La parabole de Cauterets : Que peut la littérature ?

Que peut la littérature ? Non plus ce qu’elle est ou n’est pas, précieuse tracasserie à l’usage de spécialistes, mais ce qu’elle peut aujourd’hui. Aujourd’hui comme chacun sait : premier tiers d’un siècle assombri par l’urgence écologique. La réponse n’est pas facile et fait penser peu ou prou à l’intellectuel qui bricole et, à défaut de marteau, s’avise de planter un clou avec le cul d’un bibelot. Enrôler la littérature dans l’urgence qui est la nôtre suppose un nouvel art d’accommoder les textes. Pour ne pas nous résigner à rester les bras ballants pendant que le bateau coule et que chacun s’est saisi de sa pratique ou discipline qu’il manœuvre comme une écope, interrogeons la vraisemblance d’un tel aggiornamento.

Pour redéfinir l’organe, il importe en premier lieu de redéfinir la fonction. Ce qu’exige l’urgence écologique est une réforme du comportement humain. Deux questions découlent de cette exigence. La première : est-ce que la littérature a un rôle à jouer dans cette réforme ? La seconde, plus épineuse : faut-il réformer la littérature pour qu’elle puisse jouer son rôle dans cette réforme des comportements ? Afin de répondre à ces deux questions, il faut définir clairement la crise planétaire dont l’homme occidental se sait désormais comptable et de laquelle il doit répondre.

La Planète et la Cité

Notre « impasse écologique » (André Gorz) se résume en un conflit opposant deux protagonistes et présenté dans ses prémisses sous la forme d’une disjonction : soit A l’emporte, soit B l’emporte. More allegorico, l’argument oppose l’une à l’autre la Planète et la Cité : d’un côté, la biosphère terrestre comme système de bouclages rétroactifs régulant les équilibres et assurant la survie des vivants qui la composent ; de l’autre, le monde des hommes et des modes de vie humains que leur devenir historique a refermés sur eux-mêmes et, en tant que fins en soi, scindés des fins enchevêtrées de l’ensemble des vivants. Du point de vue de la Cité, de multiples formes de contrats relient et obligent les hommes les uns envers les autres, mais aucun contrat ni obligation n’unit l’ensemble des hommes et des modes de vie humains (la Cité) à l’ensemble des vivants et à leur conservation (la Planète). Ce défaut de régulation contractuelle a rendu possible une émancipation progressive de la Cité. Cette émancipation progressive a périmé et rompu toutes les formes de contractualités vivantes qui liaient les communautés humaines à leur milieu naturel. Cette rupture a entraîné l’hypercroissance de la Cité et la mainmise de la Planète comme pur moyen de son expansion.

Cité : 1 – Planète : 0. La disjonction paraît réglée, mais de ce faux dénouement se déduit un dernier acte, dont le rideau vient de s’ouvrir et dans lequel nous entrons. En soumettant la Planète et en brisant sa résistance, l’homme a fait l’erreur fatale de lui communiquer sa force de nuisance : elle lui obéit désormais si bien qu’elle ne peut plus réguler, corriger ni absorber l’effet de ses modes de vie et de ses comportements. Étrange ironie du sort, c’est sa passivité même et son impuissance acquise qui en réarment l’hostilité et le pouvoir d’agression : épisodes climatiques extrêmes, pollution de l’air, anoxie des océans, toxicité des sols et de leurs productions, etc. Incapable d’absorber les chocs, la Planète ébranle la Cité du contre-coup de la violence que la Cité lui inflige. C’est en tant qu’entre les deux il n’y a plus de différence, c’est en tant que l’hypercroissance et l’expansion de la Cité ont réglé le différend que la puissance de la Planète est la puissance de la Cité et que la déroute de l’une confond le triomphe de l’autre.

D’où un ultime retournement : la lutte de l’homme contre la nature devient paradoxalement une lutte de l’homme contre lui-même et contre les effets de sa propre puissance. C’est le mythe contemporain qu’on appelle l’anthropocène : les modes de vie humains (la Cité) changés en force géologique (la Planète). En dominant la Nature, l’homme a imprudemment détruit son pouvoir de régulation. Au lieu de les réguler, la Terre réagit aux actions des hommes par un surcroît de désordre. C’est la forme inattendue que doit prendre le dénouement. Au lieu de la disjonction établie dans les prémisses (A l’emporte ou B l’emporte), la résolution du conflit prend la forme d’une conjonction. Le duel devient « pas de deux » : la Planète et la Cité se perdent ou se sauvent ensemble. Ou bien l’homme apprend à se maîtriser, ou bien il court à sa perte après s’être fait le maître du monde.

