POÉSIE OU MOURIR : Volodine ou la nécessité du verbe en temps de guerre (Frères Sorcières)

Volodine, Frères sorcières © éditions du Seuil

Entrer en Volodinie fait toujours quelque chose. Faire théâtre ou mourir, en voila un sacré dilemme. C’est qu’on est dans le monde complexe du post-exotisme, et que parfois il n’y fait pas bon vivre : la violence, la guerre, la violence encore. Pourquoi vivre une vie de misère, quand tout vous nuit et conspire à vous nuire ? Peut-être parce qu’il y a en vous cette voix qui parle. Cette voix est bizarre, étrange, elle n’est pas à vous mais vous donne une force qui vous dépasse. Peut-être même que parler vous fera oublier votre mort.

Frères Sorcières, après la somme qu’avait été Terminus Radieux, n’est pas à proprement parler un roman ; ce sont des entrevoûtes. « Le terme d’entrevoûte est un terme heureux. Il suggère des pratiques magiques, un envoûtement et, en même temps, une intimité musicale, faite d’onirisme entrecroisé, de réciprocité et de partage ». Et précisons aussi : « Lire un recueil d’entrevoûtes renforce la certitude post exotique qu’on est entre soi, loin des dogues loquaces, des propagandistes et des amuseurs millionnaires ». En d’autres termes vous avez entre les mains un livre qui n’a rien à voir avec les faisanderies habituelles. Une fois passée la porte noire de ces enfers fabuleux, il n’y a pas de retour. Ce n’est pas plus mal : les bons livres sont là aussi pour secouer les lecteurs, leur faire froncer les sourcils, pourquoi pas friser quelques moustaches. Chez Volodine non seulement la moustache frise, les cheveux se dressent, la sueur perle, la pupille se dilate, et on peut imaginer d’autres phénomènes du même acabit qu’on vous laisse trouver tout seul. Vous êtes prévenus.

La puissance de l’univers fictionnel de Volodine renouvelle sa force et sa forme dans ses trois récits, ces trois voix fictionnelles qui sont autant de manières de prendre corps dans le verbe. Mais à la manière post-exotique. Le thème ? Du devenir de la poésie en temps de guerre.

C’est d’abord une femme, Éliane Schubert, comédienne itinérante dans les steppes arides, bientôt esclave d’une troupe de bandits de grands chemins. En elle parlent des voix venues d’un fond immémorial, des litanies de phrases, tantôt hurlées, tantôt murmurées, comme une prière d’avant la prière. Ces voix sont le seul secours devant la barbarie du monde. Dans la deuxième partie du texte, ces voix s’émancipent et donnent lieu à un cantopéra. Elles construisent un univers étrange et fabuleux. Elles semblent être le manuel de survie des combattants sans visages, le manuscrit oublié d’une civilisation bizarre. Enfin survient une longue phrase d’une centaine de pages, qui serpente dans l’espace noir et suit un étrange personnage dont on ne sait pas bien ce qu’il est. Mais il se métamorphose, et montre d’étranges pouvoirs, et il tue et meurt et revit et on ne sait pas très bien ce qu’il fait. Mais on nous le raconte avec une verve parfois si drôle qu’on ne sait plus très bien, finalement, ce que l’on lit.

Ce qui domine dans la lecture de ce livre, c’est d’abord la force de frappe de la phrase volodinienne et l’étrangeté saisissante de sa fiction. Le procédé narratif qui gouverne le premier récit semble être bien connu aux lecteurs du post-exotisme : c’est l’interrogatoire. Sauf qu’il est ici différent ; la voix atone qui presse Éliane Schubert de faire son récit se tient entre le contradicteur d’Enfance de Sarraute et un correcteur sans empathie. Tout écrivain devrait s’inspirer de cette méthode de composition : « Pas de considérations pathétiques. Synthétisez pour commencer. Quelques lumières sur votre enfance. » On a connu plus sympathique. Mais la technique est diablement opérante pour aller à l’essentiel. Ce que provoque aussi cette méthode, c’est une grande efficacité romanesque et dramatique du récit, qui saisit le lecteur à la gorge. Le suspens n’est pas ce à quoi les lecteurs de Volodine sont habitués, et pourtant il est bien là, présent dans la mécanique narrative, il nous tient en haleine parce que c’est une question, en fait, de vie et de mort. Comment Éliane Schubert va-t-elle mourir, ou réussir à survivre ? Comment peut donc finir pareille histoire ? On n’en dit pas trop, sous peine de représailles de la part de quelques polices politiques, mais disons qu’on retrouve une chute finalement assez typique de l’univers post-exotique ; simplement nous ne l’avions peut-être pas vu venir, et cela parce que la mécanique du récit ne retombe pas. Ce premier récit, en plus d’être efficace, est noir ; tragique comme une mort dramatisée. Il n’y a pas cet humour dont ne se privera pas le narrateur de la troisième partie. Ici, la violence est réelle, crue, tempérée seulement par cette présence de cette poésie indélébile, obscure et pourtant rassurante.

