Juliette Mézenc : « Le monde ne va pas de soi » (Des espèces de dissolution)

Avec Des espèces de dissolution, Juliette Mézenc écrit un livre déstabilisant qui brouille toutes les frontières : celles du récit, des genres, des identités, des règnes, de la conscience, du monde.  Cette dérégulation généralisée n’est pourtant pas un simple désordre, elle est au service d’une vie plus large, plus intense. A l’occasion de la sortie de ce livre, la librairie L’Echappée Belle, à Sète, a organisé une rencontre avec Juliette Mézenc et animée par Cécile Viguier. Nous reproduisons ci-dessous un extrait de cette discussion.

Avant Elles en chambre, qui concerne les conditions d’écriture des femmes après Virginia Woolf, et Laissez passer, qui se présente comme une succession de courts récits en « je », tu avais publié Poreuse et Sujets sensibles. Le point de départ de ce dernier livre, construit à partir d’entretiens entre des élèves et toi, car tu étais alors professeure, était une frustration : le départ des élèves, quittant la classe ou le lycée, et qui interrompait un dialogue qui n’avait pu avoir lieu qu’entre deux cours. Prendre le temps de procéder à ces entretiens avait été l’occasion de prolonger ce dialogue. On y trouvait déjà, comme dans tes autres livres, des voix qui s’entremêlent et une parole collective par laquelle le « je » est débordé – comme dans Laissez passer, notamment, où les murs, la mer prennent la parole et où il est question, dès le prologue, des « je », des voix. C’est aussi ce que l’on retrouve dans Des espèces de dissolution

Je est plein d’autres, traversé par les autres. Des « je » à faire advenir, exister ou à expulser, éliminer. Certaines voix de Laissez passer, écartées du texte car elles m’étaient apparues comme des excroissances, se sont prolongées ou ont été reprises dans Des espèces de dissolution.

Ce qui rejoint ce qui est central dans tes livres, à savoir la question de la porosité… Des espèces de dissolution donne lieu à une expérience de lecture troublante, déstabilisante, du fait du jeu des identités, du fait que le « je », les identités se dissolvent. Est-ce que cette expérience qui accompagne la lecture de ton livre a son équivalent, pour toi, lorsque tu écrivais le livre ? 

J’ai moi-même été très déstabilisée par ce texte. Il est né sur le plateau ardéchois que je connais depuis l’enfance et où je me rends très souvent depuis 4 ou 5 ans, sur lequel je me sens pousser des ailes et où je puise le désir d’écrire. J’écris à partir de ce lieu. Au moment où ce récit a surgi, j’étais déjà occupée par des projets d’écriture : un almanach poétique, le Journal du brise-lames qui est projet de jeu-vidéo littéraire mené avec Stéphane Gantelet, des ateliers d’écriture, des lectures… Petit à petit, un récit est venu, qui me réveillait la nuit, m’occupait, me contrariait car j’avais déjà trop de chantiers d’écriture ouverts : une sorte de structure, d’architecture, avec ses sept mouvements, une idée de fin. C’était exaltant, mais non partageable en l’état. Le temps a passé. Puis je m’y suis remise, laborieusement. J’avais l’impression de le perdre. Mais c’est revenu, j’ai retrouvé du désir pour ce texte. Il y avait beaucoup à inventer. Grâce à mes éditeurs, je suis revenue sur le début. Les choses viennent, adviennent, sans forcer, mais en prenant du temps et en créant des conditions propices.

Le « sort of » personnage, pour utiliser une expression que tu utilises dans Des espèces de dissolution et que je reprends au sujet du personnage car on sent bien toute la prudence et les guillemets que tu mets dans l’emploi de ce terme tant, dans ton livre, ce « personnage » est inclassable, innommable, inqualifiable – ce personnage, donc, est pour le moins étrange, il lui arrive de drôles de choses.

Je pourrais qualifier ces aventures ainsi : des sortes de drôleries. Drôleries au sens d’« amusant » mais aussi d’« étrange ». Étonnant, en un mot. Ce récit nait d’une frustration, cette fois encore. Tel souvenir d’enfance où, face au paysage, on se sent comme séparé, on ne fait pas partie, comme on peut l’être face à une carte postale grandeur nature. Ou, plus terrifiant encore, ces moments où on se sent carrément hors du monde. Le monde ne va pas de soi. Le mot qui me vient est « merveille », au sens médiéval. L’étrangeté ressentie est étrangeté du monde. Ce malaise, voire cette terreur d’être séparé du monde, et donc de soi, revient parfois en plein visage, en plein corps. Cette expérience-là, je crois l’avoir approchée dans le passage que j’ai consacré à Sylvia Plath dans Elles en chambre.

