Lundi : Game of what
Les semaines en immersion s’enchainaient bien. On était à l’affut de la gaffe et de la bonne nouvelle, on écoutait les histoires des gens, on prenait des notes on disait « tu peux répéter ? ». Puis sans trop savoir pourquoi on a pensé vacances. On a voulu un autre air, voir s’il se passe quelque chose ailleurs et prendre l’avion. On en a eu marre de la mer toujours pareil des rochers et du soleil sur les bateaux. On a voulu sortir du champ, quitter la carte postale qui sent le sel le shit et la poubelle. On a voulu l’hiver le conflit le feu : comme Game of Thrones en vrai. Si la dernière saison a « beaucoup déçu » c’est qu’on voulait y voir père et mère, une apocalypse à fond. Trahisons cruelles et couper des têtes, on voulait des idées. Après deux ans d’« attente » on avait les nerfs défoncés et la tête vide. On a voulu marcher droit sans se retourner, brûler le village le regard dur et les cheveux sales. Ça sentait la poudre. Mais ça a été la fin la loyauté l’amour la famille et on a dit « bof ». Parce qu’on voulait des vacances à la guerre, voir une fin du monde.
Mardi : Tapis rouge
C’est un mardi qu’a été « déclaré ouvert le 72e festival de Cannes ». Paillettes, champagne, tapis rouge comme partout ailleurs finalement : c’est costume cravate ou papillon, robe de créateur, brushing à l’américaine et talons hauts. C’est petits sacs et gros bijoux, paparazzi limousines et Laurent Weil. Édouard Bear en maitre de cérémonie semble quand même au bout du rouleau. Hommages au morts, chanteurs chanteuses, on salue parfois les vivants. La première soirée ressemble à un repas de famille trop lourd, quelque chose comme « j’ai envie de vous dire de belles choses, mais je vous vois trop souvent. » Le palmarès de cette année est exemplaire, il est juste, équitable. La photo des lauréats ressemble à une campagne Benetton inspiration couture, comme si on ne savait plus quelle cause défendre. Après la montagne de dollars générée par Bohemian Rhapsody, on n’attend même plus que les stars meurent pour leur rendre hommage : Elton John assiste au film de sa vie, Alain Delon à son hommage posthume et c’est peut être ça Cannes 2019 : Casting 5 étoiles pour un énième film de zombies.

Mercredi : Manger la télé
Il faut bien dire qu’avec Top Chef, Le Meilleur pâtissier, Un Diner presque parfait ou Cauchemar en cuisine, le groupe M6 plombe nos soirées. Devant un repas « vite fait » sur le canapé on voit défiler meilleurs ouvriers de France, chefs étoilés et chefs très étoilés. Ils critiquent tout du sol au plafond : l’assiette le sourire du serveur, le frigo du pauvre cuisto, le bar les toilettes, la tête dans le four les pieds en salle et le nez dans les cendriers de la terrasse. Dans les restaurants en vrai, on tente l’expérience, on dit « y’a beaucoup trop de plats » comme dans la télé, on est sérieux on dit que c’est froid/présentation pas terrible/ vous avez autre chose à me proposer ? Tout devient compliqué, malin ou complètement foiré. On regarde les employés comme des « candidats », on met des notes dans nos têtes.

Jeudi : Danger travaux
Ce soir le vent souffle à fond. Les poubelles font le tour du quartier sur leurs roulettes, les feux rouges penchent. Les terrasses se vident comme pelées par le vent, et les gens qui sortent quand même sont ceux qui sont les plus seuls. Pour ne rien arranger la ville est complètement en travaux, en cours de réalisation, coupures de courant déviations provisoires et stationnements interdits. Les rues sont encombrées on voit passer de gros camions énormes, rien n’est fini. Les portes claquent les volets claquent on tombe malade. On sent bien que c’est compliqué qu’il y a des gravats au fond des verres, qu’il y a des vieux loups et des prédatrices qui traînent : qu’on peut tomber dans un gros trou ou couler dans du béton. On sent la soirée dangereuse, les conversations comptoir/vin rouge des filles pour qui la vie c’est trop tard mais depuis pas longtemps.

Vendredi : Les vacances des autres
Dernière soirée pour dernière chance et dernière chanson. Il pleut et c’est presque un miracle. On regarde en l’air comme si on avait jamais vu de l’eau, on est devant le bar et on regarde les touristes qui passent. Ils ont les habits des vacances et de grosses valises. Ils ont des pantalons bizarres des sacs pratiques et des coups de soleil. « Que diront-ils de nous dans leur pays ? », on pense. Ils vont visiter ils vont dire il pleut tout le temps ici ils vont rencontrer on sait pas qui et prendre des photos. Il y a des groupes, des bus, des couples, des gens touts seuls et un paquet de Parisiens. Ils aiment notre accent et le soleil, payer pas cher et voir les bateaux. A l’intérieur, la télé diffuse les infos en continu par réflexe, l’enceinte joue « Summer hits 2004 » avant la coupure de courant : l’ouvrier au marteau piqueur qui nous casse la tête depuis le matin vient de fracasser les fils électriques. Bar tout noir silence froid dans la nuit mouillée. On voit nos reflets dans les bouteilles des étagères, on voit la fumée des cigarettes qui s’échappe des bouches sombres. On se regarde les yeux plissés on se reconnait pas tous. On est dans un bateau qui coule, on se prend la main on crie « S.O.S vacances ! ».