AVANCE JUSQU’AU SEIZIÈME SANGLOT !
AVEC FRACAS AVANCE JUSQU’AU SANGLOT NUMBER SEIZE !

Les Vociférations qui constituent la deuxième partie rappellent les Slogans de Maria Soudaïeva, sortis à l’Olivier en 2004, bizarre affaire de traduction ou de mystification post-exotique – nul ne le sait. Ils reproduisent en tout cas le même procédé.
Plus encore que le reste du livre, ces phrases en capitales exorbitées, remplies d’impératifs saugrenus et de combinaisons verbales inattendues, surprennent. Comment les lire et les comprendre, si ce n’est en acceptant de se laisser gagner par le rythme syncopée de cette poésie barbare et douce pourtant. Une chose est sûre, on ne lit ça nulle part ailleurs, et un souffle d’étrangeté nous saisit.

SI TU TE SENS FRÉMIR, MEURS, AVANCE, FRAPPE !
LA MORT PLUTÔT QU’UN DEUXIÈME FRÉMISSEMENT !
PETITE SŒUR, AVANCE SANS FRÉMIR, AVANCE, FRAPPE !

Sed nox, dura nox, tel est le titre de la dernière partie, qui reprend le titre d’un texte bref que Volodine avait publié dans Les Cahiers du Schibboleth en 1987. La nuit est dure, mais c’est la nuit : déjà tout un programme qui se dit dans ce pastiche de la formule latine sed lex, dura lex, et qui se vérifie dans cette longue plongée dans l’espace noir. On croirait même parfois se retrouver dans l’Automne du Patriarche : ici ce n’est pas un vieux dictateur qui prend des libertés avec la réalité, mais une sorte de mauvais génie aux pouvoirs magiques, un « thaumaturge » qui se répand comme le despote de García Márquez dans un long corridor verbal. Plus que l’exercice de style, qui n’en est pas vraiment un d’ailleurs, c’est la liberté d’écriture qui domine cette partie : l’humour du désastre y est absurde, corrosif, voire même franchement poilant, et on se dit parfois qu’il est un peu fou, celui qui a écrit ça, mais puisqu’on rit silencieusement dans le noir, c’est qu’il a réussi son coup. Et pourtant on viole, on tue, on meurt, dans cet espace noir, on s’y fait découper, les gens vous prennent pour de la viande quand vous passez près d’eux, on se combat à coup de sortilèges nauséeux et on s’invective dans la poésie sloganesque des mauvais mages. Mais le procédé, encore une fois, fonctionne parce qu’il n’est pas gratuit, mais efficace : la densité de la phrase crée une épaisseur du texte, une richesse, qui fait que notre intérêt grandit pour ses combats et métamorphoses d’un monde pas si différent du nôtre – ou peut-être franchement différent, de toute façon on n’aimerait pas y vivre.

Le recueil qu’est Frères Sorcières souligne finalement le caractère malléable de la forme post-exotique. Volodine a quelque chose d’un caméléon bigarré qui réinvente les formes que peut revêtir la fiction, tout en gardant entre ses récits un air de camaraderie qui les relie. Cette violence de la fiction a pour contrepoint une croyance partagée entre lecteur et auteur, la croyance en une communauté rendue possible par la littérature, ces phrases que l’on s’échange du coin des lèvres, lorsqu’il ne reste plus que ça – comme si par exemple, mais c’est un exemple, vous étiez dans le camp de concentration de Dachau, ou de Buchenwald, et que vous aviez pour nom, disons, Robert Antelme, et que soudain quelqu’un montait sur un tréteau, improbable théâtre de fortune, pour réciter une étrange litanie, « comme s’il avait eu à dire l’une des choses les plus rares, les plus secrètes qu’il lui fût jamais arrivé d’exprimer », et que dans le gris et le noir de votre vie vous entendiez alors : Heureux qui comme Ulysse. Voilà la scène que rejoue chaque fiction du post-exotisme, en partageant cette confiance, naïve et si pragmatique, en la voix humaine. Le lecteur qui apprécie d’être déboussolé par la lecture d’un livre est alors heureux de retrouver une voix chère, une voix amie, qui l’entraîne chaque fois dans des chemins étranges.

On peut aimer Volodine par la manière dont il justifie la littérature. La poésie ? Nécessaire pour survivre. Le suspens ? Celui de savoir si l’on va vivre ou pas. On ne connaît pas raison plus première à ces questions-là. Quand la figure terrible de Volodine, ou de Bassmann — ne s’appelle-t-il pas aussi Draeger ? Mais alors qui est ce Kronauer… — quand ce visage immémorial, pareil à la suie des mauvais rêves, présente ses yeux bleus acier, on prend peur, mais alors sa voix se module et son visage se transforme, il devient théâtre et voix et corps, il compose « une attitude face au monde qui nous consolait d’être des miséreux de la parole et du geste ».

Antoine Volodine, Frères Sorcières, éditions du Seuil, janvier 2019, 304 p. 20 € — Lire un extrait