Les destins de la Cité et les destins de la Planète se retrouvent enchevêtrés par le même excès de violence qui s’employait à leur divorce. Notre détresse écologique résulte de ce paradoxe et de cet imbroglio. L’homme est en lutte contre lui-même : l’homme qui lutte pour son bien-être contre l’homme qui souffre pour la terre. Non plus la Cité contre la Planète, mais la forme actuelle de l’homo duplex : le Moderne contre le Terrien. Pour résoudre le conflit de ces deux hommes qui se déchirent dans la moindre décision de notre vie quotidienne, à l’inverse de les disjoindre, il faut mitiger leurs fins. Mais c’est aussi facile à dire que difficile à mettre en œuvre. Il y faut des forces convergentes et de multiples stratégies : des politiques d’éducation, des réflexions collectives, des résistances civiles, des expériences concrètes, de la propagande, des émeutes.

L’Humanisme et les Lettres

Nous voilà donc revenus aux deux questions qui nous occupent. La première : est-ce que la littérature aura un rôle à jouer dans la réforme nécessaire des comportements humains ? La seconde : est-ce qu’elle doit se réformer pour pouvoir collaborer à cette réforme des mœurs ? La formulation distincte de l’enjeu écologique – conciliation des fins adverses du Moderne et du Terrien – oblige à un pronostic qui ne joue pas en la faveur de la chose littéraire. Il y a deux raisons à ce pessimisme. Avant de les développer, je les résume en termes simples. La première, bien connue, est ce qu’on pourrait appeler la ségrégation littéraire : ce tropisme poussant la littérature à se déployer en repli, retirée en elle-même, et à cultiver ses produits dans une serre exceptée des échanges quotidiens. La seconde, moins apparente, est d’encore plus mauvais augure. À l’aube de l’Occident moderne, l’usage des Lettres s’est institué pour répondre à un dessein diamétralement opposé au travail qu’exige de lui la réforme écologique de comportement humain : les Lettres ont participé au déracinement et à la domestication de l’homme naturel ; elles ont été conçues et employées comme instrument privilégié de la production du Moderne (homo modernus) et de l’extinction du Terrien (homo terrenus) ; elles ont contribué à enfermer l’homme dans l’exception d’un monde humain émancipé des communs d’une politique du terrestre.

Au vu de l’impasse historique qu’une réforme des mœurs a pour fonction de résoudre, la littérature ne pourra y jouer sa part qu’à la condition d’une modification essentielle de ses modes de fonctionnement. Elle devra s’ouvrir au monde, sortir de son isolement : isolement dans ses fictions, isolement dans ses formes. Elle ne pourra plus répéter après l’Hérodiade de Mallarmé : « Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte ». En séparant le domaine de la Poétique du domaine de l’Éloquence et des discours performants de la harangue publique, Aristote a privatisé la production littéraire. La condamnation de Platon avait exilé les poètes de l’espace de la cité. Aristote a recueilli ces chanteurs privés de lieu, à qui le terrain de l’« agir » avait été interdit, et leur a ouvert le royaume du « faire » : les produits bien faits, les formes parfaites, tout l’industrieux chômage du beau. Séquestrée dans ce royaume, la vita poetica a pu s’y déployer en marge de la vita activa. Ses élocutions réifiées, plus proches des productions des artistes et des artisans que de la parole vivante des philosophes cherchant le vrai et des orateurs politiques parlementant sur la vie bonne, ont vécu et prospéré en résidence surveillée dans un palais d’inaction.

