1.
Voici un livre – il est heureusement pas le seul – qui ne se laisse pas facilement découvrir dématérialisé. Les éditeurs ont pris l’habitude d’envoyer des fichiers numériques afin que les lecteurs susceptibles d’en rendre compte puissent prendre connaissance de tel ou tel ouvrage avant qu’il ne soit imprimé. C’est pratique, ça ne coûte pas cher et ça ne s’égare pas en chemin. Mais, si la lecture d’un ordinaire roman (disons, de ceux qui ne jouent pas avec la mise en page ou la typographie), d’un essai, d’une biographie, bref : d’une prose quelconque, devrait pouvoir se faire sans grande perte sur une liseuse ou un écran d’ordinateur, il n’en est rien pour la poésie, les livres d’art ou les bandes dessinées. ABCD de la typographie est un de ces livres, dont on devrait reproduire la manière dont Jean-Christophe Menu (concepteur graphique de l’ouvrage) a composé son titre, à chaque fois qu’il nous est nécessaire de le nommer. On ne le fera pas ici, n’étant pas outillé pour cela, on ne pourra qu’en montrer l’image.

Donc, afin de ne pas prendre trop de retard, j’ai d’abord ouvert ce livre sur l’écran de mon ordinateur, ne pouvant le découvrir que par fragments, devant en agrandir des détails puisqu’il est impossible, sauf à perdre la compréhension du texte, de percevoir avec clarté l’entièreté des pages (et ne parlons pas des doubles pages). Un changement d’échelle permet de saisir le sens, et même, en exagérant le pourcentage de l’agrandissement, de percevoir le dépôt manuscrit de chaque signe, de chaque trait (mais méfiance…, impossible de plonger véritablement dedans, de ressentir l’intimité du geste d’écriture). Mais pas la forme – ce qui fait le prix de l’“objet livre”. L’ayant finalement eu en main, confrontant aussitôt sa matérialité avec ce que la mémoire avait conservé de cette première lecture dématérialisée, le redécouvrant à sa très concrète échelle, il m’a été enfin possible d’établir avec lui un rapport plus juste, plus précis, ouvrant une autre perception – et pas seulement par la qualité de l’impression, le choix du papier, l’odeur de l’encre, le plaisir du toucher, la surprise de découvrir que le dos ne reproduit pas le nom de l’auteur, le titre et celui de l’éditeur comme il est d’usage, mais un alphabet poly-policé. C’est peut-être en premier lieu le format (190 x 260) qui a créé une surprise. Pourquoi ? Peut-être parce que celui de La Petite Bédéthèque des savoirs (ou BDTK, collection créée par David Vandermeulen et Nathalie Van Campenhoudt aux Éditions du Lombard), qui a été (et est toujours) à la pointe de ce genre de projets, à la fois didactiques et ludiques, reste solidement ancré dans ma tête. La BDTK se déploie selon un format quasiment de poche (130 x 190 – soit la moitié de celui de cet ABCD). On y reviendra.
Après avoir publié en 2008 (aux éditions Atelier Perrousseaux) un Guide Pratique de choix Typographique, David Rault a eu l’idée de ce nouvel ouvrage, intitulé ABCD de la typographie, en a organisé le déroulement sur un peu plus d’une centaine de pages, et en a écrit les textes. On nous informe qu’il est né en 1973 et qu’“il anime régulièrement ateliers et conférences sur la typographie. Il a écrit des monographies sur Roger Excoffon, Jean Alessandrini (qui signe la préface de cet ABCD) et Jean-François Porchez”. Les amateurs d’ouvrages singuliers se souviennent qu’il a aussi réalisé une suite de portraits photographiques publiée à L’Apocalypse (la maison d’édition de Jean-Christophe Menu) sous le titre Comicscope. À leur sujet, Pacôme Thiellement avait très justement décelé que ces portraits (très noirs, voire charbonneux) “nous montrent quels seront les traits de notre visage lorsque nous reviendrons encore tourbillonnant d’entre les ombres”.