« Il », donc, fait l’expérience du morcèlement, comme quelqu’un à qui on pourrait dire : « Reprends-toi ! » et qui se remembrerait, littéralement, récupérant son bras ou sa jambe, dispersés dans la nature. Je fais ici référence à un passage du livre dans lequel « il », littéralement, est démembré…

Se remembrer après une explosion du corps… Je n’y pensais pas vraiment alors que j’écrivais mais, sans parler du mythe d’Osiris, certaines figures sont apparues, et notamment celle de Baubo, la servante de Déméter. Dévastée par la perte de sa fille Perséphone, la détresse de Déméter provoque un véritable désastre écologique : plus rien ne pousse ni ne vit. C’est alors que Baubo relève ses jupes et lui montre son sexe. Déméter part dans un grand éclat de rire et « se reprend », retrouvant la force d’aller chercher Perséphone au royaume d’Hadès.

Dans Des espèces de dissolution, il y a différentes strates de réalité, par exemple des strates psychiques mais aussi des strates géologiques. Pourquoi t’intéresses-tu à cette sorte de logique des strates ?

« Il » traverse des strates de réalité comme le lecteur traverse différentes strates de lecture. Par exemple, il s’évanouit – au sens propre – dans la nature et réapparait nu. Dans ces temps-là, auxquels lui n’a pas accès, mais le lecteur si, il évolue dans ce qui pourrait ressembler à un rêve récurrent, ou à un univers de jeu vidéo, avec ses différents niveaux, où on repart d’un point – d’un échec – et où on trouve parfois la solution.

Le plateau du Mézenc est un plateau volcanique, un endroit d’une grande intensité de vie mais aussi de destruction, de forces telluriques. On va puiser dans un tel lieu, qui est aussi un lieu psychique, la force de l’écriture – mais cette intensité est aussi ce qui peut nous mettre en danger, nous exploser à la gueule. Ce peut être périlleux, l’écriture.

© Stéphane Gantelet

A la fin du récit, il y a une rencontre… 

Mes personnages, en général, sont très solitaires. Ils n’entrent pas en dialogue avec d’autres personnages. Mais ici, il y a la rencontre avec Bassol, un musicien, qui initie et libère le personnage, qui lui apprend la vie en fait, littéralement. Il s’avère que ce personnage avait beaucoup de choses à dire. J’ai alors ouvert un nouveau fichier Le monologue de Bassoléa, qui fait aujourd’hui suite à Des espèces de dissolution. C’est le monologue d’une fille très énervée, ce qui donne un texte plus politique, plus directement politique. Elle cultive un enthousiasme pour le merveilleux, la microbiologie des sols, les recherches sur ordinateur. Elle s’étonne devant l’ordinaire : une vache morte, la respiration…

La musique est aussi très présente : un disque vinyle dans le paysage, la citation de Rilke, les différents « mouvements » pour dire le tracé psychique et géologique, la dynamique… Quelle place fais-tu à la musique dans ton écriture ?  

Je ne peux pas écouter de la musique en écrivant, car écrire, c’est déjà de la musique, du rythme. Le mouvement, c’est aussi – au sens philosophique – ce qui permet la puissance, le passage à l’acte. Le personnage s’impose une discipline, des exercices, une méthode pour s’évanouir dans la nature. C’est donc aussi un récit d’apprentissage, ou « Comment s’évanouir dans la nature », car c’est tout un travail ! Il s’agit d’apprendre à se relier au monde, à soi. La question est de savoir si on peut convoquer cette joie d’être, cet étonnement, cet état de corps joyeux et sans raison.

Tu disais travailler le texte à la virgule près, en l’oralisant. A l’écrit aussi, cette respiration s’inscrit par des blancs, des silences. 

Ce que je fais serait une sorte de « prose libre » que, je crois, je tiens d’Hélène Bessette, et qui n’est ni vraiment de la prose, ni vraiment de la poésie en vers. Le silence, le blanc sont pour moi comme de nouveaux points d’appui. J’écris dans l’entre-genres.

Existe-t-il une influence, dans ton écriture, de pratiques comme la méditation ?

C’est une autre strate du récit : ce pourrait être une sorte de traité de philosophie pratique. Oui, c’est là, parce que c’est dans mon corps et que j’écris avec mon corps. L’écriture m’aide à respirer, vraiment : après une séance d’écriture, j’ai la sensation de mieux respirer. Il s’agit de penser notre relation au monde, la façon dont on se représente dans ce monde. Le récit penche vers une vision plus orientale qu’occidentale : faire partie du paysage, faire corps avec. Je penche avec lui pour la littérature et le cinéma asiatiques, ça correspond à ma propre expérience de vie, vivre et écrire avec ce qui échappe, sans chercher à tout prix à le réduire, l’expliquer, le saisir. ll y a urgence à se représenter relié à ce qui nous entoure et à mesurer les effets dans le monde de se sentir, de se croire « séparé » de la nature. Le corps est fait de « dehors » mais il fait aussi le « dehors ». Des espèces de dissolution est un roman écologiste, pas au sens militant, mais au sens de l’urgence. L’urgence de prendre le temps et de creuser ces questions-là.

Remerciements à Juliette Massat

Juliette Mézenc, Des espèces de dissolution, éditions de l’Attente, 2019, 168 p., 16 €