L’urgence de la situation oblige la littérature, à condition toutefois qu’elle puisse y faire quelque chose, à refaire le geste de Sartre réclamant contre les puristes de la chose littéraire « une littérature de la Praxis », agissante plus que produisante, se donnant pour fin un projet plutôt qu’un produit indexé sur sa pure valeur de jouissance, c’est-à-dire un être de forme pensé comme acte performant. Le retour au réel de la littérature des dernières décennies a préparé un terrain favorable à cette réforme. Mais ces écritures du réel s’intéressent encore avant tout à des réalités humaines. Le lien qu’elles prétendent renouer, au sortir du langage pur, entre les lettres et les hommes sont le dernier avatar de la grande tradition de l’humanisme européen que Sartre, au sortir de la guerre, entendait renouveler dans une littérature de la Praxis.

Le thème renaissant de la « dignité de l’homme » (dignitas homini) suppose une opération plus profonde qui est celle du « perfectionnement de l’homme » (perfectio hominis). C’est la magnifique formule du Livre du sage de Bovelles, si difficile à traduire : homo qui natura homo non homo es  – « Homme, toi qui, par nature, est homme et n’est pas homme » (Charles de Bovelles, Liber de sapiente, Édition de 1510, p. 147). L’homme naturel de Bovelles est à la fois « homme et non-homme » (homo non homo). Il est un homme en puissance et ne devient un homme en acte que par l’étude et la lecture de ces écrits qu’à ce titre on nomme les « humanités ». Celui qui créa l’homme, écrit Bovelles, voulut que cet « homme de la nature » (naturalis homo) fût parfait et parachevé dans l’« homme de la culture » (studiosus homo), le cultivé ou l’érudit — « Celui qui a produit l’homme naturel (naturalem hominem) […] l’a voulu ensuite magnifier, parfaire et parachever dans l’homme cultivé (studioso homine). » (Charles de Bovelles, Le Livre du sage, trad. Pierre Magnard, Vrin, 2010, p. 206). L’usage des Lettres comme méthode de séparation entre la nature et la culture, l’enrôlement des humanités dans une grande entreprise de relève et de sortie de la nature est le principe cardinal de la leçon humaniste. L’homme ne peut devenir lui-même qu’en transformant sa présence au monde en savoir sur le monde et en connaissance de soi. Il doit s’arracher à la création, qui le comprend et le contient en tant que créature parmi les créatures, pour la changer en objet de connaissance et la comprendre à son tour dans la distance verticale d’un savoir et d’une maîtrise. Au terme de cette ascension qui l’excepte des créatures, il doit opérer une ultime conversion et se détourner du monde pour ne plus se consacrer qu’à la culture et à la connaissance de lui-même : « C’est pour toi que le monde a été fait : méprise le monde pour jouir davantage de toi et davantage demeurer en toi » (Le Livre du sage, p. 203). Bovelles reprend et dédouble l’échelle des êtres de Raymond Sebond. L’homme y culmine doublement sur la gauche et sur la droite. Sur l’échelle des créatures, les degrés sont les suivants : la pierre n’a que l’existence (est), la plante est vivante (vivit), l’animal a le sentiment (sensit) et l’homme a l’intelligence (intellegit). L’homme domine la création, mais il ne s’agit encore que de l’homme naturel ou créaturel et sa position de surplomb n’empêche pas un continuum de l’échelle du vivant. C’est l’échelle ajoutée à droite, en miroir parfait de l’autre, qui ségrègue et excepte l’homme du reste de la création. Sur cette seconde échelle, comme l’écrivait Montaigne, sa présomption persuade l’homme de « se trier soi-même et séparer de la presse des autres créatures » (« Apologie de Raymond Sebond », Les Essais, éd. Marcel Conche, PUF, « Quadrige », 2004, p. 452). Il y est seul désormais, séparé du monde créé par une épaisse ligne d’encre. Il récapitule à lui seul, en lui-même et contre lui-même, l’échelle des créatures et, désormais solitaire, en recommence l’ascension : il dépasse le mélancolique, inerte comme une pierre (homo mineralis), dépasse l’homme goulu, esclave de la nourriture (homo vitalis), dépasse le luxurieux, soumis aux appétits sensibles (homo sensualis) et gravit le dernier degré où il trône, tel qu’en lui-même, absorbé dans la lecture d’un livre sur un pupitre (homo studiosus). Une première fois effacé dans l’échelle des créatures, le registre créaturel est de nouveau anéanti dans cette remontée de l’homme-pierre à l’homme-plante, de l’homme-plante à l’homme-bête et de l’homme-bête à l’homme de lettres, cette noble espèce de culture fortifiée dans sa solitude par l’étude des humanités. Au dernier degré de l’échelle, l’homme de gauche est « homo », illustré par un chevalier dont la noblesse est de naissance, autrement dit de nature — « Naissance » et « nature » dérivent tous deux du verbe nascor, qui signifie « naître ». Et l’homme de droite est « homo homo », deux fois homme ou homme en acte, parvenu grâce à l’étude des lettres au dernier degré de la perfectio hominis.