David Rault note dans la présentation de son dernier livre qu’“Internet est composé à 95% de typographie”. Il ajoute avoir eu le désir de “scénariser un livre de bande dessinée sur l’histoire de la typographie latine, le premier au monde, et donc apporter cette connaissance primordiale d’un pan gigantesque de notre culture occidentale à un nouveau public”. Manière de dire qu’on ne s’était adressé jusque-là qu’à des spécialistes ou des amateurs éclairés. Cette fois, il s’agit de faire passer aux lectrices et lecteurs de bonne volonté, via le médium adéquat, cette prodigieuse histoire qui démarre 3500 ans avant notre ère. La bande dessinée serait-elle la meilleure forme pour combler tel ou tel manque ? Après tout, c’est possible. En tout cas, c’est dans l’air du temps.
Si le format de cet ABCD de la typographie est double de celui de la Petite Bédéthèque des Savoirs, sa pagination est aussi un peu plus importante (128 pages). Mais une des différences les plus notables vient du fait d’avoir convoqué, non un unique dessinateur, mais une pluralité : onze, pour être précis (c’est un nombre premier – et non des moindres ; il est notamment celui des intervalles de la gamme tempérée), chacun ayant en charge un chapitre de six planches. Vous en voulez la liste ? La voici : Seyhan Argun, Aseyn, François Ayroles, Hervé Bourhis, Alexandre Clérisse, Olivier Deloye, Libon, Delphine Panique, Jake Raynal, Anne Simon, Singeon – du beau monde… Autrement dit, il n’y a pas unité stylistique – du moins visuellement –, les différences entre les dessinateurs et dessinatrices étant parfois très marquées, passant du plus réaliste, côté représentation, au plus transgressif sur ce plan (intéressant de noter que, plus on s’approche des temps modernes, plus la lettre envahit l’espace). Comme il s’agit de faire passer quelque chose de savant, de manière amusante, lorgnant vers un public plutôt jeune, même si le chantier semble ouvert à tous, on s’y promène comme dans un atelier spatio-temporel non dépourvu de tout confort. L’habillage graphique de Jean-Christophe Menu n’y est pas pour rien : à la fois sobre et joyeux, inventif et classique, finalement, sans esbroufe et particulièrement savoureux (on sent le plaisir de jouer avec les lettres, avec les chiffres, avec l’imprimerie – quiconque connaît son travail, et d’autant plus, si de longue date, n’en sera pas surpris).
La typographie, ce domaine très réservé et pourtant ô combien courant dans notre quotidien, revient régulièrement à l’ordre du jour dans les médias. Je me permets de renvoyer à une série de travaux réalisés pour France Culture en 2014 en écho à une série d’animations réalisées par Thomas Sipp (12 x 2’30), traitant chacune d’une police de caractères plus ou moins fameuse (Times, Futura, Bodoni, Garamond, etc., jusqu’au très décrié Comics Sans). Dans une émission intitulée Doc Typo, diffusée le 27 novembre 2014, Jean-Christophe Menu intervenait dans les locaux de l’atelier de production ON/OFF d’Étienne Robial en compagnie de Philippe Ghielmetti : formidable trio d’inventeurs en ce domaine (Robial est d’ailleurs cité deux fois dans le livre de David Rault – notons que France Culture vient de lui consacrer une semaine d’entretiens dans le cadre d’À voix nue). En ces temps (plus que récents – c’était il y a quatre ans) où l’usage du plomb, des casses et de tout l’appareillage des imprimeries typo ne survit plus que pour mémoire, où l’usage de l’ordinateur est devenu de règle, ce qui n’empêche pas les jeunes créateurs de caractères typographiques de les esquisser d’abord à la main et au crayon, avant de les scanner et de les retravailler avec divers logiciels, on traversait en tous sens, micros en main, les locaux de L’Atelier National de Recherche Typographique de Nancy (dont le directeur, Thomas Huot-Marchand, nous affirmait très justement qu’“Il y a finalement pas tant d’objets, dans notre environnement immédiat, qui ont 500 ans et qui n’ont jamais cessé d’être utilisés, sans devenir obsolètes. C’est le cas des caractères typographiques”).

