Juliette Mézenc : Une littérature des frontières

© Juliette Mézenc

Si l’on voulait avoir un fil rouge pour lire les textes de Juliette Mézenc, on pourrait d’abord penser à la notion de « frontière ». Juliette Mézenc écrit au sujet des frontières, elle les obscurcit, elle écrit en se situant sur la frontière.

Dans les livres de Juliette Mézenc, la frontière a un rapport déterminant avec la vie et avec la mort. Avec la création.

Si la frontière trace une distance entre « ici » et « là-bas », entre « nous » et « eux », entre « ceci » et « cela », elle est également ce qui constitue « ici » en tant que tel, ou « là-bas », elle est ce qui produit « nous » autant que « eux », l’autre, les autres, le Je, le moi. La frontière a une fonction identitaire et différenciante, parfois hiérarchisante.

Mais elle est aussi ce qui se traverse, légalement ou non, volontairement ou non, consciemment ou au cours des rêves. Un monde fait de frontières, de tous les types de frontières, n’est pas qu’un monde policier, ordonné, figé, violemment différencié. C’est aussi un monde où existe la désobéissance, la délinquance ou résistance à cet ordre. C’est un monde où existent le franchissement des frontières, les passages plus ou moins clandestins, parfois très moléculaires. C’est un monde où vit ou pourrait vivre autre chose que soi – l’autre, les autres, autre chose qui n’est pas ici et vers quoi je peux aller, avec qui je peux être. A condition, donc, de franchir la frontière, de ne plus être tout à fait moi, tout à fait ici ni d’ici. A condition que les frontières s’estompent, deviennent poreuses…

Si les livres de Juliette Mézenc travaillent la notion de « frontière », celle-ci, dans ce travail, n’acquiert son sens que par son inscription dans un réseau pluridimensionnel qui implique du littéraire autant que du politique, du subjectif autant que du géographique, du corporel autant que du cosmique. Les frontières bougent, les communications se multiplient, les passages prolifèrent, de nouveaux tracés apparaissent, de nouvelles configurations sont mises au jour. L’ici devient là-bas, aujourd’hui devient hier – et inversement –, le microcosme et le macrocosme résonnent l’un dans l’autre, mon corps devient cet arbre, ou cette brise, ou toi…

Penser le monde à partir de la frontière, comme le fait Juliette Mézenc, c’est se donner la possibilité de le déployer de manière inédite, d’en déplier des virtualités non perçues ou non existantes encore, d’y tracer de nouvelles lignes, de nouvelles issues. En ce sens, on peut définir l’écriture de Juliette Mézenc comme une cartographie, non car il s’agirait de fournir une reproduction cadastrée et figée du monde, mais dans le sens où il s’agit, par et dans l’écriture, de s’approprier les frontières du monde, de dessiner par-dessus, de les gommer, de tracer soi-même de nouvelles lignes, de nouvelles possibilités de mouvements autant que des mouvements réels puisqu’une carte est mobile, changeante au fur et à mesure qu’avance et s’égare celui ou celle ou cela qui parcourt le paysage. Il s’agit de produire d’autres paysages, non de recopier ceux qui sont déjà donnés, des paysages qui incluent leur propre terra incognita, leurs propres déserts lointains en même temps qu’ici, leurs propres métamorphoses à travers la durée, qui devient une des dimensions immanentes de la carte. Celle-ci, donc, ne serait pas une carte d’identité ni la carte quadrillée d’une gestion policière de l’espace. La carte serait toujours plurielle, multiple, faite de lignes droites ou brisées, souterraines et aériennes, parfois sans début ni fin, matérielles et psychiques – toujours à plusieurs dimensions, se transformant au fur et à mesure des mouvements dont elle est indissociable, comme dans certains jeux vidéo.