Cette leçon de l’humanisme, distinguant en l’homme un être de nature et un être de culture, et enrôlant l’usage des lettres dans la production du second et la péremption du premier, se retrouvent tout aussi bien dans La Situation de l’écrivain en 1947 que dans La Lettre de l’humanisme. La pratique de lecture, pour Sartre, et la culture philologique du langage ou de « la lettre comme telle », pour Heidegger, arrachent l’homme à son animalité, à la forêt de l’étant, à ses appétits sensibles. Dans la lecture, l’homme rejoint une communauté idéale de lecteurs et vit dans la « Cité des fins » d’une humanité libre. Dans le langage, l’homme ek-siste, s’arrache au règne du vivant, répond à l’injonction de l’Être, requis hors de la phusis. Que les lettres destinent l’homme à la Cité des fins ou à la clairière de l’Être, il s’agit dans les deux cas d’un exode qui le délivre des communs de la Nature et lui ouvre une Anti-Nature où il est seul à entrer.

Dans le contexte d’une réforme, la littérature telle qu’elle a été théorisée et pratiquée dans l’Occident moderne, comme fer de lance de l’humanisme et de la perfectio hominis, est donc à l’évidence une voie sans issue. La partie est-elle perdue ? Faut-il bâillonner les lettres qui fourniraient, depuis des siècles, le mortier le plus étanche aux maçonneries mentales de notre anthropocentrisme ? Avant de régler son sort à la pratique littéraire, examinons ses origines. Observons si, par hasard, elle n’aurait pas changé de cap à une époque précise et si sa fonction première, en amont de ce dévoiement, ne serait pas compatible avec la réforme des mœurs qu’il s’agit de provoquer.

Mythologie et littérature

La littérature est née dans le contexte des grands récits mythiques. Elle est née, plus exactement, d’une modification fonctionnelle de ces grands récits et d’une émancipation du contexte rituel dans lequel se déployait la parole mythique. Le muthos dont Aristote fait l’âme de la mimèsis avoue cette dérivation. C’est la sécularisation d’une pratique religieuse ou rituelle de la parole qui aurait donné naissance à la parole poétique. Examinons un instant, dans les peuples sans littérature, la fonction que remplit la parole mythique. Dans L’Invention de la culture, Roy Wagner défend la thèse selon laquelle les sociétés tribales opposent dialectiquement les pratiques de la vie quotidienne et les pratiques rituelles comme un jeu de relations contradictoires permettant à la fois la différenciation de la société humaine et son inscription dans l’espace indifférencié d’une totalité cosmologique. L’ensemble des pratiques et des comportements sociaux produisent des structures et des types de relation insistant sur la différence et la singularité humaine : ensemble de prescriptions et de proscriptions réglant les pratiques d’alliance, les relations entre les sexes et les échanges économiques aussi bien que la moralité et le système des valeurs de la communauté. Toutes ces pratiques expriment une puissance anthropomorphique ou anthropomorphisante dont la fonction est de produire une distinction stricte entre les modes de vie humains et l’âme indistincte du monde. Opposées à ces pratiques quotidiennes, les pratiques et les moments rituels abolissent une telle distinction et replongent l’existence humaine dans le temps indifférencié du mythe. Leur intention est « d’invalider le mode d’activité ordinaire, de façon à pouvoir révoquer l’état socialisé de l’homme et de réinstaurer l’ordre ’créatif’ premier des choses » (Roy Wagner, L’Invention de la culture [1975], Zones sensibles, 2014, p. 170-171). Les grands récits mythologiques accompagnent et commentent ces moments rituels dont la performance déshumanise les acteurs et les dépossède de leur identité sociale au profit d’un « moi non anthropomorphique » (a non anthropomorphic self) qui réactualise l’ancienne confusion entre vivants humains et non humains définissant le temps du mythe. Une telle alternance, en tant qu’elle insiste socialement sur les différenciations et valorise rituellement les confusions, permet un rééquilibrage cyclique des tensions contradictoires de la puissance anthopormorphique du social (ce que nous appelions la Cité) et de sa fusion déshumanisante dans l’âme cosmique indifférenciée (ce que nous appelions la Planète). Ressentie comme un danger pour l’existence sociale et les relations domestiques, la performance sacrée des récits mythologiques permet à la fois de consolider cette existence et ces relations et d’en circonscrire le déploiement dans des limites « profanes » d’un milieu social attentif à son inscription dans un ordre d’indifférenciation supérieure et plus archaïque. La parole mythique réinstitue ainsi de façon créative une distinction humaine que son invalidation rééquilibre.