Une seconde émission, diffusée le même jour quelques heures plus tard, titrée Balade en typographie, était née d’un projet quelque peu différent (marquant la différence entre documentaire et essai radiophonique) : il s’agissait d’accomplir – en compagnie d’“artistes de la lettre” comme Frank Adebiaye, François Ayroles (présent dans l’ABCD), Jocelyn Cottencin, Jochen Gerner, Fanette Mellier et Pierre di Scuillo – une exploration en tous sens, selon les divers tempi d’une balade, du caractère intime que les créateurs en typographie entretiennent avec la lettre et les mots, de la mise en page de signes qu’ils inventent ou transforment, et des modes de projection ou d’accrochage dans l’espace de caractères lisibles ou illisibles, afin de composer des poèmes, des événements, des affiches, des livres… En quoi ce travail est-il un art, et pas seulement un artisanat, même furieux ? En quoi la main a-t-elle encore son mot à dire ? Ce sont quelques-unes des questions qui se posent encore et toujours au regard des créations visuelles (mais pas seulement) de ces chercheurs en typographie. On parle de “lettres personnages”, de ressenti, de passion, de précision (et non de virtuosité), de respiration, d’abstraction et de figuration, de théâtre de rue et d’expériences de l’intériorité, de “matières papier” et de lumières, de détournement et de fidélité… On entend, comme en souvenir, les sons de machines devenues peu à peu obsolètes…
On voit bien qu’il y a quelque chose d’irréductiblement vivant en ce domaine. On sent qu’on en aura jamais fini d’en conter tant l’Histoire que les histoires qui lui sont attachées. On saisit (si on n’est pas irréductible au genre) que la bande dessinée pourrait être effectivement un bon moyen de faire passer, non un message, mais les impressions anciennes, en cours, ou en devenir, d’innombrables alphabets conçus au cours du temps dont nombre sont encore et toujours utilisés, quitte à devoir subir quelques petits arrangements parfois bienvenus (mais hélas aussi malvenus – j’entends encore la voix de Jérôme Peignot se lamentant devant la contrefaçon baptisée Apple Garamond).
Les dessinateurs de cet ABCD auraient pu ne reproduire les caractères typographiques qu’en les copiant/collant sur leurs planches (modernisation du letraset) ; mais beaucoup d’entre eux se sont amusés à les reproduire à la plume ou au pinceau, imitant leur forme de manière forcément approximative, même chez les plus virtuoses du trait. Cette alliance de reprises, comme ayant toujours un corps de plomb (sinon du plomb dans l’aile), et d’imitations dessinées à main levée donne à cet ouvrage une étrange saveur : celle d’un mélange, certes plus réussi sur certaines pages que d’autres (mon propos étant davantage d’encourager à lire l’ensemble que de hiérarchiser les détails, je ne commettrai pas ici le moindre jugement sur la valeur de tel ou tel dessinateur/trice – même s’il y en a d’excellents ; même s’il ne faudrait pas trop me pousser pour proposer qu’à la relecture, Anne Simon pourrait prétendre être l’auteure du chapitre le plus réjouissant, graphiquement, de cet ABCD).

En résumé, un livre, certes inégal, mais instructif et bien emballé, donc recommandable, venant à point pour répondre au désir des amateurs d’en savoir plus sur “ces lettres qu’on lit sans les voir, sur ces alphabets qui nous sont familiers à force de les rencontrer dans la rue, dans les journaux, sur les publicités, les emballages, les écrans de nos smartphones ; ces amis intimes à propos desquels, en fin de compte, on ignore à peu près tout.”
2.
En moins de trois ans, La Petite Bédéthèque des Savoirs aura publié 26 ouvrages. On reviendra un autre jour sur l’histoire de cette collection initiée par David Vandermeulen et Nathalie Van Campenhoudt aux éditions du Lombard, ne serait-ce que parce qu’elle touche à sa fin, du moins en ce qui concerne le travail – impressionnant – des deux susnommés. Un petit miracle, si on veut, d’avoir su concilier diverses exigences – de contenu, de qualité graphique –, tout en s’adressant au public le plus large qui soit. Si certains sujets, bien dans l’air du temps, ont obtenu de beaux succès de librairie, d’autres se sont avérés plus risqués, mais la direction éditoriale a, envers et contre tous parfois, maintenu le cap et on ne peut que s’en réjouir. Pour chaque volume, David Vandermeulen rédige un avant-propos fouillé, aussi personnel qu’érudit (il est, et reste d’abord lui-même, un auteur). Quelques volumes sous sa responsabilité – apparemment un quartet – sont encore à paraître : Homo-sapiens (Antoine Balzeau & Pierre Bailly), Burn-out (Danièle Linhart & Zoé Thouron), Les Roms (Sarah Carmona & Jeff Pourquié), L’Anarchie (Véronique Bergen & Winshluss – joli final !).