La frontière ou la nature cartographique de l’écriture ne sont pas seulement des thèmes qui traversent d’une façon plus ou moins explicite les livres de Juliette Mézenc. Tout cela nécessite des stratégies discursives, des inventions formelles et syntaxiques. Juliette Mézenc écrit par exemple des sortes d’étranges contes, dont on ne sait s’ils sont des rêves, des épisodes psychotiques, les jeux d’un enfant : un mur parle, un personnage rapetisse, s’engouffre dans le corps d’un autre pour le parcourir… Ou bien, les paragraphes et les chapitres se suivent parfois sans liens logiques évidents, davantage selon des échos ou résonances qui rendent les identités flottantes, perméables. Les pronoms s’échangent, le Je devient indéterminé, pluriel. Ou bien encore, dans Elles en chambre, Juliette Mézenc inclut l’écriture d’autres femmes écrivains qu’elle avait invitées à rédiger un texte afin qu’il devienne partie intégrante de son propre livre – pour sortir des frontières du moi, pour pluraliser le livre, tendre vers un collectif, un impersonnel, pour inclure d’autres écritures dans sa propre écriture, d’autres imaginaires dans son propre esprit.

Les phrases deviennent volontiers rêveuses, la syntaxe inclut dans la phrase sa propre mobilité, sa propre indétermination, sa propre pluralité, son voyage au-delà d’elle-même…

Les livres de Juliette Mézenc questionnent les frontières des genres, les brouillent, les mélangent. Les livres ne sont ni d’un genre ni de l’autre mais s’installent sur les frontières pour les traverser, les juxtaposer, les estomper, les creuser – et par là créer des textes entre fiction, poésie, essai, sans genre défini, pour lesquels la conformité à tel ou tel genre, le respect des règles du genre, n’ont plus de pertinence. Ce sont des textes atypiques, qui résonnent avec ce qui existe chez d’autres créateurs et créatrices contemporain.e.s et qui concerne justement le dépassement du genre en littérature, la création de textes et d’œuvres hybrides : non pas d’un côté ou de l’autre de la frontière mais en équilibre sur la frontière comprise ici comme lieu de rencontre, de mélange, de compénétration – lieu, donc, où les identités, les binarismes communs, les cartes habituelles se défont, s’effacent, où autre chose se recompose : « écrire c’est s’arracher, faire cette tentative de bondir hors de ses frontières, celles assignées par la nationalité, le genre, l’espèce, hors des murs de l’identité qui délimitent trop souvent le territoire d’un moi étriqué et mesquin, hors de ce que l’on croit connaître, savoir, hors des formes répertoriées qui ronronnent ».

Dans les livres de Juliette Mézenc, l’extérieur et l’intérieur, le dehors et le dedans se distinguent mais sans se séparer, s’infiltrent l’un dans l’autre, se rencontrent et par cette rencontre deviennent une vie que l’on ne connaissait pas. Comme le « moi » et le « toi ». Comme la peau et l’air… Finalement, le troisième terme qui permettrait de s’orienter – ou de se perdre – dans ce qu’écrit Juliette Mézenc, serait celui de « rencontre ». Tout se rencontre – c’est-à-dire perce la frontière, l’enjambe, la contourne, la survole – et par la rencontre devient autre chose, développe une vie inédite : les corps, les paysages, les humains, les nuages, la mer, les paroles, les situations. Tout cela se rencontre et s’agence contre des frontières désormais défaites, selon de nouvelles frontières brumeuses et provisoires. On a ici l’essentiel du dernier livre de l’auteure, Des espèces de dissolution.

On comprend qu’au sein de ce qu’écrit Juliette Mézenc, la figure du migrant, du clandestin, du sans papiers, soit centrale. Comme la question de l’errance et de l’identité, celle de la désidentification recherchée ou subie, peu importe, mais valorisée si elle est au service de la vie…

On comprend aussi que, pour toutes les raisons évoquées, l’écriture de Juliette Mézenc est en elle-même une écriture politique, c’est-à-dire écriture, c’est-à-dire vie.

Juliette Mézenc, Des espèces de dissolution, éditions de l’Attente, mars 2019, 168 p., 16 €