Pour l’Occident, c’est le moment de l’enseignement socratique qui signe l’acte de naissance du récit littéraire et de la péremption de la fonction rituelle des récits mythologiques. Socrate eut deux grands disciples : Platon, le nerd ou le bon élève, qui enregistra verbatim les enseignements du maître ; et Aristote, le cool guy, qui bâtit son propre système sur la ruine de ses apories. Quand il exile les poètes hors des murs de sa République, Platon signe l’acte de naissance de la politique moderne : les récits mythiques ne participent plus à la création continuée de l’espace social et à sa réinvention cyclique. La Cité rompt les liens avec le muthos, se referme sur elle-même et construit un ordre social exclusivement humain. Ce faisant, la dialectique socratique procède à une réduction philosophique des récits mythologiques. Le mythe d’Er, le mythe de la caverne sont autant d’allégories qui arraisonnement l’ancien muthos et le soumettent à l’ordre philosophique. Quant aux poètes qui continuent à parler en langue mythologique, confondent les hommes et les dieux, donnent à ceux-ci des passions humaines et à ceux-là des ascendances divines, ils témoignent d’un désordre ancien que Platon frappe d’ostracisme. Aristote recueille ce muthos en exil et lui ouvre l’espace réservé de la Poétique. À la réduction philosophique du mythe entreprise par Socrate, il oppose la récupération poétique du mythe, qui s’émancipe de son contexte rituel pour fonder le domaine du récit littéraire. Ce domaine est une réserve au sens propre : un espace protégé où le muthos pourra mener une belle existence oisive, en résidence surveillée, à l’écart du logos humain dans sa double performance philosophique (la dialectique des penseurs) et politique (l’éloquence des orateurs).

Le tragique grec : Nature et Liberté

La Poétique témoigne encore du contexte rituel au sein duquel le muthos avait pris son origine et de la fonction dialectique qu’il remplissait dans ce contexte. Dans les termes de la définition aristotélicienne, le muthos de la tragédie doit provoquer dans son audience la terreur et la pitié, afin d’opérer la purification (catharsis) de ce type de passions. Avant d’être un divertissement, le spectacle tragique est donc une cérémonie rituelle qui doit purger les cœurs de ceux qui y assistent. L’office qu’elle remplit trahit ses origines religieuses. Le spectateur y éprouve à la fois un effroi divin (phobos) et un sentiment de pitié (eleos). Le premier de ces sentiments lui rappelle qu’il y a des dieux, c’est-à-dire des êtres supérieurs et un ordre supérieur dans lequelle sa vie est inscrite ; le second de ces sentiments lui rappelle qu’il est un homme, puisqu’il sent de la compassion envers les hommes qu’il voit souffrir. Cette double performance affective permet de tempérer dialectiquement à la fois la puissance destructrice de la Némésis divine et la démesure impie de l’Húbris humaine. Cette tempérance réciproque ou cette juste mesure cherchant un seuil d’indifférence entre ordre du monde et exception humaine – c’est-à-dire entre Nécessité et Liberté – est l’œuvre de la catharsis. Dans sa pénétrante analyse de la tragédie grecque, Schelling insiste sur cette unité profonde entre mythologie et expression artistique. La tragédie offre pour lui le modèle d’un lutte formidable, sans vainqueur ni vaincu, prononçant l’identité foncière (Zugleichsein) des termes opposés. La passion du héros tragique prononce l’égalité de la Nature et de la Liberté et refuse de se prononcer en faveur de l’une ou de l’autre : l’ordre du monde ne peut pas plus abolir la liberté humaine que la liberté humaine ne peut contrevenir à l’ordre divin et se soustraire au destin et à la nécessité.

Le lecteur moderne a souvent l’impression que ce qu’il arrive aux héros des tragédies grecques est injuste. Il a aussi l’impression que l’intrigue de ces tragédies est languissante et statique. Ces deux caractères relèvent d’un régime oublié et d’une préhistoire mythologique de la fiction occidentale. Née dans le contexte de rites religieux, le muthos tragique participe à l’institution d’un état d’équilibre qui réinscrit l’ordre humain dans un ordre universel. En tant qu’il n’est pas humain, ce dernier ordre n’est pas juste. Il est le monde tel qu’il est : la mesure de toutes choses, la dialectique absolue de la part des hommes et de la part des dieux. Si la Poétique d’Aristote témoigne de la préhistoire rituelle de la littérature occidentale, sa leçon entérine pourtant une modification essentielle et le recouvrement de cette préhistoire religieuse par un culte de l’intrigue bien faite et de l’œuvre littéraire, non plus comme acte rituel, mais comme produit bien fait. La performance cathartique du muthos se change en un art des péripéties et en une technique de l’intrigue. L’effroi divin (phobos) se transforme en un plaisir du suspense : cette « agréable inquiétude » n’a plus de fonction religieuse ; elle est purement opératoire et sans contenu spécifique. Tandis que l’ordre du monde s’efface avec le vieux phobos transformé en pure tension dramatique, l’intrigue se resserre toujours plus sur la représentation des actions humaines ou, comme le formule Aristote, sur des histoires d’hommes agissants.

Une première fois refoulée par Platon à l’extérieur de la République, la parole mythique comme telle se voit refoulée par Aristote à l’intérieur même de la Poétique où elle avait trouvé asile. Ustensile déconsacré, le muthos change de sens et ne signifie plus que l’histoire ou l’intrigue. En s’émancipant du régime mythologique et d’une pratique de rééquilibrage dialectique entre existence profane et contexte sacré, détachée d’un ordre du monde que leurs structures n’intègrent plus, la vie des sociétés entre dans l’histoire. Émancipée de ses origines rituelles et mythologiques, la littérature occidentale connaît la même évolution : elle devient un art du récit. Elle produit de belles histoires comme les sociétés humaines produisent du temps historique. Autant l’Histoire que les histoires se limitent au champ des actions des hommes. Des actions et des passions, en tant que les passions motivent leurs actions et les poussent à agir. Tandis que la parole mythique cimentait des sociétés « sans histoire », intégrées dialectiquement à l’ordre divin du monde, la parole littéraire cimente des sociétés historiques, émancipées de cet ordre, repliées sur la culture et sur les monologues de leur humanité.