Ces six derniers mois, quatre nouveaux numéros de cette collection sont parus, examinons-les rapidement :
Naissance de la Bible de Thomas Römer et Léonie Bischoff porte le n°23 (nombre premier). Il fait partie des projets traités de manière très – trop ? – “classique’”, tant sur le fond que sur la forme, ce qui n’empêchera pas le lecteur de la traverser avec plaisir. Sa lecture requiert du temps, cette BDTK ne se laissant pas dévorer comme c’est hélas trop souvent le cas en bande dessinée (combien de fois ai-je entendu dire : “mais comme ça se lit vite, à peine ouvert, c’est déjà fini !”). Römer est philologue. Le Collège de France lui a ouvert une nouvelle chaire dite des “Milieux bibliques”. Une des forces de ce petit livre est de mettre en évidence à quel point toute lecture littérale de la Bible est trompeuse. Et donc d’en faire un “livre ouvert”, si on veut : le contraire d’un “livre de recettes”. Comme l’écrit Thomas Römer, “Je mets quiconque au défi de faire une lecture intégrale, fondamentaliste, littéraliste, soit de la Bible, soit du Coran. C’est impossible, car d’une part, les textes se contredisent, et d’autre part, il faudrait régresser dans une autre civilisation, réintroduire l’esclavage, la peine de mort, la polygamie, l’inégalité homme/femme, abolir la démocratie…”
Crédulités & rumeurs de Gérald Bronner et Jean-Paul Krassinsky porte le n°24 (deux fois douze). Il se déroule sous forme de dialogue entre deux jeunes amis de tempérament opposé, le plus sérieux des deux faisant la leçon à l’autre (qui se montre progressivement ravi de la recevoir – fraternellement). Le style graphique est “jeune et enlevé”. Les planches sont pleine page (pas de marge). On voit bien à qui ça s’adresse, même si la crédulité, les tendances au complotisme (au conspirationnisme), sont partagées par toutes couches d’âge de la population. Une fois de plus, la lecture s’avère salutaire, ça débroussaille, et la leçon, nullement édifiée avec morgue, voire mépris, par une autorité supérieure, est tout sauf cuistre. Belle réplique de l’incrédule : “La bonne nouvelle, c’est que cette mélancolie que tu ressens est peut-être l’étape ultime pour faire ta déclaration d’indépendance mentale.” Quid de plus lucide qu’un mélancolique en effet ? Peter Handke a dit : “vive les illusions ! Car elles nous mettent en chemin.” Mais tout le monde n’est pas Handke. Aussi faut-il désillusionner les trop crédules. Et laisser les histoires de complot aux mains des écrivains et cinéastes (Borges, Rivette – par exemple).
Le grand banditisme de Jérôme Pierrat et David B. porte le n°25 (cinq au carré). On le lit différemment des deux précédents pour de multiples raisons. Notamment parce que le dessinateur est un des plus marquants de notre époque – un de ceux qui ont réinventé la bande dessinée à partir des années 1990, lui rendant hommage à chaque case tout en la déconstruisant. Depuis Le cheval blême (suite de récits de rêves) et L’Ascension du Haut-Mal (sommet de la bande dessinée autobiographique), le nom de David B. est devenu incontournable pour les amateurs d’un genre en veine d’émancipation. Et aussi un classique : quelqu’un qui s’inscrit dans une longue lignée de stylistes non coupés de l’exigence narrative. Le scénariste connaît aussi son affaire. Mais la contrainte d’extrême condensation qu’implique parfois cette collection de petit format dotée d’une pagination plus que raisonnable (56 pages cette fois – parfois c’est un peu plus) peut laisser les lecteurs sur leur faim, car cet ouvrage se lit beaucoup plus vite que les deux précédents. Mais, au fond, peut-être pas, finalement. Car le dessin retient davantage le regard, l’incitant régulièrement à faire quelques arrêts sur image.
