous dix ans après la publication de Retour à Reims ?

Je crois que ce livre a son unité et sa cohérence, et je préférerais ne rien y changer ! Il me faudrait peut-être actualiser un peu les chapitres sur la politique. Mais les analyses que j’y propose me semblent toujours valides. Elles étaient même prémonitoires. Il y a eu autour de ce livre de très nombreuses discussions un peu partout dans le monde. Ce que l’on a appelé en Allemagne le « Eribon-Debate ». Je ne peux pas tout lire (malheureusement, je ne peux lire que dans quelques langues). J’ai complété mes réflexions dans les livres qui ont suivi : La société comme verdict. Classes identités, trajectoires, en 2013 et Principes dune pensée critique, en 2016.

Et je suis en train de préparer un ouvrage qui sera une sorte de Retour à Reims, volume 2. J’ai commencé à écrire Retour à Reims après la mort de mon père. J’ai commencé ce qui sera le volume 2, après la mort de ma mère, en 2017. Il y sera question des classes sociales, de la vieillesse, de la politique… Quand ma mère était seule, dans la chambre de sa maison de retraite, ayant perdu son autonomie physique, elle pleurait quand elle me parlait au téléphone, ou elle me laissait des messages désespérés sur mon répondeur téléphonique. Elle protestait, tempêtait contre ses conditions de vie. Mais il n’y avait personne d’autre que moi pour entendre ce qu’elle avait à dire. Alors, je voudrais désormais faire entendre sa voix. C’est-à-dire faire entendre la voix de ceux et celles qui n’ont pas accès à l’espace public, à la parole politique. Donner une voix à ceux et celles qui en sont privés, n’est-ce pas l’un des rôles des écrivains et des intellectuels ? 

Didier Eribon, Retour à Reims, Flammarion, « Champs », édition de 2018, 246 p., 8€. Actuellement au Théâtre national de Strasbourg jusqu’au 1er octobre dans une mise en scène Thomas Ostermeier, avec Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye.