Angela Davis : une vie politique (Une lutte sans trêve)

© Christine Marcandier

Les textes réunis dans Une lutte sans trêve ne témoignent pas seulement de l’engagement d’Angela Davis dans la vie politique des États-Unis et du monde mais permettent de dresser un état des lieux des conflits, luttes, stratégies et enjeux politiques aujourd’hui.

Si l’ennemi général est le capitalisme, il l’est en tant qu’ensemble de pratiques de domination, discriminatoires, violentes et mortelles qui, par-delà la sphère économique, gèrent de manière agressive les existences de chacun. Les entretiens et conférences rassemblés dans ce livre analysent ce qu’est le capitalisme aujourd’hui : non pas seulement un système de production, un certain mode de l’économie et du marché, mais un ensemble politique, social, culturel, matériel autant qu’économique, développant ses relations transversales et globalisantes, créant les conditions de la domination, produisant ses effets sur les corps et les esprits, sur les vies dominées et sur celles qui dominent. C’est cet ensemble qu’Angela Davis analyse ici, mais ce sont surtout des stratégies intellectuelles et pratiques nécessaires aux luttes anticapitalistes qu’elle expose.

Si le propre du capitalisme actuel est d’être mondialisé, de se développer selon la forme d’un néolibéralisme global, Angela Davis souligne qu’en même temps, un des effets stratégiques de ce néolibéralisme est l’individualisation : non pas un simple repli égoïste sur soi – bien qu’il s’agisse aussi de cela – mais la production d’individus coupés du collectif, rendus incapables d’agir et de se penser à partir d’un point de vue collectif. Si le capitalisme actuel implique un type de subjectivation qui favorise l’individualisation, c’est dans la mesure où les subjectivités capitalistes actuelles – le capitalisme n’existant pas selon une forme éternelle mais se transformant en fonction des conditions historiques nouvelles – ne sont possibles qu’en étant coupées des liens qui les rattacheraient à leur propre histoire, aux conditions de leur propre mise en question ainsi qu’à celles d’une action politique, c’est-à-dire collective, qui les contesterait et en produirait de nouvelles.

En développant une telle individualisation des consciences, une clôture du rapport à soi, le néolibéralisme produit un monde où le commun est effacé, où les conditions d’une pensée et d’une action en commun sont empêchées. Le néolibéralisme, en ce sens, n’est-il pas ce qui bloque la dimension politique de l’existence, dans la mesure où le politique implique par définition le commun ? Le néolibéralisme n’est-il pas ce qui coupe les hommes d’une dimension fondamentale de leur existence, les condamnant à être dans un monde qui est moins leur monde qu’un destin subi auquel ils ne pourraient que se soumettre ? L’individualisation massive propre au néolibéralisme implique des subjectivités qui ne se représentent que leur propre isolement, leur propre impuissance – ce qui empêche toute contestation et résistance, ce qui renforce et protège les processus de domination.

Les textes réunis dans Une lutte sans trêve exposent en parallèle les moyens Angela Davis, Une lutte sans trêved’une contestation de ces processus néolibéraux d’individualisation. Pour Angela Davis, exister politiquement, résister à l’appauvrissement non seulement matériel mais aussi subjectif induit par le néolibéralisme, implique la création de liens, de relations, de rapports : la résistance est synthétique, la pensée et l’action politiques produisent des synthèses, un commun défini comme synthèse. Ce qui est ici singulier, c’est qu’Angela Davis n’assimile jamais une telle synthèse à de l’homogène, pas plus qu’elle ne réduit le commun à l’identique. Lorsqu’elle dit qu’il nous faut « créer un monde libéré de la xénophobie et du racisme, (…) un monde où il n’y a plus de pauvreté, et où l’accès aux denrées alimentaires n’est pas soumis aux exigences du profit capitaliste (…) ; un monde où l’homophobie et la transphobie peuvent enfin être considérées comme des reliques du passé, tout comme l’emprisonnement et toute institution fermée pour les personnes souffrant d’un handicap ; un monde où (…) chacun apprend à respecter l’environnement et tous les êtres vivants, humains ou non-humains », elle énonce un idéal politique des luttes, la finalité de celles-ci. Mais elle énonce aussi les conditions d’un commun non homogène ni synonyme d’identité : le racisme, l’homophobie, la transphobie, la pauvreté, la violence à l’égard des animaux ne sont pas nécessairement identiques, revenant au même, mais peuvent – et doivent – être pensés selon des rapports qui permettent d’apercevoir entre ces réalités des similitudes, voire des relations systémiques, structurelles, comme ils permettent, du point de vue de l’action politique, de produire des luttes communes efficaces, comme ils permettent enfin, du point de vue de l’existence, de produire un monde inclusif.

Pour Angela Davis, produire du commun revient à créer des relations entre des réalités hétérogènes, entre des différences, sans les faire entrer violemment à l’intérieur de catégories homogènes, sans les confondre au sein d’identités surplombantes. Ce sont ces relations qui sont communes, qui constituent le commun, et par lesquelles un monde commun, une coexistence inclusive, deviennent possibles. La question politique fondamentale qui s’impose alors est : comment créer de telles relations, comment produire du commun non pas seulement dans l’idée d’un monde à réaliser mais dans les pratiques politiques actuelles de lutte, de résistance et d’invention ? C’est à cette question que les divers textes qui composent ce livre cherchent à répondre.

2-1Ainsi, dans l’action politique, dans le mode d’organisation de la lutte, la question du commun et de l’inclusion doit être essentielle : «  (…) vous ne pouvez pas vous contenter d’inviter les gens à vous rejoindre (…). Vos modes d’organisation doivent offrir à ces militants la possibilité de faire leurs ces revendications ». Cette question est aussi ce qui, dans ce livre, trouve une partie de sa réponse dans une pensée et des pratiques intersectionnelles. Là où le capitalisme est analytique, il faut produire et penser des synthèses, mettre au jour des relations autant que les créer. C’est ce que permet l’intersectionnalité : produire et faire apparaître des rapports structurels là où la subjectivation néolibérale nous entraîne à percevoir des différences isolées, voire inconciliables. Si Angela Davis insiste sur la nécessité d’analyser « les multiples liens qui s’établissent entre la race, la classe, le genre et l’orientation sexuelle », c’est parce que ces liens permettent à la fois de penser les conditions de production des subjectivités selon la race, la classe, le genre et l’orientation sexuelle, de penser ces catégories comme des catégories constitutives mais aussi aliénantes et clivantes, de produire une communauté entre ce qui a priori n’est pas susceptible de rapports, de produire les conditions d’une reconnaissance et d’une lutte communes. L’intersectionnalité ici n’est pas simplement une notion de sociologie intéressante et éclairante, elle est le moyen d’une contestation et d’une existence politiques, le moyen de produire des subjectivités capables de se penser et de s’interroger, de questionner et de problématiser le monde et leur rapport au monde, de concevoir un autre état du monde et de s’efforcer de le produire – capables de s’inventer.

3-1Que les gens inventent eux-mêmes ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent être, est le cauchemar du néolibéralisme. Que les individus se pensent, que des groupes existent en se créant eux-mêmes serait son échec. Que des rapports deviennent pensables et praticables entre ce que les politiques néolibérales divisent et isolent serait la défaite du capitalisme actuel. Que deviendrait la politique policière et répressive de l’Etat français si la population devenait massivement capable de penser les migrants et réfugiés comme des groupes avec lesquels des relations autres que de rejet sont possibles et souhaitables, des groupes dont les problématiques peuvent être reconnues comme étant partageables par tous ? Que deviendraient le racisme, l’homophobie, le sexisme, le classisme inhérents au néolibéralisme si les groupes dominés devenaient capables d’établir entre eux des relations inclusives et de produire les conditions de luttes communes ? Que deviendrait l’oppression de telle population dans le monde – comme celle, par exemple, des Palestiniens – si les mouvements de libération antiracistes, féministes, LGBT faisaient de la lutte contre cette oppression leur propre lutte, s’ils incluaient dans leur propre point de vue la question de l’écrasement de la population palestinienne ou syrienne (ce qui, autre exemple, éviterait aux opérations répétées de pinkwashing du gouvernement israélien d’être efficaces) ?