Le Roman-photo de Jan Baetens et Clémentine Mélois porte le n°26 (deux fois treize). Le hasard m’a fait garder le meilleur pour la fin – enfin “meilleur”, au sens où c’est le plus libre, le plus travaillé, avec humour et intelligence, par l’idée de variation ; le plus poétique, tout en répondant, comme les autres, au cahier des charges de la collection : nous apprendre quelque chose d’utile de manière ingénieuse. Il est amusant de constater que ce sujet, dont on ne pourrait n’avoir pas grand-chose à faire, du moins si l’on n’est guère amateur du genre (clairement en perte de lectrices et de lecteurs, de nos jours), a déjà donné l’occasion cette année d’un volume exceptionnel aux Éditions Matière, Contrebandes Godard 1960-1968, que l’on a ici plus que chaudement recommandé (un des “livres de l’année”) ; sans oublier le travail remarquable des Éditions FLBLB qui nous aura, entre autres, procuré le plaisir de relire les roman-photo(s) d’Hara-Kiri des premiers temps, scénarisés par Gébé (avant que Wolinski ne prenne le relais). De Nous Deux, Intimité et toute la presse Cino Del Duca, aux expériences de Benoît Peeters et Marie-France Plissart (Droit de regards notamment, sur lequel Jacques Derrida a apposé quelques commentaires pertinents), il y a de la matière. Jan Baetens, par ailleurs poète, critique et chercheur (un des premiers, nous dit-on, à avoir fait du roman-photo un objet de recherches universitaire), nous éclaire sur cette affaire avec rigueur, sans jamais brimer sa partenaire graphiste, Clémentine Mélois, artiste Oulipienne, aussi à l’aise avec les mots qu’avec les images… Cette dernière en profite pour nous offrir le n° le plus drôle, le plus libre, voire le plus libertaire, de la BDTK – donc particulièrement indispensable, même si tous (où à peu près – ne comptez pas sur moi pour vous lâcher ici les titres des rares “dispensables” !) méritent le détour.
3.
Enfants de Paris 1939-1945, publié par Gallimard, est un ouvrage aussi simple, évident, qu’inattendu. Faisant dans les 1100 pages et montrant 1200 photographies de plaques commémoratives de la période 1939-1945 à Paris, ce “livre d’artiste” est signé par un des grands noms de la typographie et du graphisme contemporains, Philippe Apeloig. “La typographie appartient au monde du non-remarquable” nous dit-on, avant que le projet nous soit résumé ainsi : “Philippe Apeloig a commencé à s’intéresser à ces plaques commémoratives, il y a une quinzaine d’années. Il en existe plus de mille, un cas unique au monde. Il les a toutes recensées et photographiées, travail méticuleux qui reflète un regard obstiné sur la typographie présente dans le paysage urbain. Porter le regard des passants sur ces plaques, c’est les inviter à constater la présence des lettres sur les murs de la ville, les encourager à les regarder, à les lire et à se souvenir du prix de la liberté.”
Avant de commencer à examiner ce très exceptionnel “pavé”, apportons quelques informations au sujet de l’auteur, glanées sur son site internet : “Né à Paris en 1962, Philippe Apeloig a étudié à l’École supérieure des arts appliqués Duperré et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Au début des années 80, il a effectué deux stages à Amsterdam dans le studio Total Design où il s’intéresse particulièrement à la typographie. En 1985, il est engagé comme graphiste par le Musée d’Orsay. Puis, en 1988, il part à Los Angeles travailler avec April Greiman, pionnière du design informatique. En 1993, pensionnaire à Villa Médicis à Rome, il s’exerce au dessin de lettres. Ensuite, il rentre à Paris et crée son propre studio. Durant l’année 1993, il est le directeur artistique du magazine Le Jardin des Modes. De 1992 à 1998, il enseigne la typographie à l’Ensad. En 1998, retour aux États-Unis pour cinq ans. Il est recruté Full time faculty par la Cooper Union School of Art de New York, où il occupe aussi la position de conservateur du Herb Lubalin Study Center of Design and Typography. Nommé consultant artistique du musée du Louvre en 1997, il en devient le directeur artistique de 2003 à 2007. Il a créé les logotypes des Musées de France, du Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, de l’IUAV (Istituto Universitario di Architettura di Venezia) à Venise, du Théâtre du Châtelet, de la marque Puiforcat. En 2016 et en 2017, il crée l’identité visuelle du Festival de l’histoire de l’art à Fontainebleau. En 2013, le musée des Arts décoratifs à Paris lui a consacré sa première importante rétrospective : trente ans d’une carrière qu’il a mis pareillement en scène dans un livre, intitulé Typorama, publié à cette occasion. Enfin, il dessine des polices de caractères typographiques qui sont diffusées par la fonderie Nouvelle Noire.”