La Parabole de Cauterets

Un exemple, en guise d’apologue. Au cœur du XVIe siècle paraît un des fleurons de la Renaissance française : l’Heptameron de Marguerite de Navarre. L’ouvrage emprunte autant au Decameron de Boccace qu’il se démarque de son modèle exclusivement profane. L’histoire commence par un déluge. Un orage d’une violence exceptionnelle s’abat sur les Hautes-Pyrénées. Les villégiants de la station thermale de Cauterets se retrouvent isolés du reste du monde par la crue des rivières. Un groupe de dix personnages se réfugie dans l’abbaye de Sarrance, sur les hauteurs des montagnes, et y attend la décrue. Afin de ne pas mourir d’ennui, ils décident d’un programme : les matinées seront consacrées à la lecture d’un passage des Écritures ; les après-midis seront consacrées au récit d’histoires racontées à tour de rôle. Absente du modèle de Boccace, cette disjonction latente entre commentaire de textes sacrés et production de récits profanes peut aisément être lue comme un dispositif symbolique. Le programme des matinées ne donne lieu qu’à de brèves allusions générales dans le prélude de chaque journée. Composé des seules histoires de l’après-midi, l’Heptameron institue l’espace de la littérature occidentale moderne comme un espace profane émancipé de l’ordre divin et obtenu par l’ablation de cette pars dei du muthos archaïque. Les fidèles écoutant les sermons de la matinée sont des « créatures » prises dans l’ordre universel de la création divine. Les conteurs de l’après-midi sont des hommes et des femmes racontant des histoires d’hommes et de femmes et produisant un ordre social et culturel au gré de leurs disputes sur le rapport des sexes, les pratiques amoureuses et les conflits de valeurs cimentant l’existence civile. L’Heptameron ressemble en cela à un laboratoire culturel, un protocole expérimental de civilité humaine mené en milieu naturel par une dizaine de spécialistes dans un paysage ébranlé par les désordres de la nature. À peine la « salutaire pâture » des sermons de la matinée donne-elle aux devisants l’amour et la nostalgie d’une « heureuse vie » menée dans le désert de ces montagnes empreintes d’un silence religieux. Ce fantôme d’une autre existence demeure un rêve impossible et le souvenir que doivent oublier à la fois la vie sociale des hommes ne vivant qu’entre eux et la culture littéraire qui cimente cette vie en polissant l’exception de ses us et coutumes. Marguerite, dans ses Prisons, aura beau nous mettre en garde, comme « dommageable » à l’âme, contre la « prison » des livres et songer avec tristesse à en détruire la beauté, les pages de son Heptameron n’en ont pas moins bâti cette prison dorée de notre littérature et de notre humanisme.

Littérature et écologie

Le récit occidental souffre d’un membre fantôme. L’épisode climatique extrême sur lequel s’ouvre l’Heptameron, parce que nous le lisons depuis notre propre situation et parce que ce sont les effets de notre propre puissance que nous lisons désormais dans les désordres climatiques, nous invite à revenir en amont de la disjonction que son auteur institue entre le texte absent des matinées du livre et le texte donné à lire de ses longues après-midis. Pour que la littérature puisse œuvrer à la réforme des modes de vie occidentaux, il lui faudra se reconjoindre à cette moitié fantôme dont le muthos s’est amputé en migrant de la sphère du rituel vers la sphère du littéraire. Elle devra ressusciter le spectre de son inscription dans un réseau de puissances qui sont autant de conflits et de récits concurrents. L’exemple de l’Heptameron n’est peut-être pas le meilleur. Chez Marguerite de Navarre, la disjonction entre discours religieux et récit profane reproduit la disjonction opérant, à l’intérieur même du discours religieux, entre l’ordre de la création et l’ordre de la rédemption, c’est-à-dire entre le monde naturel et les destinées surnaturelles de l’homme. L’humain, à tous les niveaux, se donne comme une exception empêchant une relation authentique entre nature et culture – entre la Cité et la Planète, entre la société des hommes et le monde du vivant. La réforme de nos récits suppose donc de resituer la sphère des actions humaines au sein d’une autre forme de religiosité, plus proche de la religion naturelle des peuples premiers ou du sentiment tragique des Grecs. Peut-être plus relationnel que proprement religieux, ce nouveau contexte littéraire devra empêcher que l’indéniable singularité de l’expérience humaine n’absolve l’humanité de la richesse des liens qui la rattachent à la terre et l’apparentent aux terrestres. Comme la rééducation esthétique du genre humain à laquelle Schiller invitait l’Europe, cette entreprise de décolonisation du récit occidental est une tâche « pour plus d’un siècle » : la monoculture de l’humain doit se rouvrir aux conflits et aux symbioses du vivant, à la prudence des milieux, à la sagesse polythéiste d’habitats peuplés de puissances. Une écologie du récit – ou décologie du récit – exige cette réforme.


Ce texte est la version augmentée de la vidéo « Pourquoi un Master Écopoétique et création ? » présentant les enjeux épistémologiques de cette formation à distance (Aix-Marseille Université, label A*Midex) dont Diacritik est partenaire, en particulier au sein de sa rubrique Ecocritik.

Bien des réflexions esquissées dans les lignes qui précédent sont le fruit de discussions avec les étudiant.es de cette première promotion de master : Alexandre, Chloé, Christine, Eleonor, Estelle, Joyce, Julia, Karen, Lise, Marie, Naïma, Nathalie, Oiara, Paule, Sandra, Thibaut, Valérie, Yoko, soyez remercié.es.