Lorsqu’Angela Davis rappelle que Nelson Mandela affirmait que « notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens », elle insiste sur la nécessité non seulement d’une pensée et de pratiques intersectionnelles, mais aussi transnationales. Dans la mesure où le capitalisme actuel est mondialisé et globalisant, sa logique ne peut être combattue uniquement de manière locale, pas plus que ses moyens et effets n’existent isolément les uns des autres. Là encore, il s’agit de mettre au jour et de produire des liens entre ce qui existe ici et ce qui existe ailleurs, entre moi et ce qui ne l’est pas mais avec quoi des relations sont pensables et réalisables. Pour le dire autrement : un des enjeux serait de produire des subjectivités non isolées mais capables de se penser à partir de l’autre, d’inclure en soi ce qui n’est pas soi, ce qui apparemment n’a pas d’existence commune avec soi mais dont l’inclusion – qui n’a rien à voir avec l’assimilation ou une réduction à l’identique – est pourtant nécessaire pour que soient produites en commun les conditions d’une libération qui n’est possible que si elle vaut pour tous – par-delà les frontières et, suggère Angela Davis, par-delà les espèces.

Si le néolibéralisme a besoin du racisme, de l’homophobie, du sexisme et de la transphobie, du classisme autant que de la production de délinquants à enfermer dans des prisons ou dans des camps – s’il a besoin que les individus pensent et vivent de manière conflictuelle à partir d’identités liées à la race, à la classe, à l’orientation sexuelle, c’est parce que ces divisions sont nécessaires à l’individualisation des subjectivités, à la fragmentation du social, à la production de dichotomies et binarismes qui permettent au capitalisme actuel de fonctionner tout en empêchant la pensée et la production d’un commun capable de le remettre en cause. De ce point de vue, il est plus que dommage que les populations de gauche n’embrassent pas de manière essentielle les luttes contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, les politiques carcérales ou psychiatriques, en ayant conscience du caractère nécessairement transversal ou intersectionnel de toute politique véritablement résistante et créatrice. Comme il est regrettable que les politiques qui se veulent de gauche ne soient pas immédiatement cosmopolitiques. Le problème est d’ailleurs moins que ces positions sont regrettables que le fait qu’elles sont finalement complices puisqu’elles ne s’attaquent pas à ce qu’est le capitalisme sous sa forme actuelle mais en reproduisent au contraire la logique et les effets.

C’est cette logique néolibérale, sa dynamique interne, ses effets et relais matériels qu’Angela Davis met au jour, contre lesquels elle expose les moyens d’une lutte effective, réelle. La dimension pratique des textes qui sont réunis dans Une lutte sans trêve est donc aussi importante que leur dimension théorique, la théorie n’ayant de sens qu’articulée à des pratiques libératrices. L’intérêt de ces textes est aussi que, même s’il s’agit de textes de circonstance, surtout concernés par les politiques des USA, ils proposent des analyses et prolongements qui peuvent donner lieu à une lecture recontextualisée et éclairante pour les politiques européennes les plus actuelles – le racisme, l’homophobie, le classisme, l’emprise des politiques policières composant de plus en plus l’orientation légitimée et « décomplexée » des Etats européens.

Angela Davis, Une lutte sans trêve, Textes réunis par Frank Barat, traduction de Frédérique Popet, éditions La fabrique, 2016, 188 p., 15 €