Livre s’adressant avant tout au regard, mais cependant accompagné de quelques textes introductifs (une cinquantaine de pages) qui nous offrent bien davantage que des informations pratiques au sujet de ce qui le compose pour l’essentiel, à savoir cette somme de 1200 images photographiques patiemment réalisées, “présentées selon un cadrage ni trop lointain, afin que l’on puisse les lire et les observer minutieusement, et ni trop serré, pour que toutes soient contextualisées, et que les images donnent toujours à voir des éléments de l’environnement des plaques, qui sont des objets qui passent comme inaperçus et qui sont pourtant bel et bien ancrés dans le paysage urbain.”
Le premier texte, de l’auteur, est en deux parties baptisées verso et recto. Verso est un essai autobiographique où Apeloig nous révèle être fils d’enfants cachés pendant la guerre, parce que juifs. Il y raconte brièvement l’histoire de sa famille, tout particulièrement celle de ses grands-parents, puis de sa mère “qui, voulant rendre hommage aux Justes qui l’ont accueillie elle et sa famille, a fait poser en 2004 une plaque commémorative dans le village où elle était cachée enfant : Châteaumeillant, un village du Cher, d’environ 2 000 habitants (plus de 3 000 dans les années quarante), situé non loin de Châteauroux et Bourges, où furent cachées une quarantaine de familles juives pendant l’Occupation allemande.” Avec ce bref récit, l’auteur nous révèle le processus qui l’a, lentement, mais sûrement, conduit à mûrir, puis à concrétiser ce projet de rassembler les images de plus d’un millier de plaques en place dans la capitale (certaines ont disparu ; d’autres ressurgiront – le livre n’est pas clos). Affaire d’héritage au sens le plus fort du terme – de transmission, si on veut, de passage de relais d’une génération à l’autre, marquant à que point cette histoire de famille aura compté dans la relation aiguë que Philippe Apeloig entretient avec la typographie (plus que d’une pratique, d’un métier, pourrait-on parler de mode de vie, d’engagement dans un monde où la mémoire est le carburant essentiel pour que le présent puisse se manifester au plus vif ? Car, au fond, le but de cet ouvrage est peut-être avant tout de redonner au présent ce que la force de l’habitude – la quotidienneté de rencontres ordinaires avec ces plaques – aurait pu enfouir dans le passé, encore proche, mais, de jour en jour de plus en plus lointain, jusqu’à les faire disparaître de notre champ de vision, et d’écoute).
La seconde partie intitulée Recto, toujours travaillée par des données autobiographiques, relie le vocabulaire de la typographie à ce qui fait récit dans cette affaire de plaques commémoratives, donc le savoir-faire au concret, la technique à la vie. Par exemple, le mot “corps” qui “est une mesure en points qui exprime la hauteur d’une lettre” provoque ce commentaire : “Les plaques ne sont pas des cimetières. Pas de tombe, pas de corps derrière ces inscriptions lapidaires”. Ou “Approche”, “espace défini, prévu à droite et à gauche des caractères, de façon à les positionner harmonieusement les uns par rapport aux autres”, suscite l’écriture de cette autre notation : “Les premières photos, prises au début des année 2000, trahissaient ma réserve à m’approcher des plaques qui m’impressionnaient”. “J’ai photographié les plaques de loin, me tenant à distance.” Ou encore, la notion de “chemin de fer” qui désigne “le fait de mettre côte à côte chaque page d’un document”, donc de visualiser l’ensemble d’un ouvrage d’un seul coup d’œil, ouvre un bref récit où il est question des gares parisiennes, des agents de la SNCF disparus ; et aussi de voies, de chemins, de directions : “En tant que points de fuite potentiels, les gares, mais aussi les trains, symbolisaient à la fois les espoirs d’évasion et la peur de l’arrestation.” Ou enfin, le mot “épreuve”, désignant les premiers essais d’impression que l’on pouvait encore corriger avant le bon à tirer définitif, renvoie à toutes ces épreuves subies pendant la guerre, et aussi à l’épreuve du temps, cette lutte contre la disparition, non des corps, mais de ces plaques, à la fois immortelles et fragiles.
