Elles en chambre, de Juliette Mézenc, interroge les conditions, les processus et les finalités de l’écriture. Mais il ne s’agit pas d’un essai, puisque le livre se situe dans une sorte d’espace nomade et multiple où la réflexion, la rêverie, la fiction, la poésie se rencontrent pour créer un livre et un discours atypiques qui déplacent et débordent les frontières, les limites des êtres, des genres, des langages.
Le livre de Juliette Mézenc n’est pas uniquement une réflexion, il est une pratique de ce qui est défini comme la finalité de l’écriture, ou mieux, son mouvement : « écrire c’est s’arracher, faire cette tentative de bondir hors de ses frontières, celles assignées par la nationalité, le genre, l’espèce, hors des murs de l’identité qui délimitent trop souvent le territoire d’un moi étriqué et mesquin, hors de ce que l’on croit connaître, savoir, hors des formes répertoriées qui ronronnent ». L’écriture n’est pas en elle-même seulement critique, elle est une pratique vitale, une pratique de la vie par laquelle la vie échappe à ce qui l’emprisonne et l’empêche. Vivre et écrire sont la même chose : sortir hors des goulots d’étranglement, chercher une ouverture, produire des ouvertures par lesquelles fuir et inventer autre chose, être autrement à travers un monde devenu autre.
Elles en chambre se veut donc un livre inassignable et nomade, fait lui-même de ce mouvement par lequel ce qui est habituellement divisé, hiérarchisé, devient non pas indistinct mais indéterminé, toujours poreux à autre chose, selon le mouvement de la vie. Ce livre est en acte une éthique de l’écriture, c’est-à-dire de l’existence, c’est-à-dire encore une politique de l’écriture et de la vie – l’écriture, la vie comme politique – puisque l’éthique est politique.
Le livre de Juliette Mézenc invite à un parcours, une sorte de voyage – le mouvement, encore – à travers ce que l’auteur appelle les « chambres » de diverses femmes écrivains, qui peuvent être effectivement des chambres mais sont aussi autre chose : des lieux, physiques ou mentaux, symboliques, des espaces réels ou inventés – et donc plus réels encore –, et qui sont, de manière essentielle, liés à l’écriture. La chambre, ici, est un moyen par lequel vivre et écrire, mais il est aussi l’écriture elle-même, le mouvement de la vie.
L’auteur invente un dispositif fictionnel dans lequel un narrateur ou une narratrice fait visiter ces « chambres » qui, à l’exception d’une – celle de Danielle Steel –, ne s’atteignent qu’en s’enfonçant, telle Alice, à l’intérieur d’une sorte de puits, à travers un ensemble de galeries mobiles. A l’espace ordonné, superficiel et lisse, s’oppose un autre espace, personnel, solitaire et multiforme, par lequel s’isoler du monde autant que peupler le monde de son désir, de son imagination, un espace dans lequel écrire et rêver, car cet espace de la chambre est celui-là même du rêve et de l’écriture (« je me dis que ma chambre c’est le cahier où j’écris »). Ces chambres sont des sortes d’étranges monades, d’ilots isolés du monde qu’il ne s’agit pas de quitter mais, par l’isolement, la solitude, de retrouver, transformer et produire : la chambre-monade est ce par quoi le monde est mis à distance autant que reconfiguré, comme elle est ce par quoi le moi est mis à distance autant que produit autrement, selon les lignes multiples du désir et du rêve.
Ces chambres sont également, à chaque fois, celle qui écrit, l’écrivain elle-même – un lieu corporel autant que mental. Lieu de résistance, et d’invention. Résistance au monde, à l’ordre des frontières et des assignations, à l’ordre réglé du temps, de l’emploi du temps, des obligations sociales, familiales, alimentaires, de la domination masculine – pour la création d’un monde, d’un soi qui n’est plus celui du monde mais d’un monde autre, d’un autre rapport à soi, un soi devenu poreux à autre chose, par-delà les frontières étroites de l’existence habituelle, ordonnée, aliénante : « n’écrit-on jamais ailleurs qu’en prison ? et l’écriture ce formidable effort pour échapper aux assignations de genre, de nationalité, de milieu, d’espèce, échapper au monde tel qu’on nous le raconte, à notre H/histoire telle qu’on nous la raconte ? ne pas s’installer dans mais aller vers, et l’angoisse qui va avec, échapper aussi et surtout à cette fascinante petite tyrannie que chacun nourrit dans son propre sein, se faire autre et devenir ? ».
Écrire est donc se déprendre de soi, se déprendre du monde pour devenir autre que soi, devenir autre que ce que le monde tel qu’il existe nous amène à être, car cet être n’est pas vivable, n’est pas la vie. Ecrire est créer non des livres, des histoires, des phrases, mais un monde dans lequel vivre devient possible, et dans lequel le monde devient possible : un monde possible pour un moi possible, pour autant de « moi » qu’il est possible, et de « nous », et de « tu », et de « on ». Monde pluriel, multiple et mobile, incluant autant de singularités – autant de « chambres » – qu’il est nécessaire à la libre existence de chacun et des devenirs dans lesquels chacun peut être engagé. Ce sont ces créations, ces proliférations, ces devenirs que l’écriture implique – toute une éthique de l’existence, une éthique et une politique nécessairement révolutionnaires, la vie étant par définition révolutionnaire.