Le deuxième texte, intitulé Voir et écouter les murs, a été rédigé, à la demande de Philippe Apeloig, par Danièle Cohn, professeur émérite d’esthétique et de philosophie de l’art à Paris 1. Mais de nature non strictement universitaire, il s’agit d’un texte littéraire, traversé lui aussi par des données autobiographiques. Il y est question des noms des rues en tant que “lettres blanches sur le fond bleu émaillé des plaques” et de l’oubli récurrent de qui fut à l’origine du choix de ces noms. Car une suite de noms peut nous mettre en chemin. Ou nous égarer. Elle cite Modiano ou Perec, chercheurs de traces. Ce Je me souviens – dans lequel “d’hier à aujourd’hui, les perspectives se brouillent” (Dora Bruder). Il serait tentant de citer de nombreuses lignes de ce bel essai, mais les mots ici nous sont comptés. Suivant cette enquête sur une enquête, on croise Benjamin et on pourrait imaginer y rencontrer Georges Didi-Huberman (qui a par ailleurs travaillé sur les ex-voto – ces formes votives qui “sont capables à la fois de disparaître pendant des temps très longs et de réapparaître quand on les attend le moins”). Résistance de l’inactuel, une fois de plus.
Quand je vais travailler à la Maison de la Radio, je passe inévitablement devant le lycée Molière. Page 853 est reproduite une plaque en souvenir des lycéen(ne)s mort(e)s en déportation : Irma Arnstein 17 ans, Jacqueline Feifer 16 ans, Georges Gutman 15 ans, Eliane Nahama 11 ans, Huguette Nehama 16 ans, Jeanine Stepanski 11 ans, Lucie Zaferman 16 ans. Me revient alors une jolie ligne du texte d’Apeloig intitulé Recto : “Les plaques sont des murmures, patinés par le temps et absorbés par le chaos visuel.”
Je tente de faire passer ici quelques indications, mais, une fois de plus, ce livre, il faut l’avoir en main, le saisir, le toucher, et ensuite, si on est parisien ou de passage, aller retrouver ce qu’il a rassemblé de la manière la plus exhaustive possible : ces plaques encore et toujours offertes à un regard qui ne serait pas blasé, qui accepterait de s’accorder avec le souvenir, qui aurait surtout le désir d’écouter ces murmures… Car, au fond, à traverser ce beau livre, l’oreille se met soudain aux aguets… Et, quand on le referme, c’est elle qui nous entraîne dans ces rues des vingt arrondissements de Paris où le meilleur cheminement pour exercer nos sens et nous frotter à l’idée de souvenir d’un perdu que nous n’aurions pas (ou si peu) connu, consisterait à nous laisser guider par le hasard. Car “des sous-sols jusqu’au toits, les plaques sont partout. Elles tissent la géographie et le relief de la ville. On en trouve dans les égouts, dans les couloirs du métro et jusqu’au sommet de la tour Eiffel…”
Et enfin, ce parcours dans la ville pourrait nous occasionner une magnifique découverte de la liberté typographique. Car “les plaques ne sont pas normées comme des panneaux de signalisation routière”. Pas de règle : “Les compositions apparaissent, au premier coup d’œil, conçues de manière conventionnelle, mais l’originalité du style, voire la liberté et la maladresse des choix typographiques, se distinguent après une observation minutieuse, à la loupe. La richesse du vocabulaire graphique se révèle alors exceptionnelle” – comme ce livre le devient lui-même, peu à peu, pour l’amateur de lettres et de murmures, de silences et de cris, de ce que la banalité peut apporter d’exceptionnel, d’Histoire et d’histoires…