Si le livre de Juliette Mézenc prend le parti d’explorer les « chambres » de diverses femmes écrivains – Sylvia Plath, Shahrnoush Parsipour, Monique Wittig, Nathalie Sarraute, Hélène Bessette, Gertrude Stein, Marie Cosnay, Liliane Giraudon, Christine Jeanney, Anne Savelli, Emmanuelle Pagano, Cécile Portier –, ce n’est pas uniquement pour réaliser une sorte d’inventaire, mais c’est parce que écrire est toujours écrire avec : « (…) se faire poreuse à l’écriture de l’autre, oui. Écrire avec plutôt qu’écrire sur ou à propos de ». L’écrivain est un lecteur, et lire est aussi produire une relation avec ce qui fait devenir autre que soi, dans une rencontre, une relation poreuse où il est moins question de se cultiver ou de s’instruire que de trouver des intercesseurs pour sa propre écriture, pour ses propres devenirs qui sont toujours, en même temps, des devenirs du monde, de soi, de l’écriture.
Dans Elles en chambre, l’auteur invente une forme d’écriture à plusieurs faite de citations, d’insertions d’extraits de textes des autres, ou de textes écrits par d’autres femmes écrivains pour ce livre de Juliette Mézenc – faite également d’une pratique non pas du plagiat mais d’un type de discours indirect par lequel on écrit à travers l’écriture de l’autre, en empruntant à l’autre son discours pour en faire un élément d’un autre discours, à la fois personnel et multiple, acentré, choral – discours d’un monde lui-même multiple, celui d’un moi engagé dans le voyage incessant de ses devenirs, de son existence hors de ce qui fixe, fige, assigne. Si « on écrit pour créer un espace à soi », si « on crée un espace à soi pour écrire et on écrit pour créer un espace à soi », cet espace n’est pas celui d’un soi égocentré et exclusif, au contraire : cette création nécessite des intercesseurs, d’autres que soi qui sont l’occasion d’autres possibilités du monde et d’autres possibilités de soi.
Écrire ne se sépare pas de tels agencements, de ces rencontres et lectures vitales, chaque vie étant un ensemble de rencontres, un agencement mobile, un réseau interne et souterrain autant qu’ouvert au monde et ouvrant le monde. C’est cette pratique de la rencontre (« se faire poreuse ») que l’on retrouve dans l’image du « réseau de cavités reliées entre elles par des boyaux », l’écrivain – mais pas seulement – ainsi que le livre étant un tel réseau à parcourir, à développer, à inventer. Les ateliers d’écriture dont parle Juliette Mézenc étant aussi l’occasion de créer des réseaux de ce type. Et la création de ces réseaux est nécessaire à celle d’un style, si le style n’est pas seulement une question de « bien écrire » mais ce par quoi, comme l’exprime François Bon cité dans Elles en chambre, il s’agit de « forer un par un des petits tunnels au cœur de la langue ». Écrire c’est produire un réseau, un agencement d’intercesseurs par lesquels l’écriture est possible et que l’écriture porte en elle comme une multiplicité interne, essentielle – toute une communauté hétérogène, étrange et paradoxale, par laquelle les limites constitutives de soi, du monde, de la langue, de la logique sont perturbées, sans cesse déplacées pour l’invention et la création d’une autre langue, d’un autre monde, d’un autre soi qui est toujours autre que soi, que sa langue, que son monde.
Bien entendu, on aura reconnu dès le titre du livre Elles en chambre, une référence au livre de Virginia Woolf, Une chambre à soi, même si là encore il s’agit moins d’une référence que d’un agencement, de la production d’une communauté par laquelle penser et se penser, s’inventer et se créer écrivain – c’est-à-dire, en même temps, tout autre chose qu’écrivain –, ce qui inclut l’expansion d’une conscience critique du monde tel qu’il est – monde androcentré et sexiste, monde genré mais aussi, par exemple, anthropocentré, organisé selon des coordonnées qui étouffent et empêchent la vie –, comme la recherche d’ouvertures par lesquelles le monde pourrait fuir, devenir autre, multiple, ainsi que soi, que la langue, que la pensée. Est-ce qu’il ne s’agit pas, dans tout ceci, de reconnaître certaines des préoccupations qui traversent toute l’œuvre de Virginia Woolf ? Mais il existe sans doute, de manière plus souterraine, d’autres intercesseurs. Peut-être Kafka. Et surtout Nietzsche qui, au début d’Aurore, écrit : « Dans ce livre on trouvera au travail un homme ‘souterrain’, un homme qui creuse, perce et ronge (…). Ne semble-t-il pas que quelque foi le conduise, que quelque consolation le dédommage ? Qu’il veuille peut-être avoir une longue obscurité pour lui, des choses qui lui soient propres, des choses incompréhensibles, cachées, énigmatiques, parce qu’il sait ce qu’il aura en retour : son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre aurore ? ». Dans le livre de Juliette Mézenc, il s’agit précisément de cela : par l’écriture produire « une longue obscurité », inventer un terrier de taupe par le parcours duquel se créent ces choses incompréhensibles et énigmatiques que sont les livres lorsqu’ils sont faits de toutes les galeries multiples du terrier – lequel dessine alors la carte souterraine, obscure, d’un envers du monde, d’un envers du corps et de la langue, qui n’est pas un refuge hors du monde mais bien une différence où, à l’intérieur même du monde et de soi, s’installer et créer et vivre.
Juliette Mézenc, Elles en chambre, éditions de l’Attente, 2014, 140 p., 15 €.